C'est par cette épigraphe lapidaire qu'Eluard inaugure le poème en prose « La Dame de carreau », publié dans le numéro 6 de La Révolution surréaliste, 1er mars 1926, p.1. Mais pour le jeune poète, le véritable coup d'éclat en faveur de Sade viendra dans le numéro 8 du mois de décembre 1926 de la même revue, dans un article qui a fait date par sa provocation. Il reprendra cette thématique l'année suivante dans la revue Clarté, et encore dix ans plus tard en 1937 dans une conférence importante sur l'Evidence poétique.
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D.A.F. de Sade, écrivain fantastique et révolutionnaireArticle publié dans La Révolution surréaliste, n° 8, 1er décembre 1926, pp.8-9
Ce que j’entends par cette gloire de la
France, s'il faut le dire, c'était l'illustre
auteur d'un livre contre lequel vous criez touts
[sic] à l’infamie et que vous avez
touts dans votre poche, je vous en demande bien
pardon, cher lecteur ; c’était, dis-je,
très-haut et très-puissant seigneur,
monsieur le comte de Sade, dont les fils
dégénérés portent
aujourd'hui parmi nous un front noble et fier, un
front noble et pur.
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L'esprit de Sade s'est fait la plus grave des violences. Entraîné par une idée de la justice telle qu'elle fait bon marché de l'individu casé dans la société, il n'accepte de considérer, que pour le bafouer et le détruire, tout ce qui subsiste dans le plateau-injustice de la balance. La vertu portant son bonheur en elle-même, il s'efforce, au nom de tout ce qui souffre de l'impureté, de l'abaisser, de l'humilier, de lui imposer la loi suprême du malheur. La morale chrétienne n'est que dérision et, contre elle, se dressent tous les appétits du corps et de l'imagination. Pour le corps « c'est une chose très différente que d'aimer ou que de jouir ; la preuve en est qu'on aime tous les jours sans jouir, et qu'on jouit encore plus souvent sans aimer.» Toutes les figures créées par l'imagination doivent être les maîtresses absolues des réalités de l'amour. Et celui qu'elles inspirent s'enfermera avec elles : «Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres ; eh ! s’il n'en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts ? Ils sont bien sûrs qu'on ne les aime pas ; bien certains qu'il est impossible qu'on partage ce qu'ils éprouvent : en ont-ils moins de volupté ?»
Et Sade, justifiant les hommes qui portent la singularité dans les choses de l'amour, s'élève contre ceux qui ne le reconnaissent indispensable que pour perpétuer leur sale race : «Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous, quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d'âcreté dans le sang nu dans les esprits animaux suffisent à faire d'un homme l'objet de vos peines ou de vos récompenses ?»
L'article de M. Maurice Talmeyr nous révèle un curieux aspect de l'esprit de Sade. Dans sa prison, celui-ci couvre les lettres de sa femme de railleries, de malédictions et de calculs cabalisliques. Sur une lettre à laquelle sa fille, Laure de Sade, a ajouté quelques lignes, il inscrit : «Cette lettre a 72 syllabes qui sont les 72 semaines du retour ; elle a 7 lignes et 7 syllabes, qui sont juste les 7 mois et 7 jours qu'il y a du 17 avril au 22 janvier 1780. Le mot «aujourd'hui» se trouve à (ici, une phrase illisible). Elle a 191 lettres et 49 mots. Or, 49 mots et 10 lignes font 59, et il y a 59 semaines jusqu'au 30 mai.» Ailleurs, quand Mme de Sade lui annonce qu'elle pense obtenir l’autorisation de le voir, il note : «Je vais mettre ma main dans la tienne. Serre-la-moi autant de fois qu'il y aura de mois ou de semaines, bien fort si ce sont des mois, bien doucement si ce sont des semaines.»
Et toujours comptant, combinant le nombre des lettres, des syllabes, des mots et des lignes, il accuse la marquise de le tromper, de mentir et d'être une gueuse. M. Maurice Talmeyr, qui, probablement, effeuille encore la marguerite, conclut à la folie. Le marquis de Sade n'en était plus évidemment aux ménagements sentimentaux, lui qui écrivit : «Allons, je vous pardonne et je dois respecter des principes qui conduisent à des égarements.»
