L'exposition [de Londres, du 11 juin au 4 juillet
1936] laissa Paul Eluard exténué. Il
invita Man Ray à se joindre à lui,
à Picasso et à d'autres amis pour passer
quelques jours à Mougins, dans
l'arrière-pays cannois. Ces vacances leur
permettraient de se reposer et de prendre du recul
après l'atmosphère surchauffée de
Londres. Le poète était impatient de se
remettre à l'élaboration des Mains
libres, dont il avait commencé le texte et
Man Ray les dessins quelques mois plus tôt.
A présent, on voyait souvent Picasso en
compagnie de Dora Maar, une belle photographe
yougoslave qui avait abordé l'artiste aux Deux
Magots sous prétexte qu'elle était
chargée d'écrire un reportage sur lui.
Elle avait une voix sensuelle, une présence
Irrésistible, des yeux d'un bleu profond. Cet
été-là, alors que la guerre civile
faisait rage en Espagne, elle ne quitta pas Picasso,
même quand il se lançait dans des
discussions interminables avec Eluard, tandis qu'il
s'interrogeait sur la nature de ses engagements -
l'Espagne, la peinture, ou les deux. Pressé par
Eluard, il avait consenti à exposer à la
Burlington Gallery. Mais il se considérait comme
« un surréaliste dissident », un
surréaliste qui, comme Duchamp, acceptait
d'être affilié, en principe, au mouvement,
mais qui fondamentalement gardait ses propres opinions.
Picasso choisissait ses amis plus en raison de ses
sympathies personnelles que de principes
idéologiques ou esthétiques. |
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Cet été-là, « le maître
Picasso », comme Apollinaire avait coutume de l'appeler,
était au centre d'un petit groupe dans lequel circulaient
le marchand d'art Christian Zervos et sa femme Yvonne, le
poète René Char et Paul Rosenberg, Eluard et
Nusch, sa femme, Man Ray et Adrienne Fidelin, sa première
compagne depuis le départ de Lee. « Ady »
était une danseuse guadeloupéenne. Les jours
s'écoulaient paresseusement selon une routine immuable,
Picasso aimait commencer la journée en nageant. Ensuite
il se livrait à de longues promenades avec Man Ray entre
les rochers, en quête de bois flotté, de
coquillages et d'os de seiche. Picasso aussi adorait bricoler et
il était fasciné par la spontanéité
avec laquelle Man Ray pouvait inventer des objets. Ce dernier,
coiffé de son béret, portant de vieux pantalons de
velours et une large blouse bretonne, dont il roulait parfois
les manches jusqu'aux épaules, s'arrêtait tous les
trente mètres environ pour prendre quelques
clichés avec son fidèle 35 mm. Contrairement
à la légende qu'il avait lui-même
créée, son appareil de photo pouvait sortir de
l'atelier. Il avait l'air parfaitement désinvolte, un
petit cigare coincé entre les dents et le béret
crânement penché sur l'oreille.
Les deux hommes déjeunaient à l'ombre d'une
tonnelle derrière l'hôtel Vaste Horizon, à
l'abri d'un rideau de cyprès qui dissimulait la terrasse,
où plusieurs tables étaient regroupées pour
qu'amis et visiteurs puissent manger ensemble. Comme Man Ray,
Picasso ne pouvait garder les mains immobiles. Le
déjeuner devenait inévitablement un moment de
créativité. Il déchirait et tordait une
serviette en papier pour lui donner la forme d'une
créature étrange sous l'oeil admiratif de
l'assemblée. Un portrait mémorable de Nusch fut
élaboré à l'aide de crayon, de café,
de rouge à lèvres et de vin sur une nappe en
papier. Picasso, séduit par la « photographie sans
objectif » mise au point par Man Ray, lui demanda cet
été-là de lui enseigner la technique du
cliché-verre et, dès lors, il fut capable de
graver des dessins sur des plaques photographiques sans se
servir d'appareil.
Après le repas, les couples « se retiraient dans
leur chambre respective pour faire la sieste ou peut-être
l'amour ». A la suite des séances de travail
— durant lesquelles Picasso aimait bondir sur la terrasse
en tenant un tableau terminé qui semblait avoir surgi,
fin prêt, entre ses mains de magicien —, ils
effectuaient des virées à Saint-Tropez ou La
Garoupe pour admirer le paysage et prendre d'autres
photographies [...].
