François Jacob - La statue intérieure (1987)

François Jacob commence des études de médecine pour devenir chirurgien. Révolté par l'armistice de 1940, il rejoint l'Angleterre à vingt ans et commence une formation militaire au camp d'Aldershot. C'est là que pendant l'été 1940 il voit et entend pour la première fois le général de Gaulle.

Médecin des Forces Françaises Libres, il les suit dans les campagnes du Fezzan et d'Afrique du Nord. Compagnon de la Libération, chef de génétique cellulaire à l'Institut Pasteur, professeur au Collège de France, il a reçu le prix Nobel de médecine-physiologie en 1965, et publié ses souvenirs dans la maison d'édition de sa fille, Odile Jacob.


Quand fut annoncée la prochaine inspection du général de Gaulle, on sentit dans tout le camp, avec une bouffée d'exaltation, comme un frémissement de curiosité. La plupart d'entre nous n'avions jamais vu ni entendu le chef de la France libre. Certains se rappelaient les photos qui avaient paru lors de la constitution du ministère Paul Reynaud. Mais on connaissait surtout le tract affiché sur les murs de Londres : La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre.

Dessin publié dans De Gaulle et la caricature internationale de J.C. Simoën - Références ?

Et puis, il y avait ce nom, de Gaulle, qui sonnait comme un défi. Un programme. Un coup de clairon. Une charge de ces chars dont il s'était fait le stratège. Pendant cette marche à travers Londres, après mon engagement, j'avais retrouvé l'une des marottes de mon enfance. Comme autrefois, je m'étais mis à ruminer, au rythme de mon pas, sur le thème de ce nom : Gaulle, Gaule, goal, Gogol, Gaugaulle, goménol, Goth, Gotha, gothique, Golgotha, Golgothique, Gaullegotha, Gaullegothique. J'attendais donc une sorte de monument gothique. Et ce fut bien un personnage gothique que je découvris quand, flanqué d'un aide de camp, marchant à grandes enjambées, le Général arriva devant les troupes assemblées. Les clairons. Les drapeaux. Les hommes au garde-à-vous. C'était la France même qui se dressait dans ce coin d'Angleterre. On en avait la chair de poule.

Brève allocution du Général. Impressionnant personnage. Immense, avec un nez immense, des paupières lourdes, la tête rejetée en arrière. Debout, les jambes légèrement écartées, il avait la majesté d'une cathédrale gothique. La solidité d'un pilier gothique. Avec des gestes lents et gauches qui dessinaient des ogives gothiques, des arcs, des vaisseaux, des portails gothiques. Sa voix même, profonde, hachée, semblait ricocher sous des voûtes, comme un choeur au fond d'une nef gothique. Il parla. Il fulmina. Il tonna contre le gouvernement Pétain. Il dit les raisons d'espérer. Il prophétisa. Il brassa le monde, les armées, les forces, les peuples. Il dessina les phases à venir de la guerre, les moments difficiles, la victoire finale, inéluctable. Il décrivit la nécessité de la présence française, des troupes françaises sur tous les champs de bataille. Il nous promit des combats, des victoires. La victoire. Puis le Général repartit à grands pas. « Un comme ça, j'en ai encore jamais vu », me dit Roger le soir. Il avait la même impression que moi. L'impression que de Gaulle était, au-delà de toute espérance, l'homme de la situation. L'impression que, pour faire la guerre, pour participer à la reconquête de la France, nous avions trouvé la bonne adresse.


© Odile Jacob - Folio, pp. 165-166


Jean Effel - L'homme aux cent visages - in De Gaulle à travers la caricature internationale - Références ?