Man Ray - Le mannequin - [1937]

1. Ce dessin d'un modèle vivant traité comme un mannequin inanimé est inspiré d'une photographie de Man Ray appartenant à une série de clichés de mode dont nous avons retrouvé des vignettes, mais pas d'images de plus grande taille, à l'exception d'une seule.


Man Ray - Mannequin - 1937

Sur la grande photographie, on s'aperçoit que Man Ray a isolé son modèle par un cache blanc qui le coupe à hauteur des hanches, comme s'il s'agissait d'un objet que l'on pourrait poser sur une table. La page des 11 au 13 juin 1937 de l'agenda de Man Ray présente un croquis qui permet de comprendre quel dispositif il a lui-même bricolé, et surtout précise l'époque de la conception, sinon de la prise de vue de la photographie (1). On peut supposer que le dessin a été réalisé très peu de temps après, dans la foulée.

Le caractère artificiel de la mise en scène est encore accentué par la position stéréotypée des mains, figées dans un geste fort peu naturel qui rappelle ceux des mannequins de cire dans les vitrines. Man Ray avait déjà utilisé ce geste maniéré de manière iconoclaste et très dada, lorsqu'il avait photographié en 1921 son ami Marcel Duchamp, déguisé en Rrose Sélavy, en ajoutant les mains de Germaine Everling, la maîtresse de Picabia, pour parfaire l'illusion.


Man Ray - Rrose Sélavy - 1921

On voit donc que sur ces photographies de 1937, Man Ray accentue jusqu'à l'absurde le cliché de la femme-objet sophistiquée, véritable porte-manteau de luxe, en prenant le contrepied de toutes ses habitudes en matière d'images de mode, toujours chez lui exceptionnellement modernes : ici au contraire, pose accentuant la réification, éclairages flatteurs pour les tissus et technique impeccable, classique, sans inventivité – sans âme. On est à des années-lumière des photographies pour Paul Poiret dans les années 20, ou de celles que la classe distanciée de Lee Miller a rendues fort originales aux environs de 1930. Faute de savoir à quel magazine de mode étaient destinées ces images-ci, il est difficile d'avancer une explication : simple commande alimentaire bâclée, ou travail très ironique et provocateur ? Quoi qu'il en soit, le dessin qui en a été tiré a été proposé à Paul Eluard, qui n'a manifestement pas été sensible à l'artifice et semble s'être plutôt abandonné à une rêverie nostalgique, peut-être inspirée par la position des mains...

 

2. On mesurera d'autant mieux le caractère résolument anti-surréaliste de ce cliché en rappelant que les mannequins de mode constituent pour les surréalistes une inépuisable source d'inspiration, la plupart du temps érotique, et cela au moins depuis le Manifeste du surréalisme de 1924, dans lequel Breton considérait le mannequin moderne comme un « symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps.» Et dans Nadja, il avait évoqué « l'adorable leurre qu'est, au musée Grévin, cette femme feignant de se dérober dans l'ombre pour attacher sa jarretelle et qui, dans sa pose immuable, est la seule statue que je sache à avoir des yeux : ceux même de la provocation.»

Deux mois après la parution des Mains libres, André Breton et Paul Eluard ont organisé du 17 janvier au 24 février 1938, à la galerie des Beaux-Arts de Paris, une grande Exposition internationale du surréalisme. Man Ray était chargé des lumières, et a évidemment photographié la plupart des objets intéressants. L'une des attractions les plus courues était une « rue » bordée de mannequins qui avaient tous été habillés, équipés ou harnachés par des artistes surréalistes. En voici un relevé exhaustif, qui donnera une idée de l'imagination délirante de certains d'entre eux. Curieusement, le mannequin de Man Ray fait partie des plus sobres...


Man Ray

Kurt Seligmann

Yves Tanguy

Oscar Dominguez

Marcel Duchamp

Joan Miro

Sonia Mossé

Salvador Dali

Marcel Jean

Espinoza

Léo Malet

Maurice Henry

Wolfgang Paalen

André Masson

André Masson

Max Ernst

© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP
© Les films de l'équinoxe - Fonds photographique Denise Bellon

(1) L'agenda de Man Ray de 1937 est conservé au musée Paul Getty de Los Angeles, sous la cote Special Collections - 2011.m.17 - box 1. Nous remercions chaleureusement Mrs Teresa Morales, qui a bien voulu effectuer pour nous cette recherche.