Il est plus facile de trouver dans les livres et sur la toile une histoire du surréalisme, en particulier dans ses relations avec le mouvement Dada, qu'une stricte définition de ce terme, pourtant indispensable. Nous nous inspirerons donc fortement pour cela de l'article « Surréalisme » de Jean-Paul Clébert, dans son excellent Dictionnaire du surréalisme, qui date de 1996 et que Le Seuil serait bien inspiré de rééditer.
I/ Un néologisme dont il faut tenter d'arrêter le sens
A/ Surréalisme, surnaturalisme, supernaturalisme ou idéoréalisme ?
1. C'est à Guillaume Apollinaire que l'on doit l'adjectif « surréaliste », qu'il emploie pour désigner son drame Les mamelles de Tirésias, représenté en 1917 et publié l'année suivante. Dans le cahier Spécial Apollinaire de Rimes et Raisons édité en 1946, Pierre Albert-Birot, le régisseur du spectacle, raconte :
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Apollinaire précise le sens qu'il donne à cet adjectif dans sa préface :
« Pour caractériser mon drame, je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé l’adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique comme l’a supposé M. Victor Basch, dans son feuilleton dramatique, mais définit assez bien une tendance de l’art qui, si elle n’est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil, n’a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire. L’idéalisme vulgaire des dramaturges qui ont succédé à Victor Hugo a cherché la vraisemblance dans une couleur locale de convention qui fait pendant au naturalisme en trompe-l’œil des pièces de mœurs dont on trouverait l’origine bien avant Scribe, dans la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée. Et pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort personnel, j’ai pensé qu’il fallait revenir à la nature même, mais sans l’imiter à la manière des photographes. Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. » |
2. Le jeune André Breton, qui a assisté avec
amusement au scandale magistral de la première de la
pièce, a trouvé le terme intéressant,
à défaut d'être convaincu par le sens que
lui donnait Apollinaire. Et c'est donc cet adjectif
« surréaliste » qu'il utilise dans son
article « Pour Dada », paru dans le n° 83 de
la NRF en août 1920, et repris par la suite dans
Les Pas perdus (1924) (OC I, p.239).
« On a parlé d'une exploration systématique de l'inconscient. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les poètes s'abandonnent pour écrire à la pente de leur esprit. Le mot inspiration, tombé je ne sais pourquoi en désuétude, était pris naguère en bonne part. Presque toutes les trouvailles d'images, par exemple, me font l'effet de créations spontanées. Guillaume Apollinaire pensait avec raison que des clichés comme « lèvres de corail » dont la fortune peut passer pour un critérium de valeur étaient le produit de cette activité qu'il qualifiait de surréaliste. Les mots eux-mêmes n'ont sans doute pas d'autre origine. Il allait jusqu'à faire de ce principe qu'il ne faut jamais partir d'une invention antérieure, la condition du perfectionnement scientifique et, pour ainsi dire, du «progrès ». L'idée de la jambe humaine, perdue dans la roue, ne s'est retrouvée que par hasard dans la biellle de locomotive. De même en poésie commence à réapparaître le ton biblique. Je serais tenté d'expliquer ce dernier phénomène par la moindre ou la non-intervention, dans les nouveaux procédés d'écriture, de la personnalité du choix.» |
A partir de ce moment, les termes « surréaliste » et « surréalisme » sont utilisés assez régulièrement, sans être forcément accompagnés d'une définition ; c'est en 1924 qu'une mise au point devient nécessaire. Dans le Manifeste du surréalisme, Breton rappelle son historique, et évoque une variante possible : le supernaturalisme de Gérard de Nerval.
« En hommage à Guillaume Apollinaire, qui venait de mourir et qui, à plusieurs reprises, nous paraissait avoir obéi à un entraînement de ce genre, sans toutefois y avoir sacrifié de médiocres moyens littéraires, Soupault et moi nous désignâmes sous le nom de SURRÉALISME le nouveau mode d’expression pure que nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier nos amis. Je crois qu’il n’y a plus aujourd’hui à revenir sur ce mot et que l’acception dans laquelle nous l’avons pris a prévalu généralement sur son acception apollinarienne. À plus juste titre encore, sans doute aurions-nous pu nous emparer du mot SUPERNATURALISME, employé par Gérard de Nerval dans la dédicace des Filles du feu. Il semble, en effet, que Nerval posséda à merveille l’esprit dont nous nous réclamons, Apollinaire n’ayant possédé, par contre, que la lettre, encore imparfaite, du surréalisme et s’étant montré impuissant à en donner un aperçu théorique qui nous retienne. » (O.C. I p.327) |
3. Qu'est-ce donc que ce
supernaturalisme de Nerval, et pourquoi n'a-t-il
pas été retenu par les surréalistes ?
