André Malraux - Discours de Cendrieux du 13 mai 1972

 

... et ces seules ombres nocturnes dans Strasbourg pétrifiée,
qui étaient les vôtres.
Malraux

De Gaulle raconte dans le tome III de ses Mémoires de Guerre comment il s'est opposé à la décision d'Eisenhower d'abandonner Strasbourg à la suite de la contre-offensive allemande des Ardennes. C'est donc avec des troupes exclusivement françaises que de Lattre et lui organisent la défense de la ville. La brigade Alsace-Lorraine de Malraux fait partie du dispositif, mais on peut trouver bien décevante la maigre allusion que lui accorde le mémorialiste (p.181).

Voici donc, pour retrouver un peu de souffle épique, comment Malraux, après la mort du général et à peu d'années de la sienne, revient dans un discours crépusculaire sur l'épopée des maquis du Périgord et de cette Brigade Alsace-Lorraine qu'il a commandée en 1944-45.

Le colonel Berger, 1944


Voici donc, en face de moi, les mêmes bois que ceux qui virent le premier combat du premier maquis. Vous vous retrouvez, délégués des survivants et délégués des morts, délégués du courage en face de l’immense indifférence des arbres. Quand nous avons dû escorter vers le Panthéon le char qui emportait les cendres de Jean Moulin, il y avait un grand clair de lune et nous nous reconnaissions tous à sa vague clarté. Puis on a allumé les torches et nous avons distingué les cheveux blancs. Alors, nos enfants ont pris les torches et escorté les cendres dans le piétinement des chevaux de la garde qui présentait les armes et le reflet de la lune enchantée sur les sabres…

C’est à vos enfants que je dois dire aujourd’hui ce que vous avez fait. Croyez-moi : ce n’était pas si mal. Il y a assez de morts dans les cimetières et les bois qui nous entourent, pour que je puisse affirmer : vous vous êtes bien battus. Mais vous avez été plus que des combattants : vous avez été des témoins.

Qu’avions-nous à faire ? Organiser les unités qui, le jour venu, empêcheraient les Divisions allemandes, et d’abord les Divisions cuirassées, de rejoindre le front de Normandie. Si le général Eisenhower a exalté l’aide qu’il avait reçue de la Résistance française, ce n’est pas, à l’époque, en raison des combats directs que nous avons livrés, mais en raison de notre participation au plan d’ensemble du débarquement.

Ne nous vantons pas ; ne nous dédaignons pas non plus. En 1941, l’Etat-major allié ne pensait pas un instant que le poids des maquis pèserait dans la bataille. De l’armée française, que l’on avait tenue quelques années plus tôt pour la première du monde, il ne restait que le souvenir des nuages obliques faits de la poussière des armées vaincues et du pétrole en feu. Qu’auraient fait, dans nos bois de chênes nains ou dans les massifs du Vercors, ceux qui n’étaient plus que la France en haillons ? Ils ont fait ce qu’a fait le général De Gaulle : ils ont eu l’honneur de croire aux haillons.

Que l’on n’oublie pas ce que furent les premiers maquis ! Ils n’étaient pas les régiments de francs-tireurs de Saint-Marcel, du Vercors, ou ceux que nous-mêmes avons opposés à la Division Das-Reich. La lutte contre le travail obligatoire ne les avait pas encore peuplés, les premiers parachutages les avaient à peine armés. Quelques revolvers, quelques centaines d’hommes à quatre pattes dans les bois, un drapeau fait de trois mousselines nouées. Il y avait des Alsaciens, parce que beaucoup d’organisations d’Alsace étaient repliées sur les départements du centre. De tous ces hommes-là, on peut vraiment dire qu’ils ont maintenu la France avec leurs mains nues, l’immensité du givre sous la lune et les guetteurs à l’écoute des aboiements qui se rapprochaient quand avançaient par ici les troupes allemandes. Ils n’étaient rien de plus que les hommes du "non ", mais le "non" du maquisard obscur, collé à la terre pour sa première nuit de mort suffit à faire de ce pauvre type le compagnon de Jeanne et d’Antigone… L’esclave dit toujours "oui ".

