Dessins de 1936

Dans le recueil des Mains libres, deux dessins de Man Ray représentant le marquis de Sade suivent la série des paires de dessins et poèmes, et préfigurent le tableau célèbre de 1938. Un extrait de l'entretien de Pierre Bourgeade avec Man Ray va nous permettre de faire le point sur les relations de Man Ray avec le « divin marquis ».


Pierre Bourgeade. — Savez-vous où j'ai vu votre nom pour la première fois ?

Man Ray. — Non.

P. B. — J'étais au lycée. J'avais seize ou dix-sept ans. J'ai vu votre nom au bas du portrait de Sade que vous avez fait. Oui, un camarade m'avait passé un livre où il y avait la reproduction de ce portrait, et c'est là que j'ai vu votre nom pour la première fois. J'y pense parce que je crois que la première activité révolutionnaire, c'est l'activité de l'esprit, et je trouve frappant d'avoir vu votre nom pour la première fois au bas du portrait de Sade. Comment avez-vous été conduit à faire ce portrait ?

M. R. — Ah... mais, très simplement. Mon premier studio était rue Campagne-Première, à Montparnasse, et dans la même maison habitait Maurice Heine, qui était le grand spécialiste de Sade. C'est lui qui a retrouvé le manuscrit Les Cent Vingt Journées de Sodome, c'est un manuscrit qu'il a rapporté d'Allemagne. Il a passé dix ans à l'annoter pour en faire une édition définitive, merveilleuse édition, et il venait chez moi avec le manuscrit qui était un rouleau de quinze mètres ! un rouleau de papier hygiénique écrit sur les deux côtés, d'une écriture minuscule.


Manuscrit des Cent vingt journées, 1785



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P. B. — Ecrit par Sade lui-même, ou recopié ?

M. R. — Ecrit par Sade lui-même. Il a fait ça en un ou deux mois au maximum, quinze mètres, des deux côtés.

P. B. — Vous avez eu le manuscrit entre les mains ?

M. R. — Bien sûr. Heine me l'a apporté pour que je le photographie. J'ai d'ailleurs ici l'exemplaire pour lequel j'ai fait la reliure. Je vous l'ai montré, je crois ?

P. B. — Non, non, vous ne me l'avez pas montré.

M. R. — Ça devait être en trois volumes, mais ensuite, les trois volumes sont devenus deux volumes parce que le troisième n'a jamais été terminé. C'est comme une sorte de livre, de cahier de comptable, avec la liste de toutes les atrocités qui devaient venir par la suite, jusqu'à la fin des cent vingt journées, où tout le monde est mort.

P. B. — Comment était Maurice Heine ?

M. R. — Il était gentil comme tout, un homme très doux qui avait passé toute sa vie à étudier le cas de Sade, et c'est comme ça que j'ai été amené, moi aussi, à m'intéresser à Sade. J'ai visité les châteaux de la famille de Sade dans le Vaucluse. J'ai vu le vieux château où il avait été élevé par son oncle. Ah, Heine connaissait toute l'histoire ! J'ai alors lu tous les romans de Sade, j'en ai quelques éditions rares, Juliette par exemple, et surtout Aline et Valcourt qui est le plus important, d'après moi, parce que ce sont toutes les questions politiques qui y sont traitées et très peu la pornographie. C'est un peu ennuyeux à lire, c'est vrai, mais je l'ai lu d'un bout à l'autre. Dans ce livre, Sade parle déjà de faire les États-Unis d'Europe ! Il a résolu tous nos problèmes !

Pastel de Van Loo vers 1760

Alors Maurice Heine m'a dit : « Je vais publier des manuscrits inédits, mais c'est dommage : il n'y a pas de portrait de Sade... sauf dans la famille, où il y avait un petit pastel de lui, quand il avait douze ans, habillé comme un petit gentilhomme ; c'est tout ce qui a jamais été publié... » J'ai dit : « Eh bien je vais vous en faire un. » J'étais assez au courant, j'avais lu beaucoup d'articles, les archives de la police à Marseille, et jusqu'au livre d'Apollinaire sur Sade. C'est Apollinaire qui a dit : « C'est l'homme le plus libre. »

Portrait imaginaire
de DAF de Sade
, 1938

P. B. — Et vous aviez pu prendre connaissance du rapport du médecin légiste, à sa mort ?

M. R. — Oui. Alors j'ai fait un portrait imaginaire. J'ai regardé quelques portraits pour les détails anatomiques, et j'ai fait ce portrait... D'abord quelques croquis à l'encre, et finalement la peinture à l'huile, et en bas de ce tableau j'ai mis la dernière phrase de son testament — qui est formidable, d'ailleurs —, phrase dans laquelle il dit : ... attendez, je ne me rappelle pas, il faut la lire... on va la chercher... C'est un testament magnifique. Sade avait d'abord peur d'être enterré vivant : son corps devrait rester quarante-huit heures avant d'être inhumé ; enfin, il y a toute une histoire... Dès que je les ai lus, ces textes m'ont frappé, autant que mon contact avec les Chants de Maldoror, dix ans avant les surréalistes.