L'adjectif substantivé « supernaturaliste »
est attesté pour la première fois en 1828 dans la
traduction que fait Nerval du Faust de Goethe. Dans
l'intermède du Songe d'une Nuit de Walpurgis,
une série de personnages fort divers débitent des
quatrains, en particulier un certain Supernaturaliste,
succédant à un Idéaliste et un
Réaliste, et suivi d'un Sceptique. On peut donner
à ce Supernaturaliste le sens de « celui qui admet
des choses surnaturelles, qui pense qu'au-dessus de l'ordre
naturel est un ordre surnaturel ».
C'est encore Nerval qui, en 1854, parle de rêverie
super-naturaliste, dans sa dédicace des Filles
du Feu à Alexandre Dumas, texte que cite Breton dans
son Manifeste :
« Je vais essayer de vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont vous avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d’être guillotiné à l’époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l’on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête… [...] Et puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets [des Chimères] composés dans cet état de rêverie super-naturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. — Vous les trouverez à la fin du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hegel ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l’expression ; — la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète : c’est à la critique de m’en guérir.» |
Dans ce sens, l'adjectif « super-naturaliste »
semble désigner ce qui est capable d'évoquer le
super-naturel ; ce qui peut, par le rêve, se
hausser au-dessus de la perception ordinaire des
phénomènes naturels, et atteindre ainsi une
compréhension globale de la réalité. Une
telle rêverie déborde les catégories
traditionnelles de veille et de rêve, de raison et de
folie, pour accéder à un ordre supérieur,
qui résout toutes les contradictions. Tel est bien
l'esprit surréaliste, et la dette que Breton
reconnaît devoir à Nerval.
En revanche, en 1852, c'est le nom abstrait «
supernaturalisme » qu'a utilisé Nerval dans le
Cagliostro des Illuminés : « Si l'on
s'est bien expliqué les doctrines exposées plus
haut, on aura pu comprendre par quelles raisons, à
côté de l'Église orthodoxe, il s'est
développé sans interruption une école
moitié religieuse et moitié philosophique qui,
féconde en hérésies sans doute, mais
souvent acceptée ou tolérée par le
clergé catholique, a entretenu un certain esprit de
mysticisme ou de supernaturalisme nécessaire aux
imaginations rêveuses et délicates comme à
quelques populations plus disposées que d'autres aux
idées spiritualistes.» Dans cette acception, le
supernaturalisme est une doctrine métaphysique mystique
et téléologique, qui pense que tout dans le monde
a été créé par Dieu pour une raison
précise, qui s'inscrit dans un plan divin. On voit qu'un
tel terme ne pouvait convenir ni à Apollinaire ni
à l'entreprise des surréalistes, la plupart
résolument hostiles àtoute perspective
religieuse.
4. Dans sa citation empruntée à la préface
des Filles du Feu, Breton mentionne encore Swedenborg,
et fait allusion à des Allemands qu'il ne cite pas, mais
au nombre desquels il faut probablement compter Heine. Le
concept sous-entendu ici est celui de
surnaturalisme, que l'on connaît par la
philosophie baudelairienne des correspondances : il y a,
au-delà du monde sensible, un autre monde invisible que
l'on peut entrevoir si l'on sait en déchiffrer les
symboles. « D’ailleurs Swedenborg, qui
possédait une âme bien plus grande, nous avait
déjà enseigné [...] que tout, forme,
mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel
comme dans le naturel, est significatif,
réciproque, converse, correspondant.»
(Baudelaire, L'art romantique, 1869). Mais pour
Baudelaire, cet idéal platonicien reste néanmoins
transcendant et inaccessible, comme un paradis à jamais
perdu. André Breton au contraire croit fermement à
la possibilité d'atteindre effectivement cette
totalité, qui permettra enfin de réconcilier tous
les contraires.