Après un séjour en Cornouailles [début
de l'été 1937], pendant lequel Man Ray
poursuivit ses esquisses à l'encre pour Les Mains
libres, les trois couples — Eluard et Nusch, Lee et
Roland, Man Ray et Ady rejoignirent Picasso et Dora Maar
à Mougins. La vue depuis l'hôtel Vaste Horizon
était particulièrement ravissante, en cet
été 1937. La colline bruissante d'oliviers et de
cyprès descendait en pente douce jusqu'à la baie
de Cannes avec, au loin, le massif des Maures et, se perdant
à l'horizon, les sommets des Alpes, couronnés de
neige. Les amoureux buvaient du rosé sous la tonnelle et
humaient les parfums qui embaumaient l'air. En l'honneur de la
grande toile que Picasso avait terminée au printemps,
à la suite des bombardements nazis qui avaient
massacré deux mille personnes à Guernica, petite
ville du pays basque espagnol, Eluard composa son poème
La Victoire de Guernica. Picasso exécuta le
portrait des femmes. Des balades à Nice en automobile
pour rendre visite à Matisse constituèrent les
événements marquants de cet été
fertile. Man Ray tourna ce qui sera son dernier film, en
couleurs, avec Picasso et Eluard comme vedettes. Reportant
à la fin de septembre son retour à Paris, il loua
à Antibes un appartement qu'il transforma en atelier de
peintre. De retour rue Denfert-Rochereau, il trouva, à
son grand soulagement, une lettre officialisant enfin son
divorce avec Adon Lacroix.
« Dans ces dessins, mes mains rêvent », disait
Man Ray de ses esquisses qui illustrent, obsédantes, les
poèmes d'Eluard dans Les Mains libres,
publié par Jeanne Bucher le 10 novembre 1937, à
Paris. Pour fêter cet événement marquant de
la vie professionnelle de l'artiste, il y eut une exposition des
dessins à la galerie Bucher, boulevard du Montparnasse.
« C'est la somme de mon expérience, en photo comme
en peinture », déclara l'artiste au journaliste du
Sun, Henry McBride.
Ces deux dernières années, Man Ray les avait
passées à voyager par monts et par vaux. Au cours
de ses déambulations, il conservait un carnet près
de son lit. Le soir, avant de s'endormir, si une idée lui
venait, il exécutait un rapide croquis sur son calepin
pour s'en servir plus tard, le cas échéant. Le
lendemain matin, au réveil, s'il avait eu un rêve,
il esquissait rapidement un dessin. Correspondant à un
exercice poussé dans le dessin automatique, Les Mains
libres furent accueillies avec enthousiasme par Breton.
Plus qu'un journal de voyage surréaliste, le carnet
était un hommage à l'amitié qui liait un
peintre et un poète depuis le début des
années vingt. Paul Eluard se trouvait au café
Certa pour accueillir Man Ray à son arrivée
à Paris. Le jeune Américain avait
été frappé à l'époque par son
haut front et ses lèvres pincées, qui le faisaient
ressembler à Baudelaire. Personne, parmi les
surréalistes, n'avait le ton doux, conciliant, l'air
romantique d'Eluard.
Man Ray aimait chez Eluard la dissociation entre la perfection
de la forme et le contenu provocant. Eluard était
attiré chez Man Ray par sa soif de solitude, comme il le
lui confie dans son poème Man Ray, publié par
Soby. Man Ray photographia sous tous les angles Nusch la «
Berlinoise », la femme d'Eluard, dont le poète
avait fait la connaissance dans un train en mars 1929 et qu'il
avait épousée en 1934, après son divorce
d'avec Helena Diakonova. Mieux connue sous le nom de Gala,
celle-ci devint la muse de Dali. En 1935, poète et
photographe avaient collaboré à Facile,
l'hommage de Man Ray aux formes sensuelles du corps de Nusch
venant compléter l'hymne d'Eluard à son nouvel
amour.
Cependant, sur le plan politique, les deux hommes
différaient. Eluard entra au parti communiste, puis dans
la Résistance pendant la guerre, tandis que Man Ray
quittait totalement la scène. Sur le plan artistique, ils
restèrent unis par leur foi dans le pouvoir de
l'imagination : « Le poète, déclara Eluard,
est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré
(1) . »
Man Ray et Eluard croyaient l'un et l'autre au pouvoir
purificateur de l'art et de la poésie. Ils croyaient
aussi que l'artiste pouvait sonder les profondeurs de ses
« rêves éveillés » et ne devait
plus se considérer comme un dieu omnipotent, mais comme
un simple mortel, qui ose embrasser sur la bouche la
beauté et l'amour, dit Eluard. Surtout, ils croyaient en
« la fraternisation » qui, seule, pouvait faire
sortir l'artiste de sa solitude essentielle. Cette
solidarité était le thème majeur de
« L'Evidence poétique », titre du discours du
poète le 24 juin 1936 à l'exposition
surréaliste de la Burlington Gallery. Man Ray avait
prêté une oreille attentive à sa
démonstration avant de passer à l'action. Les
Mains libres avaient, dès lors, progressé
rapidement. Ils avaient voyagé et travaillé main
dans la main durant l'été, à Londres,
à Saint-Raphaël et à Mougin en juillet, puis
à Salins, Saint-Tropez et Mougins encore en août,
avant de rentrer à Paris en septembre.
