Maurice Martin du Gard - La carte impériale (1949)

Maurice Martin du Gard est un essayiste et journaliste littéraire qu'il ne faut pas confondre avec son cousin plus connu Roger Martin du Gard. Correspondant de la Dépêche de Toulouse à Vichy, il fréquente le petit monde pétainiste qui lui inspirera une Chronique de Vichy savoureuse et précieuse pour les historiens. Dans sa Carte impériale - Histoire de la France outre-mer, d'inspiration pro-vichyste, voici le portrait à charge qu'il croque de de Gaulle à Brazzaville en 1940.


Il s'approche, le pied lourd. On le voit. Il est là, haut, singulier, sans ailes, né ennuyé, les bras immenses, une main longue aux doigts délicats qu'il ne laisse pas longtemps aux pressions enthousiastes, la tête petite pour les épaules, des yeux gris qui vous quittent volontiers, mais un regard qui promet d'être beau sous la paupière lasse quand on ne sait quoi qui enrage dans ce grand corps incommode aura rencontré l'équilibre de l'amour et la durée du succès ; un menton sans force ni ténacité, trompeur comme le front bas et cette ombre incertaine sur tout le masque, qui dissimulent un esprit vaste, envahi de songes et irrité d'exploits ; les oreilles larges et décollées, mais le nez impérieux ; une respiration puissante, point de mollesse, non, dans l'obsession du balancement qui du corps gagne la phrase à son milieu ; comme une féminité sourde et involontaire, de la beauté, mais décadente, de la séduction, rarement, et par saccades. Il est loin. S'il parle, c'est avec lenteur, comme s'il étudiait encore ; les lèvres se relèvent sur des dents ingrates quand de sa voix rêche il martelle gravement les mots ; il se prête mal au dialogue, sa grandeur est d'être inaccessible, mais il retient tout ce qu'on lui dit, même ce qu'on souhaiterait lui confier ou ce que seulement l'on pense, et même ce qu'on lui cache, car sa mémoire est un prodige et il a plus d'antennes qu'on ne le soupçonnerait à le voir éteint, aux aguets sous la langueur espagnole. Son silence, pour ses affidés, est plus terrible que pour les autres ; il s'y flatte et peut-être s'y amuse-t-il ? Il ne met pas à l'aise, ne l'étant pas et ne voulant pas l'être, toujours entêté, sinon ferme. Jamais rien de fleuri, de source, d'inutile, nul sourire d'humanité ni de société. S'il rit, c'est seul.

 

Le mépris où il se promène et qui le conforte est la nature qui lui vint chez les Jésuites, qui se développe à Saint-Cyr, et on l'expliquerait par les sots qui, raillant sa gaucherie, se réjouissaient qu'elle empêchât l'homme trop grand d'être le grand homme qu'il se voyait. C'est à cause d'eux peut-être qu'il vit toujours contre, et que sa présomption est si froide. On dirait qu'il n'a pas connu la liberté. La vie ne l'a point gâté, et il en serait accablé sans la haute ambition qui dévore au foyer jusqu'au plus triste loisir. Sans jeunesse et sans bonheur qui lui soient encore personnels, à cinquante ans de Gaulle a la jeunesse, il a le bonheur des supérieurs qu'il s'est reconnu pour modèles et dont l'étude l'aiguillonne et le renouvelle, tous fort haut placés dans plusieurs siècles. C'est un monde de héros d'armes et de plumes. Il a de l'histoire, sa lecture est considérable, et par nature comme par réflexion et par calcul, il s'assimile le grand. Il y a de la magnificence chez lui, mais intérieure et littéraire. Il cherche à qui il ressemblera et il choisit bien. Ses compagnons secrets le rendent glorieux et font qu'il n'a pas besoin d'amis sur la terre. Le Grand Condé, probablement, avec qui il a une ressemblance physique, ne lui interdit pas de s'insurger contre un pouvoir établi ni même de combattre des Français, mais pour le XVIIe siècle, de Gaulle n'a point seulement un appétit militaire et factieux ; à sa grande prose il s'est heureusement mesuré et c'est un moraliste.

© Editions André Bonne, 1947, pp. 165-167