Pour avoir voulu redonner à l'homme civilisé la force de ses instincts primitifs, pour avoir voulu délivrer l'imagination amoureuse, et pour avoir lutté désespérément pour la justice et l'égalité absolues, le marquis de Sade a été enfermé presque toute sa vie à la Bastille, à Vincennes et à Charenton (1). Son oeuvre a été livrée au feu ou à la curiosité sénile d'écrivains pornographiques (2) qui se tirent un devoir de la dénaturer. Son nom est devenu le synonyme de cruel et d'assassin. Tous les assis ont bavé sur cette âme indomptable.
Il ne fut jamais d'homme plus souverainement malheureux. Il a toujours accepté le défi de la morale convenue et est toujours resté à la pointe des ouragans qu'elle déchaîna contre lui. La Révolution le trouva dévoué corps et âme. Il put confronter son génie et celui de tout un peuple délirant de force et de liberté, mais quel phénomène maintenant pourrait-il le garder, lui qui se flattait de disparaître de la mémoire des hommes, du contact affreux des porcs et des singes ?
Paul ELUARD.
(1) Le marquis de Sade a passé vingt-sept ans dans onze prisons différentes. (2) Dufaure, Janin, Octave Uzanne, Paul Ginisty, Léo Taxil, Michelet, Anatole France, Maurice Talmeyr, etc… etc…. Seuls, font exception, Guillaume Apollinaire, qui, dans sa préface aux Pages choisies, écrit : «Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé» et le docteur Eugen Daehren.
L’intelligence révolutionnaire : le marquis de Sade (1740-1814)
- Article publié dans Clarté, nouvelle série 1927, 15 février, n° 6, p.30
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Jamais homme ne fut plus craint, plus méprisé et détesté que celui qu'on nomme le divin Marquis. Il fut, et il reste, le plus redouté des philosophes. Parce qu'il ne connut jamais de barrière à son délire de liberté, parce que son génie dévoila sans pudeur tous les instincts humains et dénonça les hypocrites rapports de l'homme avec ses semblables, parce qu'il élabora le système capable de rendre aux humains des deux sexes leur liberté naturelle et de leur permettre une véritable vie commune, Sade fut persécuté pendant toute sa vie et, depuis plus d'un siècle, ses oeuvres de vérité et d'audace sont frappées d'interdit.
Il est extrêmement difficile de démêler, à travers le tissu d'accusations mensongères dont il fut l'objet, la vie véritable de Sade. La société tout entière semble toujours s'être liguée contre lui. Aucune preuve n'a jamais pu être donnée de la gravité des délits qui le firent successivement emprisonner à Vincennes, à Saumur, à Lyon, à Miolans, à Aix, à la Coste et à la Bastille (1). Il fut condamné à mort en 1772 pour ce qu'on nomma l'affaire de Marseille, dans laquelle son innocence est démontrée. Le jugement fut cassé en 1778, mais sa belle-mère obtient qu'il ne soit pas libéré (2).
En 1789, le marquis de Sade est à la Bastille depuis cinq ans. Il écrivait déjà en 1788 : « Une grande Révolution se prépare dans notre patrie : la France est lasse des crimes de nos souverains, de leurs cruautés, de leurs débauches et de leurs folies ; elle est lasse du despotisme, et elle va rompre ses liens. » Il développait dans sa prison les principes révolutionnaires. Il attaquait avec la dernière violence, dans ses écrits, la Royauté et le Clergé et s'efforçait de ruiner l'idée de Dieu et la morale chrétienne qui ont toujours obligé l'homme à accepter avec résignation un état qui l'opprime et à être l'esclave des maîtres et des préjuges les plus imbéciles.
Le 2 juillet 1789, il s'avise de fabriquer un porte-voix et de crier aux passants, du haut des tours de la Bstille, qu'on égorge les prisonniers. Il lance des papiers, appelant le peuple à leur secours et provoque si bien l'effervescence dans la rue que le gouverneur de la Bastille obtient qu'il soit transféré le 4 juillet à Charenton.
L'Assemblée Constituante lui rendit la liberté le 23 mars 1790. Il prend alors une part active à la Révolution. Il devient secrétaire de la Section des Piques. Fervent admirateur de Robespierre et de Marat, mais ennemi décidé de la peine de mort, il fut considéré comme suspect et emprisonné le 6 décembre 1793. Par un singulier destin, il fut relâché le 9 thermidor, à la chute de son idole.