Le frontispice des Mains libres est clair : ce sont des
dessins « illustrés par les poèmes de Paul
Eluard » — et non l'inverse. Le poète se
situe dans l'ombre, présentant Man Ray comme un homme qui
se livre, nous donne ses yeux, ses mains... Man Ray dessine de
manière à ne pas s'oublier, à rester
présent, pour que le monde ne disparaisse pas à
ses yeux. Il « dessine pour être aimé (2)
».
Dans Les Mains libres, un journal rêvé, Man Ray donne libre cours à ses fantasmes. La femme a l'air suppliant, réduite à l'impuissance et, parfois, asservie : la tête rejetée en arrière, les cheveux en cascade, agenouillée, les yeux levés, les mains agrippées autour du cou avec sur le visage une expression de terreur, d'horreur ou de surprise ; les yeux mi-clos par l'angoisse ;
nue, prisonnière d'une main géante ; créée par un pinceau, pliable, portable à volonté ;
allongée près d'un poisson de la
même taille qu'elle ou sur le point d'être
éventrée par des ciseaux. Si Man Ray dessinait
« pour être aimé », c'était sous
le coup d'une colère inspirée par un amour
éconduit ou, comme le faisait remarquer judicieusement
Eluard, toujours par désir et non par besoin.
Les poèmes ne tiennent pas lieu de légendes aux dessins. Ils jouent avec eux, ou plutôt viennent en contrepoint, comme Le Tournant, l'esquisse d'une main qui tourne autour du versant dangereux d'une colline près de la mer. « J'espère / ce qui m'est interdit », déclare simplement le poème qui l'accompagne. |
Dans Rêve, nous voyons le panorama qui s'étale sans doute sous les yeux de Man Ray, de sa chambre au vingt-sixième étage du Barbizon Plaza, à New York, à part une locomotive à vapeur futuriste qui fend l'air à l'envers et fond par-dessus les immeubles qui longent la Cinquième Avenue pour se jeter droit sur Central Park : « Petit jour / Je rentre / La tour Eiffel est penchée / Ponts tordus / Tous les signaux crevés / Dans ma maison en ruine / Chez moi / Pas un livre / Je me déshabille. »
Le livre se terminait sur une esquisse pour « un portrait
imaginaire de D.A.F. de Sade » par Man Ray.
Fasciné par Donatien Alphonse François, marquis de
Sade (1740-1814), Man Ray l'était bien avant son
arrivée à Paris. Adon Lacroix, déjà,
avait initié son mari aux écrits d'Apollinaire sur
le divin marquis. Du reste, Man Ray n'avait pas plus tôt
emménagé rue Campagne-Première qu'il
découvrit que Maurice Heine, son voisin, écrivain
et éditeur érudit, venait de publier un article
sur Sade dans Der Sturm.
Heine, considéré comme « l'inventeur de Sade », était convenu avec Apollinaire de rechercher et d'éditer les textes inédits de Sade. La mort prématurée du poète mit fin à ce projet commun. En dépit d'une santé défaillante, Heine se consacrera à cette tâche durant les vingt années qui vont suivre. La légende veut que, lorsque Heine eut fait remarquer à Man Ray qu'il n'existait aucun tableau représentant l'infortuné marquis à sa maturité, l'artiste se soit mis en devoir de découvrir tout ce qu'il pouvait sur l'écrivain, allant jusqu'à visiter le château du Vaucluse où celui-ci avait passé son enfance.
Paul Eluard, qui avait longuement parlé de Sade lors de
sa conférence de juin 1936 à la Burlington
Gallery, n'avait pas manqué de remarquer qu'il n'existait
aucun portrait de lui. Sade, ajoutait-il, avait
été enfermé presque toute sa vie «
pour avoir voulu redonner à l'homme civilisé la
force de ses instincts primitifs ».
Les esquisses de Sade dans Les Mains libres suivent de
peu la conférence de Paul Eluard. Datant de 1936, elles
préfigurent les deux portraits à l'huile que Man
Ray exécutera en 1938 et 1940. Sur le premier, au fond,
la Bastille est en flammes, des silhouettes se tordent de
douleur au premier plan. L'ensemble est dominé par un
profil massif édifié avec des blocs de pierre,
celui du marquis, l'air impassible. Sur l'autre tableau,
l'arrière-plan est plus paisible. La crise est
passée.
