Man Ray - Burlesque, 1936



I/ Le dessin de Man Ray (1936)

1. Voici encore un dessin particulièrement énigmatique, parce qu'il juxtapose, comme souvent chez Man Ray, des éléments de tailles différentes et d'interprétation malaisée. A gauche, une femme aux longs cheveux dénoués, qui masquent l'essentiel de son visage, nue depuis le buste jusqu'aux hanches, ramène et croise ses deux mains devant elle, sur une sorte de tissu très large zébré de petites hachures. Un peu en arrière, à droite, une main gauche d'homme tient entre le pouce et l'index une sorte de bille noire, pendant que son majeur et son annulaire se croisent curieusement au bout des doigts, à la hauteur des ongles.

Une première piste de lecture peut être offerte par les deux inscriptions en bas du dessin :



Celle de droite, accompagnée de l'indication N.Y., permet de proposer une datation comprise entre le mardi 6 octobre, jour de l'arrivée de Man Ray à New York si l'on en croit son agenda (1) et le jeudi 31 décembre 1936. Man Ray vient de traverser l'Atlantique pour participer à une double exposition de ses oeuvres, d'abord au MoMA, avec de nombreux autres artistes surréalistes, et aussi dans la galerie de Curt Valentine qui présente certains des dessins qu'il publiera un an plus tard dans les Mains libres.

A en juger par son agenda, Man Ray est immédiatement plongé dans un tourbillon d'appels téléphoniques et de rendez-vous. Les détails de ces rencontres n'y figurent pas, ce qui est bien dommage pour nous ; mais il va de soi que ce retour aux sources doit s'accompagner d'une redécouverte de la vie culturelle et des lieux de divertissement new-yorkais, d'autant que le Man Ray de 1936 a un tout autre train de vie que l'artiste famélique qui était parti chercher fortune en France en 1921. Dans ce contexte, le titre « Burlesque », qui figure en bas à gauche du dessin, doit être pris dans son sens américain de Strip-tease, comme nous l'a fort judicieusement fait remarquer notre collègue Raymond Carpinelli, et non pas - en tout cas pas seulement - dans le sens qu'a l'adjectif burlesque en français.

 

2. Une figure de strip-teaseuse


Ann Corio

Sherry Britten

Gypsy Rose Lee

Parmi les beautés déshabillées qui en cette fin d'année 1936 font les beaux-jours des scènes new-yorkaises, trois au moins peuvent avoir inspiré le dessin de Man Ray : la sculpturale Ann Corio, étoile du Minsky's Burlesque Theatre, la sublime Sherry Britten à la taille de guêpe et aux cheveux noirs démesurément longs, ou Gypsy Rose Lee, la star du burlesque dont la carrière est en pleine ascension.


Mais ce qui frappe à la vue des photographies de scène ou de publicité de toutes ces Vénus, c'est leur sophistication, à mille lieues de la sensualité débridée de celle que Jean-Charles Gateau, décrivant le dessin de Man Ray, qualifie de « naïade échevelée » (2). Leur érotisme est beaucoup plus élégant, suggestif, et tient autant à leur personnalité qu'à la nécessité de ne pas provoquer inutilement les foudres de la censure, ce qui n'empêchera pas le maire de New York, Fiorello La Guardia, de fermer tous les établissements de burlesque l'année suivante, en 1937.

Aucune d'elles, donc, ne lâche ses cheveux ni ne se déshabille ainsi de haut en bas. Il semble que cette forme de nudité, buste dégagé mais hanches encore enveloppées dans une jupe ou un tissu, relève davantage du fantasme de Man Ray, depuis longtemps hanté par la Vénus de Milo, qui lui avait inspiré certaines des photographies les plus célèbres de Lee Miller au début des années 30.


On peut donc supposer que la naïade du dessin combine en fait plusieurs sources d'inspiration : une ou plusieurs strip-teaseuses, des fantasmes plus anciens, et d'autres que suscitent les rencontres de notre Man Ray à cette époque.

