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Ce chapitre d’ouverture du tome III pose les enjeux de la Libération : un nouveau chantier s’ouvre à de Gaulle. L’action du chapitre couvre dix semaines, de la libération de Paris à l’établissement de l’assemblée consultative de Strasbourg. La France entre dans une ère de turbulences, de nouveaux dangers surgissent : risque d’éclatement du pays dans la guerre civile, risque d’effondrement de l’Etat, risque de ne compter pour rien dans les négociations de paix à venir. La première surprise est de découvrir qu’à situation nouvelle, ennemis nouveaux. Ainsi les Allemands, défaits ou sur le point de l’être, deviennent quantité négligeable et les libérateurs d’hier deviennent les ennemis d’aujourd’hui : à l’intérieur, les communistes ; à l’extérieur, les alliés.
La seconde surprise est l’utilisation que de Gaulle fait de la troisième personne pour se nommer lui-même. On a pour habitude dans l’étude des textes autobiographiques de distinguer le « je narré » du « je narrant ». Les expressions manquent d’élégance, mais elles sont commodes, et je vais donc les conserver. Dans les Mémoires de guerre, le « je narré » se double d’un « il », dont on dit qu’il imite le Jules César de La Guerre des Gaules. Cependant, il me semble que l’usage qu’en fait l’auteur est assez différent.
Nous voilà donc face à deux « je » et un « il » pour un résultat qui pourrait être cette équation paradoxale : deux plus un égal UN, ou (« je narré » + « De Gaulle ») + « je narrant » = l’homme providentiel de 1959. Je m’explique.
Au commencement était le « je narrant ». De Gaulle écrit en 1959, soit quinze ans après les faits. Il adopte la posture du Mémorialiste des Vies majuscules, celui qui sait mieux que tout autre ce qu’il en est, puisqu’il y était et qu’il en était l’actant majeur. Il est donc le mieux placé pour informer la postérité sur la situation, son rôle, et les leçons à tirer pour l’avenir.
De fait, le ton est à la justification. De Gaulle veut montrer qu’à deux reprises déjà, l’avenir lui a donné raison. Il décide donc de dresser lui-même son portrait, en pied et en majesté, portrait pour l’Histoire, son propre monument. D’où les choix opérés dans la matière narrative : rien de personnel, rien d’intime, seul l’homme public est montré.
Et cet homme est doté de capacités exceptionnelles qu’il s’agit de mettre en avant : capacité à évaluer une situation, ses risques et son potentiel ; à saisir l’instant propice pour agir sans tarder. De Gaulle a la mètis d’Ulysse, c’est en héros d’épopée qu’il se campe. Il en a d’ailleurs la solitude : il observe, décide, mais ne demande jamais conseil à qui que ce soit.
Voilà l’homme de 1959, tel que l’Histoire l’a non pas fait, mais révélé.
Or ce « je narrant » était déjà tout entier dans le « je narré » de 1944, personnage principal de cette épopée nationale, « sauveur » qui apporte le « Salut ».
Héros doté d’une exceptionnelle efficacité politique, il remet la France en état et en ordre en dix semaines. Le récit ne nous épargne aucun détail des actions entreprises, des voyages en province, puis auprès des deux armées. À chaque fois, même efficacité, même rapidité : diagnostic, action, résultat. Les moyens de communication sont détruits, réparés, opérationnels. Les milices sont source de désordre : de Gaulle va sur place, discute, se fait acclamer par la foule, ce qui oblige les chefs à rentrer dans le rang, et le pouvoir est repris en main. Il est partout à la fois, impression accentuée par les allers-retours dans le temps, héros d’une extraordinaire ubiquité !
Et puis, c’est un meneur d’hommes qui jauge une assemblée au premier regard : « Pourtant, je ne sais quelle tonalité différente de l’enthousiasme, une sorte de dosage des applaudissements, les signes, les coups d’œil échangés entre les assistants, les jeux de physionomie calculés suivant mes propos, m’avaient fait sentir que les politiques, qu’ils fussent anciens ou nouveaux, nuançaient leur approbation. » (p.15) Plus loin, les communistes qui ne réagissent pas à la décision du général de désarmer les milices sont soupçonnés de « médit(er) de manifester leur irritation d’une autre manière » (p.51) et seront ensuite – « Coïncidence ou provocation »(p.52), litote ou prétérition ?- accusés à demi-mot des attentats du 1er novembre à Vitry-sur-Seine, et du 25 novembre dans le Vaucluse (p.52). Mais ce fut là « l’épilogue de l’affaire des milices », et les rebelles sont mis au pas. Quant aux généraux de Lattre et Leclerc, ils vouent à de Gaulle un « loyalisme » sans faille, à la mesure de leur « conviction quant au caractère insigne de la mission dont (il) porte la charge. »
Car c’est l’homme d’une seule « mission » : pas une pensée qui ne soit liée au salut de la France (p.10), pas une action qui ne tende à ce but. Ce sont des Mémoires historiques, certes, et c’est une loi du genre, mais rarement on a mené l’épure à ce point. On agrémente généralement d’anecdotes, de portraits, de petits faits vrais : rien de tel dans ce chapitre ! Et le personnage acquiert de ce fait une dimension quasi christique. C’est une abnégation totale : aucune ambition personnelle avouée, alors qu’il soupçonne volontiers les autres d’être mus par ce seul moteur, aucune fascination pour le pouvoir, non plus. Le personnage est tout entier au service de « son idée de la France ».
