André Malraux - Antimémoires (1967) - Le Miroir des Limbes (1976)

La vie d'André Malraux avant sa rencontre avec le général de Gaulle est déjà une aventure. Militant antifasciste, engagé aux côtés des Républicains pendant la guerre d'Espagne, il se replie en France pendant la Deuxième Guerre mondiale et ne rejoint la Résistance qu'en 1944 sous le nom de colonel Berger : en septembre, il prend la tête de la brigade Alsace-Lorraine qui participe efficacement à la campagne des Vosges et d'Alsace. Sa rencontre avec de Gaulle en juillet 1945 est mise en scène dans les Antimémoires, publiés pour la première fois en 1967 avant d'être intégrés dans le Miroir des Limbes en 1976.


Je fus introduit dans une pièce à laquelle de grandes cartes d'état-major donnaient une atmosphère de travail. Le Général me fit signe de m'asseoir à droite de son bureau.

J'avais conservé un souvenir précis de son visage : vers 1943, Ravanel, alors chef des groupes francs, m'avait montré sa photo parachutée. En buste ; nous ne savions pas même que le général de Gaulle était très grand. J'avais pensé aux délégués du tiers état stupéfaits lorsqu'ils avaient vu pour la première fois Louis XVI ; jusqu'en 1943, nous n'avions pas connu le visage de l'homme sous le nom duquel nous combattions.

 

Malraux et de Gaulle en 1958

Je ne le découvrais pas, je découvrais ce par quoi il ne ressemblait pas à ses photos. La vraie bouche était un peu plus petite, la moustache un peu plus noire. Et le cinéma, bien qu'il transmette maintes expressions, n'a transmis qu'une seule fois son regard dense et lourd : beaucoup plus tard, lorsque, dans un entretien avec Michel Droit, il regarde l'appareil de prise de vues, et semble alors regarder chacun des spectateurs.

« D'abord le passé », me dit-il.

Surprenante introduction [...]

[Suit un très long dialogue, brillant, et trop malrucien pour ne pas être en partie inventé].

J'avais redescendu l'escalier monumental, confondu rêveusement les huissiers et les armures, et marchais dans la rue. Par quoi m'avait-il surpris ? Les Actualités m'avaient rendu familiers son aspect et même le rythme de sa parole, qui ressemble à celui de ses discours. Mais au cinéma, il parlait ; je venais de rencontrer un homme qui interrogeait, et sa force prenait d'abord, pour moi, la forme de son silence.

Il ne s'agissait pas d'un interrogatoire. Il aime la courtoisie de l'esprit. Il s'agissait d'une distance intérieure que je n'ai rencontrée, plus tard, que chez Mao Tsé-toung. Il portait encore l'uniforme. Mais l'éloignement des généraux de Lattre et Leclerc ne leur appartenait pas, il appartenait à leurs étoiles. Je me demandais souvent, devant tel militaire : que serait-il « dans le civil » ? Tantôt de Lattre eût été ambassadeur, et quelquefois cardinal. Dans le civil, le général de Gaulle eût été le général de Gaulle.

Son silence était une interrogation. J'aurais pensé à Gide, s'il n'y avait eu dans le silence de Gide une curiosité chinoise. « Mon général, avait-il demandé à Alger, de sa meilleure voix d'inquisiteur déférent, voulez-vous me permettre une question : quand avez-vous décidé de désobéir ? » Le Général avait répondu par un geste vague, et vraisemblablement pensé à la célèbre phrase anglaise relative à l'amiral Jellicoe : « Il a toutes les qualités de Nelson, sauf celle de désobéir. » Gide m'avait parlé de la « noblesse cérémonieuse » de son accueil; à un déjeuner, il est vrai. Je ne gardais pas le souvenir d'une cérémonie, mais de cette distance singulière en ce qu'elle n'apparaissait pas seulement entre son interlocuteur et lui, mais encore entre ce qu'il disait et ce qu'il était. J'avais déjà rencontré cette présence intense, que les paroles n'expriment pas. Ni chez des militaires, ni chez des politiques, ni chez des artistes : chez des grands esprits religieux, dont les paroles affablement banales semblent sans relation avec leur vie intérieure. C'est pourquoi j'avais pensé aux mystiques lorsqu'il avait parlé de révolution.

Il établissait avec son interlocuteur un contact très fort, que l'éloignement semblait rendre inexplicable. Contact dû d'abord à ce qu'il imposait le sentiment d'une personnalité totale — le sentiment opposé à celui qui fait dire : on ne juge pas un homme d'après une conversation. Il y avait dans ce qu'il m'avait dit le poids que donne la responsabilité historique à des affirmations très simples. (Celui de la réponse de Staline à la question de Hearst, en 1933 : « Comment pourrait se dérouler une guerre entre l'Allemagne et l'Union soviétique, qui n'ont pas de frontière commune ? — On en trouve. ») Malgré sa courtoisie, on semblait toujours lui rendre compte. Nous n'avions pas abordé la modernisation de l'enseignement, ni précisé le domaine dans lequel je lui serais éventuellement utile. J'avais vu un officier général qui aimait les idées et les saluait imperceptiblement au passage ; l'homme devant qui chacun était responsable parce qu'il était responsable du destin de la France ; enfin un personnage hanté, dont ce destin qu'il devait découvrir et affirmer emplissait l'esprit. Chez un religieux : la personne, le sacerdoce, la transcendance. La transcendance telle que l'avaient conçue les fondateurs d'ordres combattants. Avant de traverser, je levai distraitement les yeux : rue Saint-Dominique.

Je tentais de tirer au clair une impression complexe : il était égal à son mythe, mais par quoi ? Valéry l'était parce qu'il parlait avec autant de rigueur et de pénétration que Monsieur Teste — argot et fantaisie en plus. Einstein était digne d'Einstein par une simplicité de franciscain ébouriffé que ne connaissent d'ailleurs pas les franciscains. Les grands peintres ne se ressemblent que lorsqu'ils parlent de peinture. Le seul personnage que le général de Gaulle appelât alors dans ma mémoire, non par ressemblance mais par opposition, à la façon dont Ingres appelle Delacroix, c'était Trotski.

© Gallimard, Folio, pp. 126-127 et 135-137