Léopold Sédar Senghor - Hosties noires (1948)

Originaire du Sénégal, Léopold Sédar Senghor fait des études littéraires à Paris. Versé en 1939 dans un régiment de Tirailleurs sénégalais, il est fait prisonnier le 20 juin 1940 et enfermé dans le camp d'Amiens. C'est là qu'il compose en septembre ce poème inspiré par l'Appel du 18 juin. Une fois libéré, il rejoindra la Résistance, avant d'embrasser la carrière politique et littéraire que l'on sait.


CAMP 1940
AU GUÉLOWAR

Guélowâr !
Nous t'avons écouté, nous t'avons entendu avec les oreilles de notre coeur.

Lumineuse, ta voix a éclaté dans la nuit de notre prison
Comme celle du Seigneur de la brousse, et quel frisson a parcouru l'onde de notre échine courbe !

Nous sommes des petits d'oiseaux tombés du nid, des corps privés d'espoir et qui se fanent
Des fauves aux griffes rognées, des soldats désarmés, des hommes nus.
Et nous voilà tout gourds et gauches comme des aveugles sans mains.
Les plus purs d'entre nous sont morts : ils n'ont pu avaler le pain de honte.
Et nous voilà pris dans les rets, livrés à la barbarie des civilisés
Exterminés comme des phacochères. Gloire aux tanks et gloire aux avions !
Nous avons cherché un appui, qui croulait comme le sable des dunes
Des chefs, et ils étaient absents, des compagnons, ils ne nous reconnaissaient plus
Et nous ne reconnaissions plus la France.
Dans la nuit nous avons crié notre détresse. Pas une voix n'a répondu.
Les princes de l'Église se sont tus, les hommes d'État ont clamé la magnanimité des hyènes
« Il s'agit bien du nègre ! il s'agit bien de l'homme ! non I quand il s'agit de l'Europe. »
Guélowâr !
Ta voix nous dit l'honneur l'espoir et le combat, et ses ailes s'agitent dans notre poitrine
Ta voix nous dit la République, que nous dresserons la Cité dans le jour bleu
Dans l'égalité des peuples fraternels. Et nous nous répondons : « Présents, ô Guélowâr ! »


© Le Seuil, Poèmes, coll. Points, 1984, pp.72-73


Et pour compléter