On lit en effet dans son agenda, écrit à l'encre verte à la date du dimanche 22 novembre, un rendez-vous avec une certaine Gypsy. Compte-tenu de la rareté de ce nom et de la coïncidence des dates, il est plus que tentant que supposer qu'il s'agit bien de cette Gypsy Rose Lee dont Man Ray a pu admirer la plastique lors d'une représentation des Ziegfeld Follies, et dont le nom de scène renvoie à un modèle bien connu de bohémienne qui, d'Esméralda à Carmen entre autres, évoque une femme fatale, sensuelle, totalement libre et mystérieuse.

 

3. Josephine Baker

L'intérêt de cette hypothèse serait en tout cas de proposer une explication à la présence du deuxième motif important du dessin, cette main d'homme tenant une sorte de bille noire.

Car à cette époque, l'artiste burlesque Gypsy Rose Lee est en train de triompher au Winter Garden Theatre de Broadway dans la reprise du spectacle musical des Ziegfeld Follies, où elle a repris le rôle que tenait Josephine Baker dans la première version du spectacle, du 30 janvier au 9 mai. Josephine Baker, surnommée « la Perle noire », était une danseuse américaine venue chercher fortune en Europe en 1925, ce qui avait effectivement été le cas. En 1935, elle était revenue en Amérique, dans l'espoir de trouver dans son pays natal un succès équivalent, mais s'était heurtée à un racisme qui l'avait dégoûtée. Dès l'interruption du spectacle des Ziegfeld Follies, elle avait mis un terme à son contrat américain et était repartie pour la France, dont elle allait acquérir la nationalité l'année suivante, en 1937.

Man Ray connaissait évidemment Josephine, qui avait fait les beaux-jours de la vie artistique parisienne et déclenché l'adoration des dadaïstes et des surréalistes en particulier. Si l'on ne trouve pas de photographie de cette « Vénus de bronze » dans les archives de Man Ray, les mauvaises langues disent que cela tient à ce qu'il ne tenait pas à déchaîner les foudres de sa maîtresse Kiki de Montparnasse, pour qui Josephine représentait une dangereuse rivale.

Dotée d'une beauté exotique, d'un érotisme sauvage et d'un solide sens de l'humour, Josephine avait, dès son arrivée à Paris et sa production dans la Revue nègre, donné un double sens au terme burlesque : son sens américain de strip-tease, puisqu'elle dansait la plupart du temps plus qu'à moitié nue, mais aussi le sens qu'en français on donne à l'adjectif burlesque, qui désigne une forme de comique liée à un décalage surprenant entre deux registres. Or Josephine avait un tempérament de clown et ne reculait jamais devant une pitrerie : elle était à la fois une « Déesse créole » à la plastique impeccable et aux déhanchements sauvages, mais aussi un boute-en-train n'hésitant pas faire des grimaces, à s'affuler d'un invraisemblable pagne en bananes artificielles, ou à lâcher dans la fosse d'orchestre le léopard à collier de diamants qui l'accompagnait partout.

Anglophone qui avait appris suffisamment de français pour jouer avec délectation sur les mots dans les deux langues, Man Ray ne pouvait donc que s'amuser à associer dans un même dessin deux figures de femmes aussi oxymoriques, la perle brune explosive aux cheveux courts et gominés, et la gypsy mystérieuse au visage masqué par une longue cascade de boucles sensuelles.

 

4. Une main énigmatique

Mais pourquoi faire tenir cette perle noire par une main d'homme aussi démesurée, dans un geste d'autant plus mystérieux qu'on ne comprend pas, a priori, le sens des deux doigts croisés ?

Nous avons déjà vu, en particulier dans l'étude de « Belle main », que la main d'homme constitue la signature de Man Ray, comme une synecdoque. Lorsqu'elle tient une boule, qui peut symboliser le monde, elle suggère son désir de le maîtriser, et peut donc représenter une métaphore de son ambition artistique.

