Man Ray - Des nuages dans les mains, 1937



I/ Un dessin de Man Ray (1937)


Un dessin apparemment simple : des mains soutenant des nuages au-dessus d’un paysage plat. Mais comme d'habitude, le dessin est plus complexe qu’il n’y paraît.

Il ne semble pas qu’il s’agisse d’une photographie à laquelle Man Ray aurait fait subir un traitement particulier pour transformer une réalité en dessin onirique. En 1937, date du dessin qui nous intéresse, il a réalisé une série de photographies de paysages, dans lesquelles le ciel envahi de cumulus prend une place importante, comme celle-ci :


Man Ray - Paysage, 1937


Pour autant, il est difficile de penser que là est l’origine du dessin. Les nuages ne sont pas un motif qui intéresse particulièrement Man Ray, même si à l’évidence, on peut en trouver un grand nombre dans ses œuvres, et que dans certaines d’entre elles, le nuage s’assimile à un corps féminin, par exemple sur le célèbre tableau À l’heure de l’observatoire – Les Amoureux, dont une photographie prise dans l'atelier de Man Ray explicite mieux cette association entre le nuage et la femme :


Man Ray - A l'heure de l'observatoire
Les amoureux
(1932-1934)

Dans le recueil des Mains libres, huit dessins (sur cinquante-quatre) montrent une présence marquée des nuages, mais c’est bien celui « des nuages dans les mains » qui leur donne la vedette. Peut-on la justifier ?




Pour expliquer l’attrait qu’exerce le nuage sur les artistes et les poètes – entre autres –, nous empruntons le texte de présentation de l’exposition « Nuage » au musée Réattu d’Arles, car il nous semble contenir les éléments clés de notre étude :


Manifestation, subtile ou grandiose, du cycle de la vie, spectacle naturel inépuisable, constamment renouvelé et toujours différent, le nuage est un objet de fascination sans fin ; il concentre tous les attributs du merveilleux : l’insaisissable, la métamorphose, et par-dessus tout l’apesanteur ; il est d'emblée le plus efficace des ascenseurs d'imaginaire : celui qui nous permet de nous défaire de la gravité.

Phénomène naturel, doté d'une matière paradoxale, combinaison de contraires et d’extrêmes (masse, transparence, opacité, vapeur, inconstance, profusion), le nuage apparaît dans toutes les cultures comme une manifestation hors norme, éternellement branchée sur l'infini : c'est l'objet métaphysique par excellence.

Mais il est aussi, dans l'art, la poésie, la philosophie, ou la nimbologie, en vrai comme en rêve, le plus humain des corps célestes... Extraordinairement ambivalent, à la fois charnel et immatériel – comme le langage lui-même s'en fait si bien l'écho (de nimber à cumuler, ou même...obnubiler), le nuage entre ciel et terre se vit comme un messager.



Mais Man Ray ne représente pas les nuages seuls… Comme à son habitude, il associe dans un même dessin deux éléments de la réalité totalement hétérogènes, par leur nature et par leurs dimensions. Deux mains aux dimensions identiques à celles des nuages, deux mains vides comme dans deux autres dessins, « Solitaire » et « L’attente », sur lesquels nous reviendrons. Mais ici, ces deux mains sont ouvertes : réceptacle ? geste d’offrande ou de fraternité ? geste de libération ? ou encore geste du créateur ?



Il ne s’agit pas en effet d’un trucage photographique, mais bien plutôt d’une vision surréelle : un nuage passe vraiment à travers les doigts de la main gauche, qui entre dans le plan du nuage. Cette représentation, dotant ainsi nuages et mains de dimensions identiques, tend à donner à la main humaine une importance cosmique. Par ailleurs, en haut à gauche du dessin, les nuages ont une forme différente des cumulus bourgeonnants du bas, comme s'il s'agissait d'une trouée d'orage, d'un éclair. Éclair de la création.

En bas du dessin, – si tant est que les reproductions nous permettent d’en juger – sous ce qui ressemble fort à un fleuve avec quelques arbres ou maisons, quelques lignes attirent notre attention : ne seraient-ce pas des lignes manuscrites ou imitant l’écriture manuscrite comme on peut le trouver dans d’autres dessins ? (1)



Man Ray joue souvent avec les mots qui composent le nom qu'il s'est choisi : Man, c'est l'homme (en anglais), mais la sonorité de ce prénom évoque aussi la main en français ; et le nom Ray évoque les rayons. Dans son œuvre graphique, picturale et aussi dans les Objets de [son] affection, les motifs de main tenant une boule sont souvent associés chez lui à son désir de maîtriser le monde.

