Man Ray - Histoire de la science, 1937 |
Voici un dessin de 1937 particulièrement
énigmatique, et qui ne saurait être expliqué
simplement par le fait qu'il pourrait s'agir d'un dessin de
rêve : il regroupe au contaire un grand nombre de motifs
traditionnels dans l'histoire de l'art, mais aussi
récurrents chez Man Ray, ce qui rend son
interprétation difficile, en raison de sa
polysémie. Quant au titre qu'il contient, inscrit sur le
bord de la roue, il ne fait que compliquer les choses, et oblige
le lecteur à avancer pas à pas, avec toute la
prudence qui s'impose...
1. Une allégorie de la Fortune ?
Si l'on se fie aux symboles qui attirent d'emblée le regard, on peut supposer que Man Ray s'inscrit dans la longue tradition des représentations allégoriques de la Fortune. Une créature féminine, nettement campée sur une roue posée à l'horizontale, mais apparemment en équilibre instable, lève les bras au-dessus de sa tête en brandissant une petite sphère. Or la roue, symbolisant l'instabilité des affaires humaines, et la sphère du monde sont bien les attributs de cette allégorie, depuis le Moyen Âge.
Hans Sebald Beham - Fortuna
|
Francken le jeune - Fortuna marina
|
Edouard Drouot - La Fortune
|
Le dessin de Man Ray présente cependant un certain nombre de particularités :
-
La Fortune (si c'est elle) n'obéit pas aux canons
habituels de la beauté féminine : elle est
maigre et osseuse, au point qu'on pourrait se demander si
elle ne se confond pas plutôt avec une allégorie
de la Mort.
-
Elle est échevelée, et son geste de brandir la
sphère du monde au-dessus de sa tête la fait
ressembler à un enfant qui s'apprêterait
à jeter une boule de toutes ses forces pour la casser.
Même s'il est bien établi que la Fortune est une
entité toute-puissante, insensible et capricieuse, qui
s'amuse avec cruauté des vicissitudes qu'elle impose
aux humains, cet avatar-ci semble particulièrement
hystérique.
- Enfin le titre du dessin, figurant sur la roue, n'est pas : Fortuna, ou La Fortune, mais Histoire de la science. Cela n'impose pas forcément qu'on renonce à cette première interprétation, mais ce titre surprenant ajoute une difficulté supplémentaire.
2. Un autoportrait fortement teinté d'érotisme (une fois de plus) ?
Il est impossible de savoir jusqu'à quel point Man Ray était familier des représentations allégoriques de la Fortune à la Renaissance, et si la roue immense sur laquelle il campe son personnage pouvait évoquer pour lui cette roue d'Ixion qui figure sur certaines des gravures influencées par la moralisation chrétienne des légendes antiques, et qu'a signalée Lucie Galactéros de Boissier dans son étude sur les « Images emblématiques de la Fortune » (1). Peut-être pensait-il plutôt à l'instrument du supplice de sainte Catherine ? Quoiqu'il en soit, il semble que le motif de la roue posée à terre soit associé chez lui à celui du châtiment de la femme, comme en témoigne un dessin d'inspiration sadique, contemporain des Mains libres, mais qui n'a pas été retenu pour le recueil :
Histoire de la science, 1937 |
La Punition, 1937 |
Le A, 1938 |
Un autre détail intéressant a été
signalé par Guido Comis dans le bel article par lequel il
inaugure le catalogue de l'exposition consacrée à
Man Ray à Lugano en 2011 (2) : le critique remarque en
particulier la reprise des motifs de la boule et de la roue dans
une peinture de 1938 intitulée Le A, mais il
constate surtout que la forme particulière des jambages
de cette lettre est précisément celle des jambes
écartées des deux personnages dans les dessins de
1937.
Or la récurrence de cette lettre A dans l'œuvre graphique de Man Ray, à des époques différentes, trahit une obsession plus ou moins consciente, et constitue non seulement une signature mais même un autoportrait. Ce A est en effet celui qui figure à deux reprises dans son nom : mAn rAy, il en constitue l'assise stable. On le trouve dans une peinture de 1929, Une nuit à Saint-Jean-de-Luz, dans laquelle Man Ray, voyant devant lui son ombre, s'est représenté comme un homme (man) aux jambes écartées. C'est le même A qui inaugure la série des lettres dessinées dans l'Alphabet pour adultes, mais surtout, on le retrouve, combiné avec des formes suggérant les autres lettres de son nom, dans un paravent de 1950 dont Juliet Man Ray a confirmé qu'il constituait bien une sorte d'autoportrait.