Les maquis changèrent. Les nouveaux règlements du S.T.O. y amenèrent des hommes moins résolus, mais beaucoup plus nombreux. Les premiers maquisards avaient des âmes de légionnaires ; les derniers avaient des âmes de soldats, famille, mère, femme et parfois enfants. Plus nombreux chaque semaine, armés désormais par les parachutages qui se succédaient jusqu’à l'époque où commença le parachutage des bazookas, où les champignons multicolores qui descendaient du ciel nocturne n’apportèrent plus seulement nos misérables mitraillettes, mais les lance-torpilles qui allaient nous permettre de nous opposer aux chars. Un char dressé est certes une terrible bête ; mais pour un char dressé, un bazooka invisible est assez inquiétant : dans des régions où les armées alliées n’avaient pas encore pénétré, le maquis apportait le combat du sous-marin contre le cuirassé.

C’est alors que les nôtres apprennent l’existence des camps d’extermination et le développement de la torture. C’est aussi le temps où de gros insectes sourds qui se promènent sur les tubes lance-torpilles rendent difficile la visée, où tombent les branchettes coupées par les mitrailleuses, où vous commencez à accumuler les armes ennemies. Bientôt, ce sera la reddition de toutes les troupes allemandes de Corrèze, la première en zone sud. Leurs armes, vous le savez, sont au musée de Strasbourg ; les maquis, désormais, n’en manqueront plus.

Alors commence l’exécution du plan de "Fer", c’est à dire la destruction des moyens de communication entre le Midi de la France et des champs de bataille de Normandie, et la guérilla contre les divisions cuirassées qui, contraintes au transport par un chemin de fer à voie unique, seront décimées par l’aviation alliée. Nos maquis deviennent la Brigade Alsace-Lorraine. Vos maquisards accompagnent, pour la libération de l’Alsace, les Alsaciens qui ont combattu avec eux pour la libération de leur région, de ce village même. D’ici jusqu’à Stasbourg, c’est une belle et grande histoire que celle du chemin des Morts de cette fraternité. Les vôtres avaient une expérience de la forêt supérieure à celle de l’armée régulière ; c’est eux qui ont soutenu la 5ème division blindée, puis la 2ème de Leclerc. C’est eux qui ont combattu à Dannemarie. Alors, je voudrais parler de Dannemarie…

Toute la nuit, vos hommes ont attendu, couchés sur les champs de givre, pendant qu’à l’horizon brûlaient leurs fermes. A l’aube, ils ont attaqué les chars allemands à droite, pendant que la Légion les attaquait à gauche. Les clochards du maquis, ceux qui avaient combattu avec leurs mains nues, ceux qui chipaient les poulets, ceux qui avaient rejoint le front dans leurs convois de gazogènes, avançaient au lent pas historique de la Légion, résolus à servir de cible à l’égal des képis blancs héritiers de tant de guerres. Les files d’ambulance revenaient, dégorgeaient leurs blessés, et les messagers venaient demander des chefs de commandos pour remplacer ceux qui venaient de mourir. Déjà, les compagnies s’étaient dispersées pour l’attaque, sauf les réserves qui montaient au combat, et l'on ne voyait plus, à gauche, que des calots perdus dans les buissons, les champs et le givre et, à droite, quelques képis blancs. Les compagnies de réserve montaient à pas pesants, relativement à couvert, mais les tirailleurs qui avançaient avec leurs grenades antichars semblaient accompagner le pas des Légionnaires.

Les clochards d’Alsace, de Dordogne et de Corrèze, les vôtres, avançaient dans l’ombre des champs de Dannemarie, gorgés de sang depuis tant d’années. Les maquisards, rivaux de la plus célèbre troupe d’élite de l’armée française, avec l’ébranlement sourd qui avait été celui de la Garde…

Répétant ce que j’ai dit jadis, je vous en fais témoins en ce jour anniversaire, vous mes compagnons d’hier, qui vous serez peut-être mes compagnons éternels. Souvenez-vous de Victor Hugo :

" Pas un ne recula. Dormez morts héroïques ! … "

Dannemarie fut prise.

Puis il y eut la seconde bataille de Strasbourg, le retour des chars allemands, quelques soldats français et des CRS dans les collines, et ces seules ombres nocturnes dans Strasbourg pétrifiée, qui étaient les vôtres.

Et maintenant, il y a la dernière présence de nos clochards, vos pères, la plaque historique du pont de Kraft :  " Ici, la Brigade Alsace-Lorraine et la 1ère division française libre arrêtèrent l’offensive du maréchal von Rundstedt ". Ce devait être la dernière offensive de l'armée allemande.

Mes camarades, salut !


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