Nicole Boulestreau - Les avatars de l'emblème dans les Mains libres
Le contexte des Mains libres et la liberté dont il est question
Les poèmes d'Éluard et les dessins de Man Ray
datent des années 1936-1937. Si le Front populaire et la
guerre d'Espagne forment la toile de fond du recueil, aucune
référence directe n'y est faite. Un dessin de Man
Ray, conservé dans le cahier de travail, évoquait
la guerre
civile, mais il n'a pas été retenu
pour le livre, dont le thème dominant est la
liberté dans les relations amoureuses, un art de vivre
pratiqué, semble-t-il, de façon exceptionnellement
heureuse par « les amis » que rassemblent des
vacances d'été, à Mougins (1).
Plusieurs emblèmes évoquent cet art de vivre, qui
transparaît aussi dans les photos et les films de Man Ray
et de Lee Miller de l'époque :
La Plage
Tous devaient l'un à l'autre une nudité
tendre Liberté
Liberté ô vertige et tranquille pieds
nus |
Man Ray écrivant sur Éluard un peu plus tard
traduit sobrement ce double lien, noué autour du
questionnement poétique et amoureux. « Ami intime
de longue date. Un des fondateurs du Surréalisme. J'ai
illustré ses poèmes de mes photos, il a
illustré mes œuvres de ses poèmes »
(2).
A travers la photographie, le dessin, l'invention d'objets, il
répète qu'il recherche une poésie plastique
qui repose sur des effets contrastants : « Moi, il ne me
faut pas une chose mais deux choses. Deux choses qui en
elles-mêmes n'ont pas de rapport et que je mets ensemble
pour créer, par contraste, une sorte de poésie
plastique » (3). Les dessins qu'il soumet à
Éluard sont pour la plupart « des dessins de
rêves ». L'un d'eux porte explicitement le titre :
« Rêve du... »
Éluard pour sa part est encore dans le sillage surréaliste, et continue à proclamer la souveraineté du violent désir, mais c'est désormais à titre personnel. Une lettre à Louis Parrot du printemps 1936 le confirme :
Je me suis en outre complètement
séparé de l'activité
surréaliste collective qui me paraît de
plus en plus manquer de sérieux et de moyens
suffisants (4). |
Le livre qui naît de cette collaboration marginale est le fruit d'un retour sur soi à travers l'image, et d'un questionnement sur cette science du désir à laquelle Éluard veut accéder.
Le genre littéraire
À première vue, les dessins de Man Ray
ressemblent à des ébauches. Ils flottent et
n'entrent pas dans un champ visuel bien défini,
n'étant pas encadrés, ce qui ne facilite pas la
mise en page. La plupart sont mal léchés. Les
objets évoqués, dont le sens symbolique est
souligné par un agrandissement, une réduction
d'échelle, ou une juxtaposition incongrue restent
familiers. Ce traitement renvoie à celui des gravures
populaires du XVIe siècle, mais du fait de l'absence de
cadres et de filets, l'agencement formel des pages
n'évoque pas immédiatement la structure visuelle
du livre d'emblèmes, reconnaissable à sa
tripartition savante et à ses schèmes
typographiques.
Cependant, la référence au genre ne fait pas de
doute, et j'irais jusqu'à dire qu'elle donne sens
à ce livre modeste. Je m'étais déjà
expliquée sur ces intuitions de lecture concernant le
fonctionnement emblématique du livre, dans une
publication que Lucien Scheler et François Chapon avaient
conçue Autour
d'Éluard en 1984. J'avais proposé
à l'époque quelques hypothèses sur les
doubles pages du « Désir », de «
L'Évidence », de « L'Angoisse et
l'inquiétude », de « L'Aventure », en
les rapprochant par leur thème et par leur
écriture d'emblèmes fameux des Vices et des Vertus
du XVIe siècle, particulièrement ceux d'AIciat ou
de Corrozet reproduits en regard (5).
Les recueils d'emblèmes sont des productions
hétérogènes et le charme de leur lecture
vient souvent de la perception que l'on a de variations
poétiques autour d'un matériel d'images assez
réduit. On peut rappeler que les gravures qui, dans le
genre éditorial, renvoyaient habituellement à de
courts textes par le truchement d'une devise, étaient
souvent choisies par les libraires éditeurs
eux-mêmes. Ou bien c'étaient les poètes,
Maurice Scève en est un exemple connu, qui improvisaient
leur texte à partir d'images dont ils disposaient (soit
préexistantes, soit spécialement gravées
pour le livre) en proposant au besoin plusieurs lectures de la
même gravure.
