Notre voiture prit la direction du temple Kokutaiji, passa le pont Sumiyoshi, puis se dirigea vers Koi. Je pus ainsi avoir une vue assez complète de ce qui avait brûlé dans le centre de la ville. Dans le vide argenté qui s'étendait sous le soleil brûlant et aveuglant, il y avait une route, une rivière, un pont, et ici et là des corps boursouflés, les chairs à vif. C'était sans aucun doute la matérialisation, grâce à des méthodes précises et très élaborées, d'une nouvelle forme d'enfer. Tout élément humain avait été exterminé. Ainsi, par exemple, l'expression humaine des cadavres avait fait place à une sorte de rictus mécanique de mannequin. Les corps, dans un ultime instant de lutte contre la souffrance, semblaient s'être raidis dans un rythme troublant. Les fils électriques tombés et emmêlés, les innombrables débris faisaient penser à un dessin convulsif tracé dans le vide. Les trains qui paraissaient s'être renversés comme un rien, les chevaux à terre qui avaient laissé tomber leurs immenses carcasses faisaient penser au monde de la peinture surréaliste. Les grands camphriers du temple Kokutaiji avaient été déracinés, les pierres tombales soufflées et éparpillées. La bibliothèque Asano, dont il ne restait que les murs, servait de morgue. Les routes fumaient encore par endroits. L'odeur de la mort emplissait l'atmosphère. Chaque fois que nous passions une rivière, je trouvais extraordinaire que le pont ne se fût pas effondré. Pour transcrire ce que je ressentis à la vue de ce paysage irréel, j'emploierai une forme particulière de l'écriture japonaise, les katakana.

Débris étincelants
                 s'étirent en un vaste paysage
Cendres claires
Qui sont ces corps brûlés aux chairs à vif
Rythme étrange des corps d'hommes morts
Tout cela exista-t-il ?
Tout cela a-t-il pu exister ?
Un instant et reste un monde écorché vif
A côté des trains renversés
                 Le gonflement des carcasses de chevaux
                 l'odeur des fils électriques qui peu à peu se consument en fumant

Actes Sud, Babel, pp.90-92