P. B. — Dix ans avant ?...

M. R. — Les Chants de Maldoror, c'était en Amérique, dans les années 14. Je vous l'ai déjà dit, je crois, je les ai lus en traduction, avec ma première femme, qui traduisait le français.

P. B. — Oui.

M. R. — Sade, bien sûr, je n'ai pas pris au mot tout ce qu'il a raconté. Il l'a dit lui-même : « J'ai tenu un miroir devant mon époque et on m'accuse de tout cela ! » Il a montré ce qu'on pouvait faire si on avait le pouvoir !

P. B. — Et où Maurice Heine avait-il découvert ces manuscrits ?

Portrait imaginaire
de DAF de Sade
, 1940

M. R. — Chez un Allemand, un docteur Ivan Block, qui avait publié la première édition traduite du français en allemand, traduction très mauvaise ! Mais ce Dr Bloch lui-même avait publié en 1905 un livre intitulé : L'Époque du marquis de Sade, extrêmement intéressant. Quand j'ai fait le portrait de Sade, j'ai d'abord fait plusieurs essais qui sont, je crois, reproduits dans mon livre Les Mains libres avec les poèmes de Paul Eluard ; puis je me suis mis à faire le portrait définitif et j'ai mis derrière Sade la Bastille en train de brûler, avec des gens autour. J'ai même fait un deuxième portrait semblable à ce premier, parce que je l'avais laissé ici avec mes autres peintures quand je suis parti en Amérique en 1940.

P. B. — Et où est ce tableau maintenant ?

M. R. — Je crois qu'il est dans une collection privée aux Etats-Unis, et on le reproduit tout le temps comme le véritable portrait, authentique, de Sade ! Oui, oui... mais la vraie reproduction est dans certains de mes catalogues : c'est une reproduction en couleurs. La connaissez-vous ?

P. B. — Non.

M. R. — Je vais vous la montrer... La voici.

P. B. — Ce qui est beau, c'est l'idée que vous avez eue de dessiner ce visage comme un mur.

M. R. — Voyez les couleurs. Je me suis inspiré de descriptions physiques très précises. Il avait les yeux bleus.

P. B. — Il était empâté.

M. R. — Il était empâté. Oui, il était très lourd quand il a été interné. Et après, quand Bonaparte l'a fait mettre dans la maison de fous de Charenton, alors là il était encore plus gros.

Détail
Mains libres, 1937

P. B. — Et ces gros yeux !

M. R. — Il fallait qu'il voie ! Vous comprenez, Sade avait déjà proposé les Etats-Unis d'Europe pour éviter une guerre dans le futur. Il avait un don d'anticipation formidable, un véritable don de prophétie.

P. B. — Vous l'admirez beaucoup.

M. R. — Oui. Dans un de ses romans, il raconte le voyage d'un couple qui fait le tour du monde, qui se trouve en Afrique, dans des îles sauvages. Sade décrit des moeurs de ce pays, qui sont tout le contraire de nos moeurs d'ici, c'est d'une liberté incroyable. Un éditeur m'avait même demandé de faire un livre sur Sade, c'est un projet auquel j'ai pensé.

P. B. — Un livre d'illustrations ?

M. R. — Non. D'écrire un livre sur lui, quand j'étais en Amérique. Mais finalement ç'aurait été une corvée et j'ai décidé de me conformer aux deux dernières lignes de son testament, dont je vous parlais tout à l'heure, et où il demande à être enterré dans un coin inconnu de sa propriété, et que sa tombe soit recouverte d'herbe afin que personne ne sache plus où il est enterré, et que son nom disparaisse de la mémoire des hommes. Alors, je n'ai pas écrit le livre. Mais j'ai tenu à mettre ces deux lignes au bas de mon tableau.

P. B. — Voyons.

Man Ray prend la reproduction de son portrait de Sade et me lit le texte : «.. Afin que les traces de ma tombe disparaissent du dessus de la surface de la terre comme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes.»