Sur le Portrait imaginaire de D.A.F. de Sade, un
portrait vibrant, terrifiant, le personnage principal donne
l'impression de forcer les murs de pierre de la prison que
représente son corps. En outre, on peut y lire une
inscription extraite de ses écrits par laquelle Sade
exprime sa volonté claire et nette de reposer dans une
tombe anonyme. L'épigraphe du divin marquis résume
en finesse le dilemme auquel Man Ray est confronté dans
son art. Sa personnalité lui a servi à attirer
l'attention sur son oeuvre, dans l'espoir que finalement
celle-ci lui survivrait.
Après avoir proclamé pour l'homme une
liberté sexuelle qui scandalisa son époque, Sade
connaîtra enfin une grande passion dans sa vie en la
personne de sa belle-soeur. Comme Sade, Man Ray caressait plus
que tout l'espoir de trouver enfin un dernier amour, paisible,
réconfortant. Sade le trouvera auprès de
Marie-Constant Quesnet. En 1938, Man Ray n'allait pas tarder
à nouer à son tour des liens heureux et
durables.
Parce que cet écrivain avait passé «
vingt-sept ans de sa vie en prison pour ses idées
», Man Ray admirait Sade. D'autant qu'il profita de ce
qu'il était derrière les barreaux pour composer
l'essentiel de son oeuvre. Man Ray évoquait souvent la
passion du marquis pour la « liberté absolue
». « C'était cela... la religion de Man Ray,
remarquera plus tard son ami Henry Miller. Un croyant sans
église. »
Promu héros du surréalisme, Sade était le rebelle et le révolutionnaire, l'athée, l'apôtre de l'amour. Il était le symbole d'un individualisme forcené, le paria qui disait et faisait ce qu'il pensait, sans s'embarrasser de l'opinion d'autrui. Il pouvait se montrer cruel ou bon dans l'assouvissement de ses désirs, mais ceux-ci venaient infailliblement en premier. Il croyait en la souveraineté du plaisir et se montrait omnivore dans la satisfaction de ses besoins : vous ne saurez rien si vous ne savez pas tout, écrit-il dans Les 120 journées de Sodome (3), un des ouvrages préférés de Man Ray. Si vous êtes assez timoré pour ne pas forcer la nature, la nature vous fuira à jamais. En fait, l'œuvre de Man Ray à la fin des années trente porte la trace de ses efforts pour apaiser l'angoisse née de cette vérité. Tout en menant une vie agréable avec Ady, une jeune femme effacée aux besoins modestes, Man Ray continue d'exprimer un autre aspect de son tempérament.
Vénus restaurée |
Vénus |
Résurrection des mannequins |
Des désirs de domination se
manifestent souvent par des objets évoquant l'esclavage.
Il créera, par exemple, diverses variations sur le
thème de la Vénus attachée, le torse
lié par une corde, la tête dans un filet, ou
déformée et maquillée. Le mannequin
conçu par Man Ray pour l'exposition surréaliste de
janvier 1938 à Paris portait des larmes de verre sur le
visage et des bulles de savon en verre dans ses cheveux. Elle
était une représentation
éphémère de la femme. D'ores et
déjà, l'ouvrage qu'il signe avec Paul Eluard,
Les Mains libres, est un interminable défilé
de femmes implorantes.
L'ouvrage était une étude de l'ambivalence :
Paranoïa, Oui ou non, La Peur, L'Angoisse et
l'Inquiétude, ces oeuvres convenaient
particulièrement à la fluidité du trait de
Man Ray. Dans Les Tours d'Éliane, la porte
sombre, au milieu du château, est aussi une ouverture
vaginale. Un minuscule Don Quichotte, intrépide, se tient
prêt à entrer, malgré sa peur d'être
dominé sexuellement. Dans Femme portative, Man
Ray voulait imaginer la femme composée de spirales
empilées l'une sur l'autre, accrochées à
une ficelle qu'il pourrait tirer ou relâcher à
loisir. Tel est le pouvoir de l'artiste. |
(1) Paul Eluard, La Vie immédiate, Gallimard,
1971, p. 11.
(2) Paul Eluard, préface des Mains
libres.
(3) La fin de L'Age d'or, de Luis Buñuel
(1930), est une transposition fidèle de la fin des
120 Journées de Sodome (N.d.T.)
Neil Baldwin - Man Ray, American artist, 1988 - Traduit de l'anglais par Edith Ochs, Plon, 1990 - Les deux extraits reproduits ici se trouvent aux pages 191-192 et 198-203 de l'édition de 1998.
Les illustrations ne figurent pas dans le livre de Neil Baldwin ; elles ont été ajoutées par nos soins.
© Man Ray Trust / ADAGP