En associant ces deux motifs iconographiques, Man Ray suggère peut-être une analogie de destin avec Josephine Baker : tous deux sont américains, ont quitté leur pays parce qu'ils n'y étaient pas reconnus, ont trouvé le succès en Europe mais rêvent de rentrer chez eux en triomphe. Josephine vient d'échouer à le faire, tandis que Man Ray espère encore qu'avec la double exposition de ses œuvres à New York ce sera enfin le cas. Mais la suite lui prouvera qu'il n'est pas encore près d'être apprécié comme peintre et dessinateur, et pas seulement comme photographe : même après son long séjour américain de 1940 à 1951, c'est bien en France qu'il choisira lui aussi de revenir vivre et mourir.

Max Ernst - Au premier mot limpide
1923

Comment à présent interpréter les deux doigts ainsi croisés ? Jean-Charles Gateau en propose une explication ingénieuse : « La position croisée du majeur et de l'annulaire évoque également une expérience de neurologie amusante bien connue : si l'on palpe une bille dans ces conditions, on a l'impression de percevoir deux billes. Or cette démonstration des « illusions des sens » avait déjà inspiré Max Ernst pour les fresques qu'il peignit dans la villa d'Eluard à Saint-Brice. On voit sur l'une d'elles une main faire l'expérience sur une boule rouge. » (3)

Cette hypothèse a le mérite de l'originalité, mais se heurte à une double difficulté. D'abord il est loin d'être sûr que Man Ray ait pu voir une fresque aussi confidentielle, peinte dans la chambre à coucher de la maison d'Eluard à Eaubonne, et recouverte de papier-peint dès 1932 par le nouveau propriétaire qui ne l'appréciait pas. Mais même sans faire de cette fresque une possible source d'inspiration, il suffit de constater que l'expérience neurologique ne fonctionne que si l'on tient la boule entre ses doigts croisés, ce qui n'est manifestement pas le cas sur le dessin...


Il faut donc se résigner à chercher du côté d'un éventuel langage des signes l'interprétation d'un geste aussi énigmatique. On sait que les rappeurs contemporains l'utilisent pour dessiner de leurs doigts un W pouvant signifier West Coast, ou West Side, tandis que de leurs pouces et index arrondis ils suggèrent le C/E de l'East Side. Peut-être peut-on supposer que bien avant la guerre des bandes new-yorkaises popularisées par Leonard Bernstein, les jeunes utilisaient déjà ce signe de reconnaissance et de ralliement, et qu'il était connu de Man Ray. Peut-être évoquait-il pour lui cette tension entre ouest et est [de l'Atlantique], qui pouvait résumer toute sa vie...

 

II/ Du dessin au poème

Burlesque

Fille de glace donne-moi
Confiance en moi.


Lorsqu'il découvre le dessin de Man Ray, l'attention d'Eluard se focalise manifestement sur la figure féminine, qui évoque pour lui une « fille de glace », probablement à cause de la masse de plis striés qui occupe tout le triangle inférieur gauche du dessin et suggère une matière translucide ; or il est probable que dans l'esprit de Man Ray il s'agissait bien d'un tissu, peut-être en cellophane, dont usaient à l'envi les décorateurs et les costumiers de Broadway, en particulier Vincente Minnelli pour les costumes brillants des choristes des Ziegfeld Follies.

La main tenant une boule ne semble pas trouver d'écho particulier dans son poème ; et il est en tout cas bien clair qu'il n'a pas résolu l'énigme que constituait le rébus de Josephine Baker. En revanche, le titre s'impose bien sûr à lui, mais dans son acception française.

 

III/ Le poème d'Eluard

1. Il s'agit d'un distique composé d'un octosyllabe suivi d'un tétrasyllabe, ce qui au total constitue un alexandrin, mais sur un rythme dégradé, qui produit d'autant plus un effet de chute que la rime, exceptionnelle chez Eluard, insiste sur le monosyllabe égocentrique « moi », dont les sonorités masculines peu euphoniques en [mwa] rappellent irrésistiblement celles du poème « Narcisse  » : « Masque de poix / N'être que soi », avec le même écho méprisant en [wa].

