Vercors - Le Silence de la Mer (1942)

Il demeura sans bouger assez longtemps, sans bouger et sans parler. Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique. Elle ne jeta pas les yeux sur lui, pas une fois. Moi, je fumais…dans mon grand fauteuil . Je pensais que la pesanteur de notre silence ne pourrait pas être secouée. Que l’homme allait nous saluer et partir.

« J’aimai toujours la France » dit l’officier sans bouger. « Toujours. J’étais un enfant à l’autre guerre et ce que je pensais alors ne compte pas. Mais depuis je l’aimai toujours. Seulement c’était de loin. Comme la Princesse Lointaine… à cause de mon père. »

Il se retourna et, les mains, dans les poches de sa veste,… nous ne le lui offrîmes pas et il ne fit rien, jamais qui put passer pour de la familiarité.

Il répéta :

« A cause de mon père. Il était un grand patriote. La défaite a été une violente douleur. Pourtant il aima la France. Il aima Briand, il croyait dans la République de Weimar et dans Briand. Il était très enthousiaste. Il disait "Il va nous unir, comme mari et femme." Il pensait que le soleil allait enfin se lever sur l’Europe… »

En parlant, il regardait ma nièce. Il ne la regardait pas comme un homme regarde une femme, mais comme il regarde une statue. Et en fait, c’était bien une statue. Une statue animée, mais une statue.

«-…Mais Briand fut vaincu. Mon père vit que la France était encore menée par vos Grands Bourgeois cruels, - les gens comme vos de Wendel, vos Henry Bordeaux et votre vieux Maréchal. Il me dit : "Tu ne devras jamais aller en France avant d’y pouvoir entrer botté et casqué" . Je dus le promettre, car il était près de la mort. Au moment de la guerre, je connaissais toute l’Europe, sauf la France. »

Il sourit et dit, comme si cela avait été une explication :

« Je suis musicien… Je ne suis pas exécutant : je compose de la musique. Cela est toute ma vie, et, ainsi, c’est un drôle de figure pour moi de me voir en homme de guerre. Pourtant je ne regrette pas cette guerre. Non. Je crois que de ceci, il sortira de grandes choses… »

Il se redressa, sortit ses mains des poches…

« Pardonnez-moi : peut-être j’ai pu vous blesser. Mais ce que je disais, je le pense avec un très bon cœur : je le pense par amour pour la France. Il sortira de grandes choses pour l’Allemagne et pour la France. Je pense, après mon père, que le soleil va luire sur l’Europe. »

Il fit deux pas… Comme chaque soir, il dit : « Je vous souhaite une bonne nuit. » Puis il sortit.

Je terminai silencieusement ma pipe. Je toussai un peu et je dis : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot. » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.



Une source possible