L'œuvre du marquis de Sade est la première
manifestation philosophique et imagée de
l'esprit moderne. Toutes nos aspirations actuelles ont été essentiellement formulées par Sade quand, le premier, il donna la vie sexuelle intégrale comme base à la vie sensible et intelligente. [...]
Du point de vue érotique, l'oeuvre de Sade est
une oeuvre supérieurement intellectuelle.
Quelles que soient les raisons qui la
provoquèrent, érotomanie ou
impossibilité matérielle (prison) de vie
active, elle est une création d'un univers
absolument nouveau. Le pays où s'agitent ses
personnages est celui où il aurait voulu vivre
et c'est en acteur qu'il conte les
péripéties de ses héroïnes.
L'amour y est pris au sérieux, la luxure aussi,
le crime aussi. Cet humour tragique, dont la
définition est encore à faire, trouva en
lui son premier représentant. Le ton ne se
départit jamais de cette majesté, de
cette gravité qui aurait pu faire de Bossuet,
s'il était ému sur autre chose que des
lieux communs, de petites gens et de petites actions,
le plus émouvant des moralistes.
Moraliste, de Sade l'est plus que tout autre. Tous ses
héros sont hantés par le désir
d'accorder leur vie extérieure et leur vie
intérieure, tous ont des idées
arrêtées sur l'amour et
l'enchaînement des faits. La vertu, loin de
paraître ridicule sous sa plume, paraît
aussi admirable que le crime, mais ni plus ni moins.
Deux conceptions sont en présence en dehors de
tout dogme révélé. Les
héros partent de la terre vers l'idéal et
ne se contentent guère d'un Deus ex
Machina. Et, de ce qu'ils parlent avec plus de
dignité et de « sens » que les
héros de Corneille, ils nous touchent davantage.
Que Sade ait fait un choix entre les deux
théories en présence, cela n'est pas
douteux, mais à aucun moment il n'apparaît
accablant un de ses personnages sous des insultes
d'apparat. |
Tandis que tous ses prédécesseurs en
littérature érotique avaient vu « la chose
» avec un sourire goguenard, un scepticisme
exaspérant ou une grossièreté repoussante,
Sade considère l'amour et ses actes du point de
vue de l'infini ; nul sourire dans son oeuvre, mais
parfois un tragique ricanement qui fait penser aux rires
tragiques des maudits romantiques ; la foi la plus grande dans
le crime ou la vertu anime les Rodin, les Justine, les Juliette.
Le mot libertin sous sa plume est pris dans son
sens propre de liberté d'esprit et, à
aucun épisode de ses livres, Sade ne fait intervenir ce
doute horrible dont ses contemporains pensaient enjoliver leurs
fades productions. Quant à être grossier, rien
n'est plus éloigné de son tempérament. Il
parle de tout en propres termes, mais il n'est rien que son
aristocratie ne pare de prestige. Il ne connaît aucune
restriction dans la description des luxures. Il n'est aucune
dépravation dont il n'ait laissé une exacte
observation et cela sans qu'une seule ligne soit vulgaire ou
déplacée.
L'influence occulte de D.A.F. de Sade s'exerce depuis cent
cinquante ans. Il semble que désormais elle s'exercera au
grand jour. Cela grâce à Guillaume Apollinaire qui
se plut à trouver en le divin marquis ce modernisme qui
le fit agir durant sa vie. Il se plaisait à voir en
Justine l'image de la femme de jadis et en Juliette la femme
moderne à laquelle il sacrifia tant qu'il semble que son
oeuvre lui soit entièrement dédiée.
Maintenant les vulgaires pourront hurler tout à leur aise, Sade sera toujours admiré par ceux qui se plaisent aux beaux exemples de lois morales et de liberté d'esprit. La vie de Sade et son oeuvre relèvent de ces chers principes auxquels nous sommes résolus à sacrifier. Aussi bien pour de tels motifs, Sade n'appartient-il pas à la littérature mais à l'histoire des moeurs et sa place est plutôt au rang des fondateurs de religions qu'à celui, inférieur, des romanciers et des Scholiastes.
Extrait de L'Erotisme, publication posthume, Cercle des Arts, 1953.