Une nuit à St-Jean-de-Luz, 1929 |
Alphabet pour adultes, 1948 |
La forêt dorée, 1950 |
Il semble donc que notre Fortune aux jambes
écartées puisse constituer aussi une
représentation fantasmatique de Man Ray lui-même,
dans une position de toute-puissance, ce que confirmerait le
motif de la boule qu'il/elle tient dans ses mains, et qu'on
trouve à maintes reprises ailleurs dans son oeuvre (voir
en particulier notre analyse de
« Belle main »). Le fait que la
roue soit associée dans son imaginaire à
l'érotisme, au moins depuis les mémorables
photographies d'Erotique voilée, peut d'ailleurs
être confirmé par un surprenant objet, qu'il a
réalisé en 1932, et qui était
constitué d'un volant au centre duquel il avait
fixé un ressort surmonté d'une boule.
Man Ray - Auto-mobile, 1932 |
Man Ray - Histoire de la science, 1937 |
Dans une interview accordée à George M. Goodwin
le 27 juillet 1981, Juliet Man Ray évoquait ainsi cet
objet, qui figurait dans une exposition organisée en 1946
: « In the middle of the gallery they put, maybe, sort of
a pool table and a steering wheel, which moved on springs and
looked very erotic, like a man's sex, that went back and
forth. You could push this table, and there were
children who would come, and we told them, "Push the table, have
fun, touch everything", which they did because the childen loved
it, all his objects » (3).
Bel exemple de sens de l'humour dada, pas forcément universellement partagé...
3. Une série burlesque... et érotique
Il est en tout cas certain que ce dessin n'a pas été produit de manière isolée, comme il en donne l'impression dans le recueil des Mains libres, mais qu'au contraire il appartient à une série d'au moins trois scènes, toutes intitulées Histoire de la science. Nicole Boulestreau en a signalé une première version dans son article sur « l'Emblématique des Mains libres », et on en trouve une troisième dans le recueil des écrits complets de Man Ray édité par Feltrinelli (4).
Histoire de la science, 1936 |
Histoire de la science, 1937 |
Histoire de la science, 1937 |
Le premier dessin, daté de 1936, représente une
femme nue pédalant sur un grand-bi. Mais même si
cet ancêtre de la bicyclette, en usage entre 1870 et 1890,
peut être considéré comme un progrès
non pas scientifique mais technique, il donne lieu ici à
une scène burlesque : outre le fait que la jolie cycliste
est complètement nue, elle subit un léger
accident, puisque sa tête semble avoir été
arrachée par la selle qui a transpercé tout le
corps. Une masse de poils jaillit, dont on ne sait trop s'il
s'agit d'un scalp, ou d'une toison que ce coquin de Man Ray a
dessinée plus tard de manière explicite dans une
aquarelle de 1950, inspirée par les dangers de monter sur
une bicyclette (à moins qu'il ne s'agisse d'une aubaine
pour les passants qui pourront ainsi se rincer l'œil
à moindres frais..)
Histoire de la science
|
Man Ray - The bicycle
|
Le troisième dessin de la série, daté de 1937, est publié dans l'édition Feltrinelli à côté d'un article de Man Ray dont nous allons parler ci-dessous, « La photographie qui console ». Il représente un homme chauve, nu lui aussi, les jambes écartées dans la position virile que nous avons évoquée à propos de la lettre A. Mais notre pauvre homme semble ici bien atteint : il enserre violemment de ses bras une vis de pressoir, dont la signification phallique ne fait guère de doute. Manquerait-il de tonus ? Man Ray utilisait cet accessoire comme décor pour certaines des photographies qu'il réalisait dans son atelier, mais jamais comme symbole du progrès technique qu'a constitué la vis d'Archimède. L'intitulé pompeux qu'il donne à cette scène aux sous-entendus érotiques est donc une fois de plus burlesque.