Ici pas de boule ni de soleil, mais des nuages. Il n'est donc peut-être pas interdit de penser que ce sont ses mains qu'il représente et met en scène dans une situation de puissance, peut-être démiurgique, en tout cas une nette valorisation de la main de l'artiste. On sait que de nombreux dessins ou tableaux de lui sont en fait des sortes d'autoportraits symboliques.

 

II/ Du dessin de Man Ray au poème de Paul Éluard


  1. Le titre :

Est-il d’Éluard ou de Man Ray ? Quoi qu’il en soit, c’est un titre référentiel, citant les éléments figurés sans apporter d’interprétation au dessin, sauf à le mettre en regard avec le couple dessin/poème précédent, « L’Attente » :


« Je n'ai jamais tenu sa tête dans mes mains. »



Deux mains vides mais refermées sur elles-mêmes, un regret nostalgique, à quoi répondront les mains ouvertes « des nuages dans les mains » et le vers final s’opposant à la nostalgie et offrant le remède :

« Le remède miracle accord cadeau confiance. »

 

  1. Un prolongement graphique

Ce désespoir confus
Source impalpable nuit de pluie
Loin des feuilles naissantes
Loin des larmes salubres
Ce dédain de l'orient
Ce paradis livide
Cette marche en arrière
Incrédule exténuée
Vers quelques souvenirs


Le remède miracle accord cadeau confiance.


Le dessin se caractérise par une masse nuageuse et une ligne horizontale formée par les mains et le paysage ; le poème quant à lui, en devient l'écho visuel, en quelque sorte le miroir.

La structure de neuf vers forme une masse visuellement semblable à celle des nuages, et le dernier vers qui se distingue par sa longueur, reprend la ligne horizontale des mains, support de la masse nébuleuse. Ainsi rend-il visible ce rôle de limite spatiale dévolu aux mots.

Ce rapide décompte des signes montre comment la strophe joue sur l’espace, alors que chaque vers est pourtant un hexamètre, hormis le 2ème vers, octosyllabe, et le vers 8 si l’on ne fait pas de synérèse pour le mot « exténuée. »

  • 3 mots et 19 signes (espaces compris)
  • 5 mots et 31 signes
  • 4 mots et 28 signes
  • 4 mots et 24 signes
  • 4 mots et 21 signes
  • 3 mots et 17 signes
  • 4 mots et 23 signes
  • 2 mots et 18 signes
  • 3 mots et 23 signes

Le dernier vers : 6 mots et 42 signes

Tout le contenu du poème tend à confirmer cette évidence typographique.

 

  1. Un prolongement sémantique

Rares sont les poèmes d’Éluard qui répondent directement au dessin de Man Ray ou même au titre, et pourtant dans le cas de ce poème, la question peut se poser.

Des nuages dans les mains

Ce désespoir confus
Source impalpable nuit de pluie
Loin des feuilles naissantes
Loin des larmes salubres
Ce dédain de l'orient
Ce paradis livide
Cette marche en arrière
Incrédule exténuée
Vers quelques souvenirs

Le remède miracle accord cadeau confiance.

Le poème commence par un adjectif démonstratif : « Ce désespoir confus », et se poursuit par une série d’anaphores aux vers 5, 6 et 7. Nous pouvons penser que ce démonstratif réfère aux nuages du titre et/ou du dessin, et possède une valeur de connivence avec un destinataire implicite : par l’emploi du démonstratif, le poète fait partager son point de vue par le destinataire, rappelant ou feignant de rappeler quelque chose de déjà connu : le sentiment nostalgique, la poésie lyrique centrée sur soi ou, comme le propose Jean-Charles Gateau, la figure de Baudelaire. Et contre ces nuages dans les mains, « le remède miracle [est] accord cadeau confiance ».

L’usage du démonstratif n’est pas si fréquent chez Éluard (dans le recueil, nous trouvons 20 occurrences de l’adjectif et 10 du pronom, avec une grande partie d’entre elles dans le poème « C’est elle ») et il nous apparaît que le poème « Belle main » pourrait par cet usage être le pendant de notre poème :


Ce soleil qui gémit dans mon passé
N’a pas franchi le seuil
De ma main de tes mains campagne
Où renaissaient toujours
L’herbe les fleurs des promenades
Les yeux toutes leurs heures
On s’est promis des paradis et des tempêtes
Notre image a gardé nos songes
Ce soleil qui supporte la jeunesse ancienne
Ne vieillit pas il est intolérable
Il me masque l'azur profond comme un tombeau
Qu’il me faut inventer
Passionnément
Avec des mots.