Le succès de ces livres qui témoignent de la
vivacité de la pensée visuelle et d'une
écriture encore mnémonique, fut immense (il y eut
150 éditions des Emblèmes d'AIciat) (6).
Ce simple rappel pour montrer sur quels principes on peut
établir des rapports entre l'écriture des
Mains libres et celle des livres d'AIciat ou de Maurice
Scève.
Il s'agira donc, en référant le livre au genre
institué de l'emblème, de s'interroger sur les
voies de l'écriture d'Eluard, et sur un art de la
composition qui rejoint les anciens arts de la
mémoire.
Dans la tradition, deux précédents me semblent particulièrement intéressants à évoquer : Délie de Maurice Scève, et le thème de la connaissance interdite dans les recueils de proverbes.
Les Mains libres et Délie de Maurice Scève
Quels rapprochements peut-on faire entre ces deux oeuvres
?
D'abord et de façon éclatante,
Délie de Scève est un livre sur le
désir. On a remarqué que désir est
le mot le plus abondant, mais aussi le plus ambigu du lexique de
Scève : « haut désir, hautain désir
» mais aussi « violent, brûlant
désir », force irrésistible que le canzionere
veut transformer en l'instrument d'une ascension
spirituelle.
Le portique de Délie : « À sa Délie
», en prévient le lecteur :
Quant au frontispice, il donne voix à un rocher en pleine mer assailli par les vents : « Adversis duro ». N'y entend-on pas en germe le « dur désir de durer d'Éluard ? » |
Man Ray - Le Pont coupé, 1937 |
Le frontispice des Mains
libres est un pont coupé, emporté par les
flots, le pont d'Avignon, mais couchée sur lui, une femme
aux cheveux dénoués, fait le lien avec la terre.
Le premier poème, après la préface qui
lance le thème du désir : « Le dessin de Man
Ray : toujours le désir, non le besoin »,
répond à Scève en s'inscrivant ironiquement
contre les renoncements et les mortifications :
Sans fin donner naissance |
Les deux livres communiquent en arrière-fond avec des lieux et un milieu poétique symboliquement chargés : Lyon et le paysage lyonnais, Fourvière et la Saône pour Scève — Avignon, Laure et Pétrarque, Char et l'Isle-sur-la-Sorgue pour Éluard. Passons sur les variations pétrarquistes évidentes (« Fille de glace », « La mort inutile ») et venons-en à l'interprétation de quelques emblèmes :
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« Narcisse » : Dans le dessin de Man Ray, une femme
nue en vision trois-quarts, dont la tête est hors page
(comme souvent dans ses photos) tient son masque tourné
vers elle. En regard Éluard a écrit :
Masque de poix |
Dans Délie, répondant à une image
de Narcisse se mirant dans l'eau sur fond de paysage le
poème dit (aux vers 7-8 du dizain) :
Et me tuant à vivre il me désire |
Le rapport n'est pas ici dans les images, relevant d'enchaînements iconiques différents, mais dans les morales des deux poètes qui disent, sur des modes divers, qu'aimer autrui implique de se désaimer.
L'attenteJe n'ai jamais tenu sa tête dans mes mains |
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«L'Attente»; Ia voix de l'unique vers
éluardien «Je n'ai jamais tenu sa tête dans
mes mains » (ou son énonciation en termes de
pragmatique) relaie et reprend celle qui émane, dans le
dessin de Man Ray de deux mains d'homme dont les paumes se font
face, mais aussi de la toile d'araignée qui s'est tendue
entre elles. Énonciations poétiquement
concertantes. Dans l'emblème de Maurice Scève, la
circulaire toile d'araignée de l'attente et du vain
désir occupe tout l'espace carré tendu entre deux
troncs d'arbres. Une voix vient de l'araignée («
L'Yraigne »), dans le titre, et la devise s'y glisse
« J'ai tendu le lacs où je meurs » ; une
autre, en écho, émane de la toile (mots entourant
typographiquement la gravure) ; une autre la relaie, celle du
poème : « Je me meurs, pris és rets que j'ai
tendu », en chute du dizain.
La réécriture iconotextuelle frappe : souvenir ou rencontre ? Peu importe, dans les deux oeuvres l'emblème prend. Si le poème d'Éluard est plus noématique, celui de Scève plus mythique (dans la tradition imagée des métamorphoses d'Ovide) et plus moral, on est confondu par l'intensité d'une poésie qui accouple et désaccouple les images et les voix à travers les siècles.