P. B. — Le tableau semble sombre, d'après cette reproduction. Il est vraiment aussi gris ?

M. R. — Ah oui ! Il est gris parce que je l'ai peint comme les pierres de la Bastille ! Parce que — vous le savez ? — après qu'on a démantelé la Bastille, on a construit un tas de choses avec ses pierres, à Paris, plusieurs ponts, plusieurs bâtiments. C'est pour ça qu'ils sont gris et c'est pour ça que le portrait de Sade est gris !

Portrait imaginaire de 1938
Détail

P. B. — Mais le ciel est très rouge...

M. R. — L'incendie. Le ciel est vermillon ; les vieilles pierres ont des teintes vertes. J'ai signé très modestement M. R. et j'ai mis la date 38 et après était mon nom écrit tout petit.

P. B. — L'oeil est très gros. Les orbites sont profondes.

M. R. — J'ai faussé un peu pour qu'on voie mieux l'oeil. Il était devenu aveugle de l'oeil gauche avant de mourir. Je ne le savais pas. Je ne l'ai su qu'après. Ç'a été une sorte de prémonition.

P. B. — Il avait les yeux bleus ?

M. R. — Oui, oui, son oeil est bleu dans la peinture.

P. B. — Et les lèvres rouges.

M. R. — J'ai fait les lèvres rouges pour faire contraste avec les pierres. Il était très élégant toujours, un vrai gentilhomme, portant perruque. Alors, quand j'ai exposé le portrait en Amérique, c'était très amusant, les gens ne savaient pas qui c'était : ils croyaient que c'était le portrait de Benjamin Franklin ! Et comme je vous l'ai dit, j'ai fait le second portrait en Amérique parce que je ne croyais jamais retrouver celui que j'avais laissé à Paris au moment de la guerre. Mais je l'ai retrouvé quand je suis revenu à Paris, sept ans après.

P. B. — Et Les Cent Vingt Journées de Sodome, qui les a éditées à l'époque ?

M. R. — Les éditions Stendhal, je crois. Il y avait un type, un Yougoslave, qui avait travaillé avec Maurice Heine ; ils s'étaient entendus pour faire une édition. J'ai cette édition : voyez, je l'ai fait relier moi-même, et je l'ai aussi retrouvée après la guerre. La reliure est faite avec des peaux argentées qui servent à faire les souliers du soir.

P. B. — Des escarpins de femme ?

M. R. — Oui. C'est relié par une amie de Marcel Duchamp, Mary Reynolds, qui était devenue relieur. Moi, j'avais dessiné la couverture.

Monument à DAF de Sade
Photographie de Man Ray
1933

P. B. — C'est une croix à l'envers...

M. R. — C'est la croix de la messe noire. Il a écrit Les Cent Vingt Journées en vingt-cinq jours, à la lueur des bougies, le manuscrit en rouleau de papier écrit sur les deux côtés...

P. B. — ... C'était vraiment l'épaisseur d'un rouleau hygiénique, ça se présentait comme ça, en papier très fin ?

M. R. — Ce n'était pas du papier très fin. C'est sa femme qui le lui avait apporté. Elle était très dévote.

P. B. — On va lire les dernières phrases : « Supplices en supplément. Au moyen d'un tuyau on lui introduit une souris dans le con, le tuyau se retire, on coud le con et l'animal ne pouvant sortir lui dévore les entrailles, on lui fait avaler un serpent qui va de même la dévorer. En général (...) est la dupe de scélérats fougueux et impétueux c'est comme ça que vous les avez pris dans la première partie et dans le plan et (...) un scélérat froid raisonné et endurci... » Qu'est-ce que vous en pensez ? Est-ce que vous êtes vicieux ?

M. R. — Je ne sais pas ce que c'est que le vice... D'ailleurs, je suis trop paresseux.

P. B. — N'avez-vous pas eu d'autre projet d'illustration pour Sade ?

M. R. — Non... Bien sûr, beaucoup de gens ont fait des illustrations. Sade a tenté beaucoup d'artistes, beaucoup de photographes... et beaucoup de pornographes ! Et pourtant, lui-même avait dit : « Mes écrits n'intéressent pas les pornographes. Je ne suis pas pornographe. Je suis obscène. » En tout cas, il me semble que ses oeuvres disent ça... quand on a passé vingt-sept années de sa vie en prison par une lettre de cachet de sa belle-mère, on peut bien se permettre quelques jurons.


Extrait de Pierre Bourgeade, Bonsoir, Man Ray, Belfond, 2eme éd.1990, pp.90-101
NB - Les illustrations ne figurent pas dans le texte, nous les y avons ajoutées.


© Man Ray Trust / ADAGP pour les dessins, peintures et photographies de Man Ray
Pour pouvoir utiliser ces images (nécessaires à notre objet d'étude) à titre de citations, nous nous contenterons de vignettes de petit format et de basse résolution.