La première strophe développe, par tout un réseau sémantique de l'éphémère, ce côté « confus », « impalpable » et indéfinissable que symbolisent les nuages. Nuage et « désespoir confus », « source impalpable » ; les « feuilles » et les « larmes » ; le « paradis », « l’orient » et « cette marche en arrière/ […] vers quelques souvenirs. »

Aussi le poème, comme le dessin, rapprochant l’être humain et les composantes de l’univers offre-t-il une vision cosmique, une sorte de fraternité unissant la création entière, une solidarité dans l’espace et dans le temps.

 

III/ Le poème de Paul Éluard


  1. Une profondeur temporelle

Faisant suite au poème « L’Attente » marqué par la nostalgie, « Des nuages dans les mains » se construit sur une opposition entre « cette marche en arrière » vers les souvenirs, donc un passé douloureux, et le présent, « accord cadeau confiance », qui seul peut ouvrir sur l’avenir. Nous pouvons voir là la conception du temps chez le poète : le passé « est une actualisation de forces que seul le présent peut actualiser en se projetant vers le futur », écrit Daniel Bergez (2).

 

  1. L’homme face à l’amour : refus d’une attitude centrée et repliée sur soi

Si ce poème, comme tant d’autres, offre une vision négative du passé, il ne se complaît justement pas dans la nostalgie. Le lexique marque une sorte de mépris pour cette attitude tournée vers le passé, en opposant un terme négatif à un terme qui aurait pu (voire aurait dû) être positif :

Ne pas se refermer sur soi mais s’ouvrir à l’autre, telle est la leçon donnée par le dernier vers. Guillaume Bardet et Dominique Caron font justement remarquer que les cinq mots exprimant la plénitude retrouvée sont reliés « dans une chaîne sonore : « remède » [r-m] est repris en chiasme par « miracle » (m-r), lui-même se prolongeant en « accord » [a-k-r reprenant r-a-k] réinventé en « cadeau » [akor / kado] dont l’initiale est reprise et prolongée et ouverte par l’e muet finale dans « confiance » (ou « qu’on fiance… ») (3).

Nicole Boulestreau, qui voit dans le recueil des Mains libres une référence ou un avatar des livres d’Emblèmes de la Renaissance, sachant que « c'est bien de la confrontation d'une vignette et d'une légende, provenant toutes deux de sources différentes, que naît l'emblème » (4), pense qu'avec Pouvoir » et « L’Attente », « Des nuages dans les mains » fait partie des emblèmes de l'homme face à la question de l'Amour. Rappelons que « Des nuages dans les mains » fait justement suite à « L’Attente ».

« Nous n'écrivons que pour trouver une réponse définitive à notre angoisse » (5), et la réponse serait peut-être bien dans notre dernier vers, « accord cadeau confiance » ou la promesse d'un avenir. Relation à l’autre dans l’amour mais aussi dans la poésie.

 

  1. Refus d’une poésie lyrique égocentrique


À une poésie du spleen et du regard en arrière…

Jean-Charles Gateau (*) va plus loin, ou plutôt plus précisément, dans l’assimilation des nuages à un certain type de poète, et il nomme Baudelaire… Il est vrai que le dessin de Man Ray fait naître l’image du poète, « le marchand de nuages » (6), et assurément le « désespoir confus » évoque le spleen baudelairien, de même que le « paradis », le « vert paradis des amours enfantines » de Baudelaire, qu’Éluard juge « livide » dans une telle poésie.

« Tout le poème va donc, comme dans certains jeux surréalistes, décrire à la fois les nuages et Baudelaire, ou, plus largement, le poète maudit » écrit Jean-Charles Gateau (7) et son commentaire prend les expressions clés du poème pour les rapprocher tout à la fois de la poétique baudelairienne et des nuages dessinés par Man Ray, pour montrer qu’Éluard oppose son « remède miracle » à la démarche poétique régressive de Baudelaire.

« Alors que le grand jour s'apprête, le poète incrédule, « mæstus et errabundus », déserte l'aurore, s'abandonne au spleen nostalgique, à l'involution, à la « regressio ad uterum » vers un âge d'or perdu. Ayant énuméré des symptômes, le docteur Éluard formule énergiquement son ordonnance :

le remède miracle accord cadeau confiance » (8)


Nous pourrions toutefois considérer que Baudelaire voyait les nuages insaisissables et multiformes comme des voyageurs en quête d’un ailleurs, comme source de rêverie poétique :

L'Étranger

- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !

Le Spleen de Paris

Le Voyage

I
Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls […]
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues […]
Dites, qu’avez-vous vu ?

IV
Les plus riches cités, les plus grands paysages
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.

« La mort », Les Fleurs du Mal

Baudelaire ne se résume pas à la poésie du spleen...

 

... Éluard offre la présence de l’autre

La poésie d’Éluard, même dans sa veine élégiaque, « n’a rien à voir avec le monologue d’une voix solitaire auquel nous sommes habitués dans une certaine tradition lyrique depuis le romantisme. Le « je » chez Éluard – il ne faut pas dire le « je » éluardien – s’énonce fréquemment mais en s’ouvrant presque toujours à un tu, à une conscience autre qui peut être le lecteur, l’être aimé qui est là pour lui donner un écho nécessaire, pour l’ouvrir aux possibilités des métamorphoses » (9). Ici pas de « je » et pourtant par le biais du pronom démonstratif dont nous avons déjà parlé, Éluard inscrit, dans le poème, un tu, le lecteur ou l’être aimé ou peut-être même le poète.

N’est-ce pas la même leçon qui est déjà donnée dans les quatre vers du poème « La plage » ?

Tous devaient l’un à l’autre une nudité tendre
De ciel et d’eau d’air et de sable
Tous oubliaient leur apparence
Et qu’ils s’étaient promis de ne rien voir qu’eux-mêmes.

« Les deux premiers vers sont caractéristiques du mode éluardien, du pour autrui, c’est-à-dire de la présence à l’autre, dans la présence fusionnelle au monde. Alors que les vers 3 et 4 disent l’ancien narcissisme de l’apparence où l’on peut entendre une récusation, une dénonciation implicite du lyrisme poétique traditionnel généralement centré sur un moi individuel, non ouvert à l’autre. » poursuit Daniel Bergez.

« Ce désespoir confus », « cette marche en arrière » qui éloigne de la fraîcheur des « feuilles naissantes » ou de la nouveauté que peut apporter l’orient… ont pour remède la confiance en l’autre, le don, la communication et communion avec l’autre. Ainsi le poète rejoint-il le dessin dont les mains ouvertes sont un geste d’offrande et de paix, d’harmonie. Le monde réconcilié avec lui-même, les hommes dans l’univers.

 

  1. Une libération vers la connaissance

Peut-être peut-on aller jusqu’à dire qu’Éluard interprète dans le dessin de Man Ray le jeu de mains, paumes ouvertes, comme un signe de libération de la création. Elles ouvrent à la connaissance : dans « Le tournant », le poète écrit : « J’espère ce qui m’est interdit », dans « Histoire de la science » « Que tes mains te délient » et dans « L’Aventure », il lance cette exhortation :

Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues
C’est l’instant échappé aux processions du temps
Où l’on joue une aurore contre une naissance
Bats la campagne
Comme un éclair
Répands tes mains
Sur un visage sans raison
Connais ce qui n’est pas à ton image.

Ce n’est pas en regardant vers le passé que le poète franchira les limites, mais en s’ouvrant à une vision cosmique, en privilégiant l’« accord » avec l’univers. La forme en est encore inconnue, mouvante comme le nuage que les mains libèrent. Au poète de réaliser ce qu’il s’exhorte à faire dans le poème « Belle main » :

[…]
Ce soleil qui supporte la jeunesse ancienne
Ne vieillit pas il est intolérable
Il me masque l’azur profond comme un tombeau
Qu’il me faut inventer
Passionnément
Avec des mots.

Le dessin de Man Ray offrait une dimension cosmique à la main de l’artiste, un geste d’offrande. Le poème d’Éluard, sans reprendre explicitement l’image du nuage ni le terme de « main » mais en en reprenant la symbolique, révèle à son tour, et une fois de plus, la liaison profonde chez le poète entre éthique et esthétique : liberté, don, offrande, ouverture à l’autre, présence de l’autre.


© Marie-Françoise Leudet


(1) Il faudrait pouvoir consulter les dessins orignaux pour confirmer ou infirmer cette hypothèse. Nous tenterons de le faire…

(2) Daniel Bergez, Éluard ou le Rayonnement de l’être, Champ Vallon, 1982, p.149.

(3) Épreuve de Littérature, Les Mains libres, éditions Ellipses, note en bas de page p.100.

(4) Nicole Boulestreau, « L'emblématique des Mains libres », Bulletin du Bibliophile, n° 2, 1984, p.200.

