Man Ray - Autoportrait, 1936 |
L'autoportrait daté de 1936 qui figure à la fin du recueil des Mains libres présente la particularité de dissimuler presque totalement les yeux de Man Ray, ce qui est une manière originale de se représenter. Par ailleurs les lunettes-fenêtres qui attirent immédiatement le regard semblent avoir pour lui une importance symbolique, qu'il faut tenter d'élucider.
Moulage de Paul Hamann - 1932 |
Man Ray - Autoportrait - 1937 / 1971 |
A notre connaissance, c'est la première fois que ces
lunettes apparaissent dans l'œuvre de Man Ray. Roland
Penrose nous apprend qu'il les avait trouvées dans un
magasin de farces et attrapes (1), mais elles l'ont tellement
intéressé qu'il les a adoptées comme un
signe pertinent de sa propre identité. L'année
suivante en effet, Man Ray utilise le masque en plâtre
qu'il avait fait réaliser en 1932 à partir d'un
moulage du sculpteur Paul Hamann, et qui avait
déjà été intégré dans
un autoportrait en forme de nature morte dans le numéro
3-4 de Minotaure en 1933. Il lui ajoute ces fameuses
lunettes et en fait faire un tirage en bronze, dont il
intègre la photographie dans la plaquette La
photographie n'est pas l'art (1937). Un autre moulage en bronze, mais
cette fois directement inspiré du dessin des Mains
libres, sera réalisé bien plus tard, en 1971,
en même temps que neuf autres bronzes.
Quel sens Man Ray peut-il bien donner à ces lunettes si originales ? La photographie de 1937 est intitulée « Dans les yeux des autres ». Cela signifie-t-il que Man Ray considère ce portrait à lunettes comme ce qu'il donne à voir à autrui, et qui constitue un double masque, puisqu'il est inspiré d'un masque de plâtre et que les yeux sont rendus quasiment invisibles par un accessoire aussi spectaculaire ? Il s'agirait donc de sa persona, au sens latin du terme, le masque utilisé dans l'antiquité par les acteurs pour caractériser immédiatement leur personnage, mais qui ne correspondait pas à leur identité propre. Il n'est plus un secret pour personne que Man Ray avait changé de nom en Amérique, parce qu'il ne voulait pas subir l'antisémitisme et être catalogué comme un artiste relevant de telle ou telle ethnie, et qu'il évitait obstinément de répondre aux questions qu'on pouvait lui poser sur son origine et sa famille. Ce double masque empêchant « les Autres » d'accéder à ses yeux, considérés comme le miroir de l'âme, peut donc symboliser ce qu'il avait choisi de donner à voir, ou de toute façon le physique que la nature lui avait imposé, mais qui ne constituait qu'une forme extérieure sans rapport avec son moi intérieur.
Mais pourquoi des lunettes en forme de fenêtres, et pas simplement des lunettes noires ? Ces fenêtres sont particulièrement géométriques, puisqu'elles sont composées de six petits carreaux, donc d'un cadre, d'une verticale et de deux horizontales. Si l'on change à présent de point de vue et qu'on essaie de s'imaginer à la place de Man Ray regardant la réalité à travers des carreaux aussi bizarres, on peut supposer que cet accessoire matérialise en fait sa vision du monde de photographe, filtrée en permanence par l'instrument optique qu'est le viseur, toujours en train de cadrer son sujet, de veiller à l'horizontalité, à l'incidence de la lumière, etc. Puis dans la chambre noire, traçant des lignes encore orthogonales sur les épreuves, pour cadrer et recadrer encore : une perception de l'univers rendue géométrique par la nature même de la technique employée, et par la pratique d'un photographe qui se tenait à distance de ses modèles pour éviter les déformations, ce qui lui imposait ensuite de retailler dans un cadre trop large, pour serrer au plus près ce qui lui semblait constituer l'essentiel. |
Reste à se poser une dernière question sur ce qui a bien pu pousser Man Ray à faire de lui un tel autoportrait. Un indice est peut-être fourni par une petite indication figurant à côté de la signature : Man Ray, 1936, n.y., abréviation qu'il est tentant de développer en New York. Si tel est bien le cas, cet autoportrait a été réalisé à peu près à la même période que le dessin « Rêve », que nous avons déjà analysé. Et il n'est pas interdit de penser que c'est dans un magasin de New York que Man Ray a déniché sa spectaculaire paire de lunettes.
Nous sommes donc fin novembre ou décembre 1936. Man Ray a traversé l'Atlantique pour présenter ses œuvres dans deux sites différents, le MoMA, Musée d'Art moderne, où se tient une grande exposition intitulée Fantastic Art, Dada, Surrealism, et la Valentine Gallery, où il expose trente-six dessins qui plus tard seront publiés dans les Mains libres. Il espère qu'à cette occasion ses talents d'artiste seront enfin reconnus par ses compatriotes, comme une revanche sur son départ en 1921, et la promesse éventuelle d'un retour cette fois triomphal.
Mais outre le fait que c'est à l'évidence Salvador Dali qui lui vole la vedette, il s'aperçoit très vite que si l'exposition surréaliste rencontre un grand succès auprès du public, les critiques dans la presse sont presque toutes négatives. Accepté comme un témoignage sociologique intéressant, le surréalisme est nié ou déprécié en tant qu'art. Henry Mc Bride intitule son article du 21 décembre dans le New York Sun, en paraphrasant Shakespeare : « Farewell to Art’s Greatness : Modern Museum’s Surrealism says Goodbye to All That – A Sensational Show ». Quant aux dessins exposés à part dans une petite galerie, ils subissent le reproche de ne pas assez jouer sur le terrain du rêve ou de la folie, et d'être trop « artistiques », au mauvais sens du terme. Man Ray répond ceci à Mc Bride :
« You say that you will not tell André Breton about the things of artisticness that got into them, but Breton has already seen them and approves all the contradictions that occur in the drawings, because I could not and did not wish to help my self. They are the sum of all my experiences in photography as well as painting. Put to the service of my experiences of 1936. [Ces dessins sont la somme de toutes mes expériences en photographie aussi bien qu'en peinture. Mais mises au service de mes expériences personnelles de 1936].» (2) |
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Peut-être, dans ces circonstances, ces lunettes-fenêtres lui apparaissent-elles aussi comme les barreaux d'une cage, dont il espère se libérer au plus vite. Les dessins des Mains libres sont manifestement pour lui ce moyen : l'énergie avec laquelle il s'est lancé dans cette entreprise indique assez qu'il lui accorde une énorme importance. Ces dessins constituent bien la somme de tout ce qu'il a acquis et vécu dans les années 20 et 30 ; après eux, c'est bien dans les arts graphiques qu'il va produire l'essentiel de son travail, et non plus dans la photographie. |
© Agnès Vinas
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à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre
de droits, et n'a pas vocation à être
pillé.
© Man Ray Trust / ADAGP
© RMN
(1) Roland Penrose - Man Ray, trad. française
aux éditions du Chêne, 1975, p.143.
(2) Lettre de Man Ray à Henry Mc Bride datée du 30
janvier 1937, citée par Merry Foresta dans son article
d'introduction au catalogue de l'exposition Perpetual motif,
the art of Man Ray, National Museum of American Art,
Smithsonian Institution, Washington, New York, 1988
Et pour compléter sur la toile, à propos de la grande exposition du MomA en 1936-37
Sandra Zalman - « The Vernacular as Vanguard : Alfred Barr, Salvador Dalí, and the U.S. Reception of Surrealism in the 1930s », in Journal of Surrealism and the Americas 1 (2007), 44-67