Matérialiste convaincu, Sade croit que « le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme : il a tout au plus celui de varier des formes, mais il n'a pas celui de les anéantir ». La peine de mort, d'après lui, ne saurait se justifier car la loi, au contraire de l'homme, agit sans passion : «L'homme reçoit de la nature les impressions qui peuvent lui faire pardonner cette action [de meurtre], et la loi, au contraire, toujours en opposition à la nature et ne recevant rien d'elle, ne peut être autorisée à se permettre les mêmes écarts : n'ayant les mêmes motifs il est impossible qu'elle ait les mêmes droits. »
Agé de presque soixante ans, Sade paraît pouvoir finir en paix une vie terriblement agitée. Mais il n'y peut tenir contre Bonaparte, le tyran en herbe. Il écrit alors Zoloé et ses deux acolytes, pamphlet d'une violence inouïe contre le Premier Consul, Joséphine, Tallien, Barras et Visconti. Aucun éditeur n'acceptant cet ouvrage, il fut obligé de le faire imprimer lui-même. Arrêté et incarcéré en 1801, à Sainte-Pélagie, il fut transféré peu de temps après à Bicêtre, puis à Charenton. C'est dans cet asile de fous que meurt, le décembre 1814, en pleine possession de sa raison, ce précurseur de Proudhon, de Fourier, de Darwin, de Malthus, de Spencer et aussi de toute la psychiatrie moderne, cet apôtre de la liberté la plus absolue, qui voulut que tous les hommes remontassent le cours de leurs instincts et de leur pensée afin d'avoir le courage de se considérer tels qu’ils sont et de ne se plier qu’à des nécessités réelles.
(1) Sade passa vingt-sept ans en prison. (2) Il nous faut faire ici justice de la légende qui veut que Sade ait été arrêté et incarcéré en 1793 pour avoir intercédé en faveur de ses beaux-parents. Rien ne prouve d'abord que ces derniers aient été directement et gravement menacés. Puis, le crédit de Sade n'était pas si grand. Et enfin, tout laisse à penser que cette famille d'aristocrates a fait ce qu'elle a pu pour préserver la mémoire du marquis de l'accusation bien plus grave à ses yeux que toutes les autres d'une volonté révolutionnaire sincère et implacable. Le reste peut passer pour du libertinage et fut en général fort bien porté au XVIIIe siècle. Cela n'entache pas l'honneur. Ce qui est impossible, vraiment, profondément immoral, c'est de renier les siens au nom d'on ne sait quels principes séditieux. D'ailleurs, il ne faut pas connaltre l'esprit de Sade pour le supposer capable de rendre le bien pour le mal, capable de plaider pour celle qui, par une lettre de cachet, le fit demeurer douze ans en prison.
Extrait de L'Évidence poétique, conférence donnée à Londres en 1936
[...] Dans la vieille maison du nord de la France qu'habitent les actuels comtes de Sade, l'arbre généalogique qui est peint sur un des murs de la salle à manger n'a qu'une feuille morte, celle de Donatien-AlphonseFrançois de Sade, qui fut emprisonné par Louis XV, par Louis XVI, par la Convention et par Napoléon. Enfermé pendant trente années, il mourut dans un asile de fous, plus lucide et plus pur qu'aucun homme de son temps. En 1789, celui qui a bien mérité d'être appelé par dérision le Divin Marquis appelait de la Bastille le peuple au secours des prisonniers ; en 1793, dévoué pourtant corps et âme à la Révolution, membre de la section des Piques, il se dressait contre la peine de mort, il réprouvait les crimes que l'on commet sans passion, il demeure athée devant le nouveau culte, celui de l'Être Suprême que Robespierre fait célébrer ; il veut confronter son génie à celui de tout un peuple écolier de la liberté. A peine sorti de prison, il envoie au Premier Consul le premier exemplaire d'un libelle contre lui.
Sade a voulu redonner à l'homme civilisé la force de ses instincts primitifs, il a voulu délivrer l'imagination amoureuse de ses propres objets. Il a cru que de là, et de là seulement, naîtrait la véritable égalité.
La vertu portant son bonheur en elle-même, il s'est efforcé, au nom de tout ce qui souffre, de l'abaisser, de l'humilier, de lui imposer la loi suprême du malheur, contre toute illusion, contre tout mensonge, pour qu'elle puisse aider tous ceux qu'elle réprouve à construire un monde à la taille immense de l'homme. La morale chrétienne, avec laquelle il faut souvent, avec désespoir et honte, s'avouer qu'on n'est pas près d'en finir, est une galère. Contre elle, tous les appétits du corps imaginant s'insurgent. Combien faudra-t-il encore hurler, se démener, pleurer avant que les figures de l'amour deviennent les figures de la facilité, de la liberté ?
