Michelet - Jeanne d'Arc (1841) - Fin de l'introduction

[...] Monde de damnation ! Le laboureur, pillé à mort, laisse là tout, quitte femme et enfants ; qu'ils meurent de faim s'ils veulent. Il se jette au bois et se fait brigand, prenant pour maître et capitaine le diable, seul roi visible d'une terre maudite.

Hélas! où Dieu est-il ? Et, parmi tant de morts, la pitié aussi est-elle morte ?

Elle vivait au cœur d'une femme.

Tout le fond de ce cœur est dans ces mots naïfs, d'accent profond :

« La pitié qu'il y avait au royaume de France ! »

« Je n'ai jamais vu sang de Français que mes cheveux ne levassent. »

Et encore (n'ayant pas été avertie d'une bataille) : « Méchants, vous ne me diriez donc pas qu'on répandit le sang de France ! »

Ce mot qui va au cœur, c'est la première fois qu'on le dit. Pour la première fois, on le sent, la France est aimée comme une personne. Et elle devient telle du jour qu'elle est aimée.

C'était jusque-là une réunion de provinces, un vaste chaos de fiefs, grand pays, d'idée vague. Mais, dès ce jour, par la force du cœur, elle est une patrie.

Beau mystère ! touchant, sublime ! Comment l'amour immense et pur d'un jeune cœur embrasa tout un monde, lui donna cette seconde vie, la vraie vie que l'amour seul donne.

Enfant, elle aimait toutes choses, disent les témoins de son âge. Elle aimait jusqu'aux animaux ; les oiseaux se fiaient à elle, jusqu'à lui venir manger dans la main. Elle aimait ses amies, ses parents, mais surtout les pauvres... Or, le pauvre des pauvres, la plus misérable personne et la plus digne de pitié en ce moment, c'était la France.

Elle aima tant la France !... Et la France touchée se mit à s'aimer elle-même.

On le voit dès le premier jour qu'elle paraît devant Orléans. Tout le peuple oublie son péril; cette ravissante image de la patrie, vue pour la première fois, le saisit et l'entraîne; il sort hardiment hors des murs, il déploie son drapeau, il passe sous les yeux des Anglais qui n'osent sortir de leurs bastilles.

Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d'une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu'elle a donné pour nous.