Sir Edward L. Spears - La Chute de la France (1964)

Héros de la Première Guerre mondiale, ami personnel de Churchill, parlant impeccablement le français, il rencontre de Gaulle à Paris lors d'une mission auprès du gouvernement de Paul Reynaud, et revient avec lui à Londres le 17 juin 1940. A partir de juillet, il devient le représentant du gouvernement britannique auprès du chef de la France libre. Son portrait de de Gaulle est inspiré par une fréquentation intense et non dénuée d'orages.


C'était un gentleman, un homme d'honneur, quoique, comme cela devait se révéler, il se sentît dégagé des règles ordinaires de la droiture et du fair play quand il défendait ce qu'il croyait être les intérêts de la France : tout lui devenait alors bon. Incapable de commettre quelque chose de déshonorant, préférant toujours la vérité au mensonge, il donnait cependant, quand il plaidait la cause de la France telle qu'elle lui semblait l'être, l'impression d'avoir appris la diplomatie à l'école de César Borgia. Des yeux lourds, en «oeil-de-boeuf», un nez éléphantin, une petite bouche aux lèvres épaisses au-dessus d'un menton remarquable par son absence, une longue figure ivoirine qui aurait aussi bien pu surmonter une fraise, renforçaient cette impression.

De Gaulle et Churchill

Il possédait une imagination puissante, mais de caractère militaire et politique et je ne crois pas qu'il se complût à des visions où il jouait le rôle de grand personnage de l'Histoire. Il n'avait qu'une ambition : servir la déesse qu'il vénérait plus que tous les saints du paradis, la France.

La peur de prendre un engagement qui aurait pu affaiblir la France dans l'avenir lui dictait son inflexibilité tyrannique. Pour cet homme foncièrement religieux, toute compromission sur ce point, et il dut pourtant en avoir parfois la tentation, eût équivalu à la damnation éternelle.

Agissant d'après un précédent perfectionné par la pratique, le général de Gaulle, s'il avait quelque litige, disons avec un ministre, prenait un air de tempête, d'autant plus violent qu'il était moins sûr de son terrain. Il frappait la table de son képi, comme un taureau frappe le sol du sabot avant de charger, prenait une expression furieuse et dardait la tête comme un cobra. Il déversait alors un flot d'accusations extrêmement offensantes pour la personne ou le ministère en cause, et lançait des remarques tout à fait intolérables. L'Anglais éprouvait tout d'abord un immense embarras, puis de la colère, mais plus il s'offusquait, moins il répliquait. Pour finir, de Gaulle se levait brusquement, saisissait son képi et sortait après avoir dit : « Je viendrai chercher votre réponse demain, à 10 heures.» [...]

De Gaulle arrivait à 10 heures mais, cette fois, à la grande stupéfaction de l'Anglais, il était tout sourire, plein de politesse, rayonnant, littéralement, de bonhomie. L'Anglais éprouvait un tel soulagement à ne pas avoir à prononcer le discours préparé au cours de la nuit, qu'il répondait par une cataracte de mots aimables et concédait immédiatement cinquante pour cent des demandes du Général qui n'en attendait pas tant.

Deux ministres demeurèrent invulnérables à cette méthode : Winston Churchill et sir John Anderson (devenu lord Beverley). [...]

Que de Gaulle fût un partenaire irascible, c'est un fait, mais s'il le devint, si son caractère, qui ne dut jamais manquer de piquant, devint rapidement si dur, si irritable, ce fut très largement, peut-être entièrement, notre faute.

Cet homme jouait tout, plus que sa vie, son honneur, tout ce qui constituait sa foi, sur l'espoir ténu, perdu, de sauver la France à un moment où sa longue et, dans l'ensemble, brillante et glorieuse histoire, paraissait sur le point de finir dans les miasmes de la honte desquels ses institutions républicaines étaient responsables. Il se trouvait seul, en terre étrangère, insulté par ses compatriotes, condamné à mort pour désertion, dénoncé par son ambassade et par toutes les nombreuses et puissantes missions françaises en Angleterre, entièrement dépendant de ses hôtes : quelle magnifique occasion s'offrait à nous de sympathiser et de nous entendre avec lui !

En général, le peuple britannique sympathisa effectivement avec lui et donna sa confiance à ce solitaire, mais un seul homme le comprit : Winston Churchill. Sans lui, il n'y aurait eu ni de Gaulle ni Français libres. La France lui doit son existence, plus encore que nous lui devons la nôtre.


Cité par Simonne Servais - Regards sur de Gaulle, Plon, 1990, pp.386-388


Et pour prolonger