4. Man Ray et la science, la technique et la modernité
Ces titres systématiquement décalés
pourraient donc nous faire croire que Man Ray cherche à
dévaloriser la science, ce qui serait un contresens.
Nous montrerons dans notre
analyse du dessin « L'Espion »
que la géométrie en particulier
l'intéresse beaucoup, et depuis longtemps. Il a
contribué à faire connaître les Objets
mathématiques de l'Institut Poincaré, qui ont
été intégrés en 1937 à
l'exposition internationale des Arts et Techniques dans le
palais de la Découverte. C'est d'ailleurs certainement
à cette occasion qu'il a ajouté au dessin de 1936
les deux dessins de 1937 qui complètent la série.
Mais Man Ray ne confond pas progrès technique et progrès moral, comme en témoigne cet article, comme toujours humoristique, publié en français dans le n° 2 de la revue du XXe siècle, publié le 1er mai 1938, et illustré de petits dessins dont les deux de droite sont intitulés Tête et Mains, et (en bas) Domaine de Sade :
Pour conclure donc sur le sens possible du dessin qui nous
occupe, nous ne pouvons faire mieux que de citer d'abord Nicole
Boulestreau :
« L'image est ambivalente : la femme est
voluptueuse dans sa maigreur, elle porte dans ses mains
ailées la petite boule du monde mais elle semble
délirer, le visage perdu dans sa chevelure
aérienne. La roue sur laquelle est inscrite
« Histoire de la Science » est
chargée de son symbolisme traditionnel : le
devenir cyclique de l'univers, voire le temps de la
révélation dans la théologie
néo-platonicienne, mais elle est à terre
et c'est une grossière roue agraire. L'humour des symboles ambigus ou opposés semble dire un essor contrarié, un fiasco, mais montrer un rêve à défendre : celui d'une science non aliénante pour l'homme, mais imaginante, révélante. L'emblème moderne ressemble finalement aux gravures anciennes où Science est montrée comme l'enjeu des savants, non la source de bonheur humain : « Savants contre savants ne doivent parler » dit la sentence qui accompagne Science dans le recueil d'Alciat déjà cité » (5). |
Mais en bon pragmatique, et en attendant l'avènement fort hypothétique d'une science capable de sauver l'humanité au lieu de l'aliéner, Man Ray semble parier avant tout sur la force subversive de l'art, et sur la volonté de l'individu de se libérer lui-même de tous les carcans de l'habitude et du conformisme : « Ce que je cherche ? En premier lieu, je cherche la liberté. Quand on me disait que j'étais en avance sur mon temps, ma réponse était invariablement : « Non ! Je vis dans mon époque, tandis que vous claudiquez derrière ! » [...] Je ne cesse de répéter aux jeunes : « Vous retardez de quarante ou cinquante ans. Pourquoi ne fondez-vous pas votre propre mouvement ? C'est ainsi que vous devriez faire au lieu de persister à travailler en regardant vers le passé. » Je ne suis pas un historien. » (6)
© Agnès Vinas
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses,
n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis
à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre
de droits, et n'a pas vocation à être
pillé.
© Man Ray Trust / ADAGP
© RMN
(1) Lucie Gactéros de Boissier, « Images emblématiques de la Fortune. Eléments d'une typologie », in L'emblème à la Renaissance, C.D.U et SEDES, 1982, pp.79-125, et en particulier p.96.
(2) Guido Comis, « Examples of Transformation and Reappareance in Man Ray's Drawings and Paintings », in Man Ray, Museo d'Arte della Città di Lugano, Skira, 2011, pp.18-23.
(3) Days and Nights of Juliet, interview by George M. Goodwin, University of California, Los Angeles, 1984, p.5.
(4) Man Ray, Tutti gli scritti, a cura di Janus, Feltrinelli, Milano, 1981, p.73.
(5) Nicole Boulestreau, « L’emblématique des Mains libres », Bulletin du Bibliophile, n° 2, 1984, pp.216-218.
(6) Man Ray interviewé par Caméra, n° 2, Lucerne, février 1975, in Man Ray, Ce que je suis et autres textes, Hoëbeke, 1998, p.24.