Maurice Scève - Délie - Edition de Lyon, 1544 |
« Oui ou non » : Le poème d'Éluard
reprend expressément le Oui et non de la
tradition morale, qui luttent dans Délie sous
forme de deux poings, deux gants plombés, les «
cestes ». Il s'agit du dilemme par excellence, celui qui
oppose, pour Scève, désir et vérité,
pour Éluard, le désir de rébellion, dont
ses sœurs, les compagnes de Mougins (Nusch, Lee Miller,
Sonia Mossé) sont l'exemple vivant, et « les
grandes orgues de la raison ».
Il n'y a pas ici de correspondance entre les images des deux
livres, mais une tension essentielle, dont vit la poésie,
et dont elle est « trempée ».
Les Mains libres et le thème Aude Sapere
On peut isoler un second registre qui joue avec le premier :
celui de la connaissance interdite.
Dans la production emblématique, le thème des
risques du savoir, de l'audace de connaître, est
récurrent tant dans les sentences que dans les gravures,
comme l'a montré Carlo Ginzburg, dans une étude
qui s'avère très intéressante pour notre
propos (9).
Je le cite : « Dans ces recueils de dictons et de
proverbes, accompagnés d'images, si répandus dans
le public cultivé de l'Europe du XVIe et surtout du XVIIe
siècle, nous trouvons un grand nombre d'images et de
dictons liés au thème de l'interdiction de
connaître les choses élevées. Ce qui les
unifie, c'est le retour régulier, mal
interprété de la citation de Saint Paul, Noli
altum sapere ».
Le thème de la connaissance interdite par l'accès
au rêve ou à la merveille est abordé
dès la préface des Mains libres, juste
après celui du désir :
Il y a autant de merveilles dans un verre de vin que
dans le fond de la mer. Il y a plus de merveilles dans
une main tendue, avide que dans tout ce qui nous
sépare de ce que nous aimons. |
Le verre de vin, la main tendue, avide, la bouche « autour
de laquelle la terre tourne » sont pour Éluard les
complices d'un art d'aimer qui met le couple au centre des
relations érotiques et des plaisirs
partagés.
Un emblème du livre fait écho à cette utopie de « l'amour merveilleux » dans l'ici même : « Feu d'artifice » :
« La nue fantastique est d'ici |
(Une photographie d'un feu
d'artifice de Man Ray parue dans
Minotaure, a servi au dessin).
Faut-il rappeler qu'amour et connaissance ont, dès ses
commencements poétiques, partie liée chez
Éluard ? Faut-il rappeler Défense de
savoir ? Si la souffrance de l'œil ombreux et les
batailles de l'ombre et du voir s'écrivent tout au long
de L'Amour la poésie, la « science du voir
» par les yeux fertiles et la « science du
désir » qui dérangent et excèdent
tous les conformismes de l'époque aiguillonnent la
poésie ultérieure jusqu'aux Mains libres.
On pourrait dire que la revendication de la connaissance
interdite irrigue la pensée surréaliste et en
constitue un thème majeur.
|
Selon C. Ginzburg, l'adage de Saint Paul « Ne cherche pas
à connaître les choses élevées
», repris dans différents contextes, reflète
l'hypothèse d'un domaine séparé, interdit
aux approches humaines. Ainsi, dans les emblèmes
d'Alciat, l'image de Prométhée
enchaîné, avec l'aigle qui lui ronge le foie,
traduit l'angoisse qui suit la transgression des secrets Lorsque
Galilée et Képler, utilisant les nouveaux
instruments de la science telle la lunette, percèrent les
secrets de la nature, déplaçant le centre du
nouveau monde au lieu du soleil « autour duquel la terre
tourne », les différentes attitudes des esprits et
représentants religieux, savants et libertins ne
manquèrent pas d'être inscrites dans les livres
d'emblèmes Les esprits forts qui risquaient de porter
atteinte à la cohésion sociale deviennent les
héros de l'audace intellectuelle. Je cite à
nouveau C. Ginzburg : « Ce dépassement des limites
anciennes fut dûment enregistré dans les recueils
d'emblèmes. Au cours du XVIIe siècle, Icare et
Prométhée devinrent les symboles d'un puissant
élan intellectuel vers la découverte.
Résultat d'un net renversement des valeurs, l'«
audace », la « curiosité » et «
l'orgueil intellectuel » — vices traditionnellement
associés à ces mythes — furent
considérés comme autant de vertus ».