5. Il faut enfin signaler que dans le Manifeste du
surréalisme qui pose les bases de cette nouvelle
entreprise, Breton propose en note de bas de page, à la
fin de sa citation de Nerval, une dernière
référence : « cf aussi l'IDEOREALISME de
Saint-Pol Roux.» Mais il ne développe pas, ce qui
suggère que même s'il reconnaît
l'intérêt des recherches de Saint-Pol Roux, il ne
se considère pas comme débiteur et héritier
de cette entreprise rosicrucienne de réintégration
de la totalité du réel dans l'expérience
sensible.
B/ Que recouvre exactement le terme «
surréalisme » ?
Définir ce terme suppose de définir au
préalable ce que peuvent être le «
surréel » ou la « surréalité
». Ce qui donne lieu, pendant toute l'année 1924,
à une querelle entre deux groupes d'héritiers
d'Apollinaire, bien décidés chacun à
revendiquer sa filiation et à imposer sa propre
conception du surréalisme. Nous nous
concentrerons ici sur trois manifestes d'importances
évidemment inégales.
1. L'attaque principale vient, à la fin du printemps et dans le courant de l'été 1924, du tandem Paul Dermée-Yvan Goll, assistés de Pierre Albert-Birot, le régisseur des Mamelles de Tirésias dont nous avons parlé plus haut. Yvan Goll en particulier revendique l'antériorité de l'utilisation du terme en rappelant qu'il a déjà défini sa conception du surréalisme dans la préface de son drame satirique Mathusalem en 1919 (1) : « Le surréalisme est la plus forte négation du réalisme. Il fait apparaître la réalité sous le masque de l'apparence, favorisant ainsi la vérité même de l'être. Des masques : grossiers, grotesques, comme les sentiments dont ils sont l'expression. Non plus des héros, mais des hommes, non plus des caractères, mais des instincts mis à nu. Tout ce qu'il y a de plus nu. Pour connaître un insecte il faut le disséquer. Le dramature est un savant, un politicien, un faiseur de lois : le dramaturge surréaliste place à sa guise des éléments empruntés à un lointain domaine de la vérité, qu'il a perçue alors qu'il collait l'oreille aux murailles étanches du monde.» L'année suivante, en préface à ses deux « surdrames » Les Immortels, il a complété sa pensée, dans des termes que leur poésie pouvait rendre séduisants, mais qui restaient malgré tout bien vagues : « Le dramaturge nouveau sent qu'il doit livrer un combat, et affronter, en tant qu'homme, tout ce qui, en lui comme autour de lui, est animal ou chose. C'est une pénétration dans le royaume des ombres, lesquelles s'accrochent à tout et se tapissent derrière toute réalité. Dès qu'elles auront été vaincues, la libération sera peut-être possible. Le poète doit réapprendre qu'il existe d'autres mondes bien différents de celui des cinq sens : le monde surréel.» |
La guerre est donc déclarée, dans un article du Journal littéraire du 16 août 1924, contre ce que Pierre Albert-Birot appellera plus tard « l'école bretonnière ». L'article d'Yvan Goll, « Une réhabiltation du surréalisme », provoque une sèche riposte de Breton, Aragon et d'autres dans le même Journal littéraire du 23 août : « Le surréalisme est tout autre chose que la vague littérature imaginée par M. Goll. C'est le retour à l'inspiration pure, c'est la poésie enfin dégagée du contrôle arbitraire, du sens critique, et, loin d'avoir été abandonné depuis Apollinaire, c'est depuis ce temps qu'il a pris toute sa valeur. » Dès lors, les deux clans sont constitués. Début octobre, tentant de prendre Breton de vitesse, Yvan Goll lance sa revue Surréalisme et y publie, sans nom d'auteur, un Manifeste du surréalisme. Comme il est difficile à trouver (2), nous le mettons ici en ligne en intégralité :
« La réalité est la base de tout
grand art. Sans elle pas de vie, pas de substance. La
réalité, c'est le sol sous nos pieds et
le ciel sur notre tête.
Tout ce que l'artiste crée a son point de
départ dans la nature. Les cubistes, à
leurs débuts, s'en rendirent bien compte : aussi
humbles que les plus purs primitifs, ils
s'abaissèrent profondément jusqu'à
l'objet le plus simple, le plus dénué de
valeur, et allèrent jusqu'à coller sur le
tableau un morceau de papier peint, dans toute sa
réalité.