Écoutez la tristesse de Sade : « C'est une chose très différente que d'aimer ou que de jouir ; la preuve en est qu'on aime tous les jours sans jouir, et qu'on jouit encore plus souvent sans aimer ». Et il constate : « Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres ; eh ! s'il n'en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts ? Ils sont bien sûrs qu'on ne les aime pas, bien certains qu'il est impossible qu'on partage ce qu'ils éprouvent : en ont-ils moins de volupté ?»
Et Sade, justifiant les hommes qui portent la singularité dans les choses de l'amour, s'élève contre tous ceux qui ne le reconnaissent indispensable que pour perpétuer leur sale race : « Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d'âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux suffisent à faire d'un homme l'objet de vos peines ou de vos récompenses ?»
C'est son parfait pessimisme qui lui donne la plus froide raison. La poésie surréaliste, la poésie de toujours, n'a jamais obtenu rien d'autre. Ce sont des vérités sombres qui apparaissent dans l'oeuvre des vrais poètes, mais ce sont des vérités et presque tout le reste est mensonge. Et qu'on n'essaye pas de nous accuser de contradiction quand nous disons cela, qu'on ne nous oppose pas notre matérialisme révolutionnaire, qu'on ne nous oppose pas que l'homme doit, d'abord, manger. Les plus fous, les plus détachés du monde des poètes que nous aimons, ont peut-être remis la nourriture à sa place, mais cette place était plus haute que toutes, parce que symbolique, parce que totale. Tout y était résorbé.
On ne possède aucun portrait du marquis de Sade. Il est significatif qu'on n'en possède non plus aucun de Lautréamont. Le visage de ces deux écrivains fantastiques et révolutionnaires, les plus désespérément audacieux qui furent jamais, plonge dans la nuit des âges.
Ils ont mené tous deux la lutte la plus acharnée contre les artifices, qu'ils soient grossiers ou subtils, contre tous les pièges que nous tend cette fausse réalité besogneuse qui abaisse l'homme. A la formule : « Vous êtes ce que vous êtes », ils ont ajouté : « Vous pouvez être autre chose ».
Par leur violence, Sade et Lautréamont débarrassent la solitude de tout ce dont elle se pare. Dans la solitude, chaque objet, chaque être, chaque connaissance, chaque image aussi, prémédite de retourner à sa réalité sans devenir, de ne plus avoir de secret à révéler, d'être couvé tranquillement, inutilement par l'atmosphère qu'il crée.
Sade et Lautréamont, qui furent horriblement seuls, s'en sont vengés en s'emparant du triste monde qui leur était imposé. Dans leurs mains : de la terre, du feu, de l'eau, dans leurs mains l'aride jouissance de la privation, mais aussi des armes, et dans leurs yeux la colère. Victimes meurtrières, ils répondent au calme qui va les couvrir de cendres. Ils brisent, ils imposent, ils terrifient, ils saccagent. Les portes de l'amour et de la haine sont ouvertes et livrent passage à la violence. Inhumaine, elle mettra l'homme debout, vraiment debout, et ne retiendra pas de ce dépôt sur la terre la possibilité d'une fin. L'homme sortira de ses abris et, face à la vaine disposition des charmes et des désenchantements, il s'enivrera de la force de son délire. Il ne sera plus alors un étranger, ni pour lui-même, ni pour les autres. Le surréalisme, qui est un instrument de connaissance et par cela même un instrument aussi bien de conquête que de défense, travaille à mettre au jour la conscience profonde de l'homme. Le surréalisme travaille à démontrer que la pensée est commune à tous ; il travaille à réduire les différences qui existent entre les hommes et, pour cela, il refuse de servir un ordre absurde, basé sur l'inégalité, sur la duperie, sur la lâcheté.
Que l'homme se découvre, qu'il se connaisse, et il se sentira aussitôt capable de s'emparer de tous les trésors dont il est presque entièrement privé, de tous les trésors aussi bien matériels que spirituels qu'il entasse, depuis toujours, au prix des plus affreuses souffrances, pour un petit nombre de privilégiés aveugles et sourds à tout ce qui constitue la grandeur humaine.
La solitude des poètes, aujourd'hui, s'efface. Voici qu'ils sont des hommes parmi les hommes, voici qu'ils ont des frères [...].
Paul Eluard.
© Agnès Vinas