Alors Icare et Prométhée sont
représentés frôlant avec défi le
soleil ou traversant les airs, nouveaux Hermès porteurs
d'un nouvel adage « Nil Linquere inausum »
: « Ne laisse rien à l'abri de ton audace. Ose tout
».
Dans les emblèmes des « intellectuels »
européens (figure sociale qui émerge à
l'époque) le «Connais-toi toi-même»
accompagne le « Sapere aude ». C. Ginzburg rappelle
encore que « Ose connaître » fut la devise
personnelle choisie par Gassendi.
Man Ray - L'aventure, 1937 |
Une voix semblable qui dit « Ose savoir » parcourt l'ensemble du livre de Man Ray et Éluard. Elle interfère avec celle des adages du désir. Il est passionnant d'aborder à la lumière des recueils du XVIIe siècle le recueil des Mains libres. En tournant les pages, je citerai :
Exhortations adressées à une cariatide
soudainement et par merveille libérée du
fronton qu'elle supportait et qui la
protégeait. |
« Mains et fruits », dessin de mains effleurant des fruits, avec son adage :
Le rêve manger l'immangeable.
« Le Tournant » :
J'espère ce qui m'est interdit
« Feu d'artifice »
La nue fantastique est d'ici
Où ne s'effacent pas les ombres
« Les Tours d'Eliane » :
Un espoir insensé
Fenêtre au fond d'une mine.
« Histoire de la science » :
Invente perpétuellement le feu
Man Ray - Nu, 1937 |
Man Ray - Le tournant, 1936 |
Quatre emblèmes surréalistes répondent à ceux des libertins et esprits forts de la Renaissance : « Nu », dont le dessin est l'une des variantes de l'ange à la poitrine ailée qui a inspiré Man Ray. C'est une figure de dérision, un héros négatif pour Éluard. Ce corps asexué, ailes duveteuses, d'éphèbe craintif, les yeux levés vers les cieux, semble celui d'un faux Icare. Il en est la figure antithétique ni téméraire, ni foudroyé, c'est un imposteur :
Au pays des figures humaines
On s'apprête à briser ta statue ridicule.
La double page précédente « Le Tournant » présentait à l'inverse la devise et le geste de celui qui ose franchir les limites : « J'espère ce qui m'est interdit». La main avide que relaie la voix dans l'image s'avance au flanc d'une montagne vers la zone aveugle d'un tournant dangereux.
Anton van Leeuwenhoek - Epistolae ad Societatem
Regiam anglicam
|
C'est une superbe recréation de l'emblème du dépassement des limites dont C. Ginzburg présente une version dans son livre, et qu'il décrit ainsi : une vignette qui représentait un homme en train de gravir une montagne. Du sommet couronné de nuages jaillit une corne d'abondance. Un dieu ailé avec une faux, le temps l'aide à monter. La devise est : « Dum audes, ardua vinces » (« Si tu sais oser, tu vaincras toutes les difficultés ») (10).
Man Ray - Histoire de la science, 1937 |
Dans « Histoire de la science », le dessin de Man Ray condense visuellement plusieurs emblèmes, tous assez connus, de la roue de la fortune, du tournoiement, de la mort et de la vie, dans une composition qui surimpose à la nudité de la fortune celle de la science, et à la figuration du destin celle d'une renaissance du monde. L'adage est prométhéen :
« Invente perpétuellement le feu
|
Dans la paume du village |
L'art de la mémoire dans les emblèmes
On sait que l'emblème entretient encore aux
siècles classiques des relations avec les arts de la
mémoire : Frances A Yates, qui en a étudié
les différentes exploitations et l'histoire,
réfère le livre d'emblèmes aux pratiques de
la mémoire artificielle. La méthode des lieux et
des images (associer à des espaces familiers des
images-relais de ce dont on veut se souvenir et les parcourir,
donner une charge émotive aux images magiques de la
mémoire) s'y conjoignent (11). Dans le livre
imprimé, le parcours devient celui des pages, cependant
c'est davantage chaque page, chaque emblème qui vaut
comme création mnémonique
Pour illustrer cet aspect du livre, j'évoquerai à nouveau la composition des pages de Délie : un bois gravé cadré par un filet dont la forme varie, intégrant dans une enceinte typographique une devise, un poème qui n'établit de rapport avec l'image que dans son dernier vers, où il fait écho à la voix de la devise (dont il produit une autre énonciation d'où l'effet de « pointe »), et un titre renvoyant au bois gravé, suivi de sa devise. D'où que l'on commence la lecture, on a accès à un ensemble qui se réengendre en boucle. Toute une production poétique, caractérisable par son jeu complexe d'énonciations relèverait encore des arts de la mémoire, de Pétrarque à Maurice Scève, et à Giordano Bruno.