Voilà pour le héros de 1944 dont le narrateur de 1959 s’applique à démontrer qu’il a réussi à mener à bien une mission qui paraissait a priori impossible. Et s’il a pu réussir si bien, c’est grâce à un nom, à une voix, à un second personnage : De Gaulle !
Comme Jules César, le narrateur se nomme parfois à la troisième personne. Mais ce qu’il nomme ainsi n’est pas le « je narré », c’est le second actant d’un étrange récit dont l’unique héros est ainsi dédoublé.
« Je » est un soldat, un meneur d’hommes, un homme d’état pragmatique ; « De Gaulle » est un fantasme populaire, « personnage quelque peu fabuleux », dont «on compte qu’il saura accomplir par lui-même tous les miracles attendus.»(p.10) Il y a là un véritable danger pour l’homme de 1944, qui « ne pui(t) (se) bercer d’illusions » et se sait « dépourvu de tout talisman » (p.10). À l’ « euphorie » de la libération risquent fort de succéder les « malentendus » (p.9) Mais de Gaulle, quoi qu’il en dise, saura fort bien utiliser ce double « fabuleux » dont il fera un véritable « talisman ».
« De Gaulle » est le général mythique de l’appel du 18 Juin, il est la voix de la radio de 1940. À la fin du deuxième tome des Mémoires, le général de 1944 a déjà pu tester, sur les Champs Elysées, l’effet « De Gaulle » sur les foules. Alors « De Gaulle » devient un formidable « capital », un « crédit » que la France « ouvre » à l’homme de 1944, et qu’il « entend engager tout entier pour la conduire au salut » (p.10). De Gaulle sait qu’il ne peut pas compter sur « les élites », il prendra donc appui sur le peuple : « ma popularité était comme un capital qui solderait mes déboires » (p.15).
Encore fallait-il savoir l’utiliser ! De Gaulle met au point une méthode aussi simple qu’efficace. Prenons comme exemple la visite, lors du voyage en province, de la « ville passablement agitée »(p.20) de Toulouse : les divisions y sont vives, d’autant plus que « les communistes, bien placés et bien organisés, attisaient des foyers de trouble » (p.21), les Espagnols veulent « marcher sur Barcelone » (p.22) et les Anglais n’obéissent qu’à Londres ! Les discussions au sommet sont difficiles, mais ensuite « de Gaulle » paraît, et « la foule (crie) sa joie sur la place du Capitole »(p.22). « J’étais, certes, rien moins sûr que cette adhésion suppléerait à tout ce qui manquait pour assurer l’ordre public » (p.22), néanmoins, elle fait taire les dissensions. Et l’on voit de même, tout au long de ce premier chapitre comment l’homme politique utilise son image populaire pour exiger le ralliement des élites.
Le pouvoir de cette image est quasi magique. De Gaulle paraît, et les problèmes semblent se résorber d’eux-mêmes : « l’apparition du général de Gaulle soulevait une vague d'adhésion populaire qui donnait aux problèmes l'apparence d’être simplifiés. Sans doute l'étaient-ils, en effet, dès lors qu'ils en avaient l'air »(p.20). Le leitmotiv des bains de foules scande le voyage en province du général ; c’est par lui que se clôt chaque visite.
2+1=1. Soit, deux personnages : le premier est le « je narré », le stratège politique de 1944, qui perçoit clairement les dangers de la libération, mais aussi les opportunités pour le pays ; le second est son « joker », « de Gaulle », le héros de la France libre, l’homme de l’appel du 18 Juin ; le troisième est « je narrant », le mémorialiste de 1958-1959, qui est aussi l’homme politique de retour au pouvoir, à qui l’on vient d’accorder les pleins pouvoirs justement. La résultante, c’est l’évidence éclatante que nulle personne au monde n’est plus apte à sortir la France de l’ornière politique où elle se trouve que l’auteur des Mémoires de guerre.
© Sylvie Louisy