(5) « Trois conférences inédites » de P. Eluard (1938) présentées par L. Scheler, Europe, oct. 1982, p. 147. Cité par Nicole Boulestreau, op. cit. p.220.

(6) Baudelaire, « La soupe et les nuages », poème XLIV du Spleen de Paris.

(7) Jean-Charles Gateau, Paul Éluard et la peinture surréaliste, (1910-1939), Droz, 1982, p.276.

(8) Ibid. p.277.

(9) Daniel Bergez dans la conférence « L’écriture de l’évidence » donnée en juin 2013 pour la NRP.


(*) Pour mieux appréhender la démarche de Jean-Charles Gateau dans son analyse du poème, nous mettons en annexe l’extrait la concernant :

« Des nuages dans les mains » équilibre neuf vers, consacrés à l'assimilation d'un certain type de poète aux nuages, par un dixième, tirant du geste même des mains dessinées par Man Ray la voie du salut. Lecteur fervent de Baudelaire, Éluard ne peut pas, en présence de cet immense horizon nébuleux, ne pas penser à l'auteur des Fleurs du Mal, au poème « L'Étranger », à d'autres passages comme celui-ci, tiré du « Voyage » :

Les plus riches cités, les plus grands paysages
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages

Tout le poème va donc, comme dans certains jeux surréalistes, décrire à la fois les nuages et Baudelaire, ou, plus largement, le poète maudit. La première formule, abstraite, désespoir confus, définirait fort bien le spleen ; mais la confusion caractérise également les contours et le déploiement des nuées. Source impalpable convient aussi bien au nuage chargé de gouttelettes trop ténues pour être palpées, qu'au poète que son idéalisme entraîne trop loin des vérités tangibles. L'humidité féconde se détourne des genèses concrètes, se perd onanistement dans la nuit, trop loin pour devenir la rosée bénéfique au végétal, ou pour consentir aux humeurs (lacrymales mais aussi sexuelles) des passions terrestres. Cet éloignement, Éluard l'interprète comme un dédain, l'indice même du dandysme narcissique, à l'égard de l'Orient : du lieu où le soleil se lève, de l'aurore ; pour l'Européen, de cette Inde et de cette Chine qui résument aux yeux du Baudelaire du « Voyage » les illusions juvéniles et les désenchantements de l'expérience, l'Eldorado convoité et manqué. Dans ce double champ, l'Orient métaphorise l'utopie édénique, l'espoir révolutionnaire, ce qui, rétroactivement, renforce la métaphore des feuilles naissantes. Nul n'ignore les sarcasmes dont Baudelaire accablait toute pensée progressiste. Éluard lui retourne le compliment : si Paradis il y a dans la régression, il est livide. Nous retrouvons l'isotopie du nuage par le sème céleste de Paradis et le sème « plombé, orageux » de livide, lourd de connotations cadavériques, et qui forme antithèse avec l'autre sens d'orient ; « reflet nacré des perles ». Mais nous ne perdons pas de vue Baudelaire, ni

le vert paradis des amours enfantines

Semblable au nuage qui marche en arrière, qui retourne de l'océan vers la source d'où le fleuve est venu à l'océan, Baudelaire retourne vers son passé, vers quelques souvenirs. Alors que le grand jour s'apprête, le poète incré­dule, « maestus et errabundus », déserte l'aurore, s'abandonne au spleen nostalgique, à l'involution, à la « regressio ad uterum » vers un âge d'or perdu. Ayant énuméré des symptômes, le docteur Éluard formule énergiquement son ordonnance :

le remède miracle accord cadeau confiance

grâce à une triple interprétation du geste des mains dessinées par Man Ray : musicale, oblative et fraternelle. Le geste est d'abord lu comme celui du chef d'orchestre, appelant l'accord symphonique, l'unisson d'un monde réconcilié avec lui-même, où le poète a sa place en harmonie avec le présent et l'avenir, les feuilles naissantes et la dialectique de la nature, bien loin de la dysharmonie qui conduit au dédain, au divorce, et en fin de compte « anywhere out of the world ». Le geste est aussi celui de l'offrande : loin de l'égocentrisme qui a borné Baudelaire au remâchement autistique de la douleur. La générosité poétique fait du chant un cadeau pour l'aimée et pour tous. Le geste des mains ouvertes affirme enfin l'absence d'intention agressive ou de crainte définitive, la confiance qui élimine l'incrédulité destructrice et débouche sur la fraternité (op. cit. p.276-277).



© Marie-Françoise Leudet
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© Man Ray Trust / ADAGP - © Guy Carrard - Centre Pompidou, MNAM-CCI (diffusion RMN)