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Rappelons-nous l'emblème de « l'Yraigne », dans Délie. C'est sur le même principe que l'on peut lire, voir, entendre dans Les Mains libres, « Ie Sablier compte-fils » (12). Le jeu y est très subtil. L'emblème fait écho à « La femme qui dévide » de Délie: l'image est celle d'une jeune beauté, une jeune parque fileuse qui déploie d'un large geste le fil de laine de son métier, de forme losangée, bien détaché d'elle à sa droite.
La voix du poème semble évoquer ses gestes, puis
la femme, même :
Par le penser qui forme les raisons |
mais au dernier vers « J'espère après long
travail une fin », elle interfère avec la voix de
la gravure qui vient de la parque et avec celle du titre «
Après long travail une fin ». Motet subtil.
Le sablier compte-fils
La rose le cœur dans un champ |
« Le Sablier compte-fils » peut se lire à la
lumière de ce bel emblème. Le titre reprend la
légende que Man Ray a lui-même inscrite dans le
dessin de sa parque fileuse : détentrice et comptable du
temps, elle est reliée au sablier par un jeu de fils
entourant sa taille.
Si le poème reprend la formule en titre, il fournit en
finale une autre morale comme une réplique à celle
de Scève : « De belles variétés de
jour / Cultivent ce monde durable » : adage d'un art de
vivre et d'aimer pour une moderne et rebelle Délie.
On voit que le modèle d'écriture est
simplifié, mais l'effet de pointe et le bouclage de la
lecture rejoignent et réactivent sur le mode
poétique l'art ancien de la mémoire
Retiendrons-nous mieux pour autant ces pages souvent déroutantes ? Plus sûrement, il me semble que la référence emblématiste permet de voir dans Les Mains libres une inscription épicurienne, en pleine période du Front populaire, de la thématique surréaliste du désir, et l'exercice poétique d'une pensée-image, dont les secrets ont traversé les siècles.
© Nicole Boulestreau, que nous remercions chaleureusement
de nous avoir autorisées à publier cet article,
initialement paru dans ELUARD A CENT ANS, Les Mots la
Vie, revue sur le surréalisme, textes
réunis et présentés par Colette Guedj, éditions L'Harmattan,
1998.
© L'Harmattan
- Nos remerciements vont aussi à
l'Harmattan, qui nous a aussi généreusement
accordé cette autorisation de publication.
© Man Ray Trust / ADAGP
© Gallica
Abréviation : ML : Les Mains libres.
- Ce dessin, ainsi que trois autres inédits appartenant à la collection Lucien Scheler ont été publiés dans une précédente étude « L'Emblématique des Mains libres », parue dans Le Bulletin du Bibliophile (rédacteur en chef François Chapon) n° 2, 1984. Sur la conception et les circonstances de fabrication du livre, se reporter à Paul Éluard et la peinture surréaliste. Jean-Charles Gateau, Droz, Genève, 1982.
- Man Ray portraits (1920-1940), réunis et préfacés par L. Fritz Gruber, éd. Prisma.
- Pierre Bourgeade, Bonsoir Man Ray. éd. Pierre Belfond, 1972, ρ 65
- Collection Lucien Scheler.
- Op. cit. note 1.
- Voir par exemple L'Emblème à la Renaissance, CDU et Sedes Réunis, 1982
- Le frontispice est reproduit dans les extraits Maurice Scève et l'École lyonnaise, publiés chez Bordas en 1973.
- Narcisse : (ML éd. Pléiade, p. 583 et Délie, éd. Poésie/Gallimard p. 85) ; L'Attente (ML, p. 636) — signalons que la gravure, mal orientée, doit être retournée de bas en haut — et Délie, Poésie/Gallimard ρ 280) - Oui ou non (ML 643). Là encore, il faut signaler que le sens de l'image, dans l'édition de la Pléiade, a été inversé de droite à gauche par rapport à l'édition originale. Il y eut d'autres versions de ce dessin avec le titre : « De quoi faire un poème. »
- Carlo Ginzburg, « Le Thème de la connaissance interdite » dans Mythes, emblèmes, traces, Flammarion 1989, ρ 97 à 112.
- Le Tournant (ML, ρ 606) et Carlo Ginzburg, op. cit., planche VIII
- L'Aride ta mémoire, Gallimard. 1975.
- Le Sablier compte-fils (ML, p. 620) et Délie (p. 90).