2. La dimension burlesque appelée par le titre est donc immédiatement sensible dans le contraste autant rythmique que thématique entre l'invocation solennelle du premier vers et le paradoxe que constitue le deuxième. On ne voit guère comment une fille de glace, superbe mais insensible et frigide, pourrait inspirer de la confiance en soi à l'être apparemment complexé et égocentrique qu'évoque le deuxième vers, et dont le « moi » n'est pas du tout celui du poète.

Il semble qu'Eluard soit particulièrement sensible, dans le dessin de Man Ray, à cette chevelure certes sensuelle, mais qui masque presque entièrement le visage et donc les yeux, empêchant toute communication transparente. Par ailleurs, le geste des deux mains croisées devant le corps évoque plus une protection qu'une invitation. Et le réseau serré de traits plus foncés, à leur gauche, peut évoquer cette araignée que Man Ray avait dessinée dans un photomontage à la place du sexe d'une femme nue. Cette créature semble donc belle et désirable, certes, mais son mystère semble cacher quelque danger.

Elle semble donc l'exact contrepoint de la figure féminine du « Don », à la même cascade de cheveux, mais totalement offerte et cette fois sans restriction, ce qui rend d'autant plus ironique la prière « Donne-moi  » du poème « Burlesque ». Que peut-on attendre d'une fille de glace qui s'isole ainsi dans sa beauté provocatrice mais lointaine ? L'image de la glace s'oppose ici totalement au distique qui concluait le « Don » :

Elle est la fille noire et son sang fait la roue
Dans la nuit d'un feu mûr.

Peut-être Eluard aurait-il été surpris d'apprendre que la « perle noire » du dessin de Man Ray pouvait à ce point correspondre à une telle définition de son idéal de communication érotique pleine et sans barrière, susceptible d'annihiler un narcissisme mortifère.

 

IV/ Prolongements

1. A la fin du recueil des Mains libres, un détail de ce dessin réapparaît dans une série de quatre autres, traités comme des inserts au cinéma, et évoquant manifestement les cinq sens : la vue, avec l'œil de Sade, l'odorat et le goût, avec le nez et la bouche d'André Breton, le toucher, avec les cheveux de notre « naïade échevelée  », et probablement l'ouïe, avec le curieux clocher-crayon de l'avant-dernier couple « Où se fabriquent les crayons ». Il faudra bien entendu s'interroger sur les raisons d'un tel regroupement décidé à la fois par Man Ray et Eluard, qui fait figure de synthèse et peut-être de clef de lecture.

 

2. La relation de notre dessin avec la représentation symbolique du sens du toucher est d'ailleurs confirmée par sa reprise dans une surprenante peinture à l'huile de 1938, intitulée La lettre B, dans laquelle Man Ray associe, dans un cadrage étonnamment oblique, un détail de « Burlesque » avec une réinterprétation du dessin « Main et fruits  », lui aussi intégré initialement dans les Mains libres. Si la lettre B continue à renvoyer à l'initiale de Burlesque, sa relation avec les autres motifs iconographiques de cette composition reste énigmatique, et nous cesserons pour l'instant de lui chercher une explication...


La lettre B, 1938

Burlesque, 1936

Main et fruits, 1937



© Agnès Vinas
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.

© Man Ray Trust / ADAGP
© Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf


(1) L'agenda de Man Ray de 1936 est conservé au musée Paul Getty de Los Angeles, sous la cote Special Collections - 2011.m.17 - box 1. Nous remercions chaleureusement Mrs Teresa Morales, qui a bien voulu effectuer pour nous cette recherche.

(2) Jean-Charles Gateau, Eluard et la peinture surréaliste, Droz, 1982, p.282.

(3) Op. cit. p.282.