Le surréalisme est une conception qu'anima
Guillaume Apollinaire. En examinant son oeuvre
poétique, nous y trouvons les mêmes
éléments que chez les premiers cubistes ;
les mots de la vie quotidienne ont pour lui « une
magie étrange », et c'est avec eux, avec
la matière première du langage, qu'il
travaillait. Max Jacob raconte qu'un jour, Apollinaire
nota simplement des phrases et des mots entendus dans
la rue, et en fit un poème.
Seulement avec ce matériel
élémentaire, il forma des images
poétiques. L'image est aujourd'hui le
critère de la bonne poésie. La
rapidité d'association entre la première
impression et la dernière expression fait la
qualité de l'image.
Le premier poète au monde constata : « Le
ciel est bleu ». Plus tard, un autre trouva :
« Tes yeux sont bleus comme le ciel ».
Longtemps après, on se hasarda à dire :
« Tu as du ciel dans les yeux ». Un moderne
s'écriera : « Tes yeux de ciel ».
Les plus belles images sont celles qui rapprochent des
éléments de la réalité
éloignés les uns des autres le plus
directement et le plus rapidement possible.
Ainsi, l'image est devenue l'attribut le plus
apprécié de la poésie moderne.
Jusqu'au début du XXe siècle,
c'était l'oreille qui décidait de la
qualité d'une poésie : rythme,
sonorité, cadence, allitération, rime :
tout pour l'oreille. Depuis une vingtaine
d'années, l’oeil prend sa revanche. C'est
le siècle du film. Nous communiquons davantage
par des signes visuels. Et c'est la rapidité qui
fait aujourd'hui la qualité.
L'art est une émanation de la vie et de
l'organisme de l’homme. Le surréalisme,
expression de notre époque, tient compte des
symptômes qui la caractérisent : il est
direct, intensif, et il repousse les arts qui
s'appuient sur des notions abstraites et de seconde
main : logique, esthétique, effets de grammaire,
jeux de mots.
Le surréalisme ne se contente pas d'être
le moyen d'expression d'un groupe ou d'un pays : il
sera international, il absorbera tous les ismes qui
partagent l'Europe, et recueillera les
éléments vitaux de chacun.
Le surréalisme est un vaste mouvement de
l'époque. Il signifie la santé, et
repoussera aisément les tendances de
décomposition et de morbidité qui
surgissent partout où quelque chose se
construit.
L'art de divertissement, l'art des ballets et du
music-hall, l'art curieux, l'art pittoresque, l'art
à base d'exotisme et d'érotisme, l'art
étrange, l'art inquiet, l'art
égoïste, l'art frivole et décadent
auront bientôt cessé d'amuser une
génération, qui, après la guerre,
avait besoin d'oublier.
Et cette contrefaçon du
surréalisme, que quelques ex-dadas ont
inventée pour continuer à épater
les bourgeois sera vite mise hors de la
circulation :
Ils affirment la « toute-puissance du rêve
» et font de Freud une muse nouvelle. Que le
docteur Freud se serve du rêve pour guérir
des troubles trop terrestres, fort bien ! Mais de
là à faire de sa doctrine une application
dans le monde poétique, n'est-ce pas confondre
art et psychiatrie ?
Leur « mécanisme psychique basé sur
le rêve et le jeu
désintéressé de la pensée
» ne sera jamais assez puissant pour ruiner notre
organisme physique qui nous enseigne que la
réalité a toujours raison, que la vie est
plus vraie que la pensée. Notre surréalisme retrouve la nature, l'émotion première de l'homme, et va, avec un matériel artistique complètement neuf, vers une construction, vers une volonté.» |
Analysant ce texte dans André Breton et la naissance de l'aventure surréaliste (José Corti, 1975, pp.384-86) Marguerite Bonnet insiste surtout sur la différence de point de vue avec Breton : « A travers les considérations consacrées au surréel, une distance est perceptible. La notion de surréel, dit Aragon, fuit sans cesse, comme fuit devant le marcheur la ligne de l'horizon [...] La surréalité apparaît, finalement, comme la distorsion impossible imposée au réel par l'esprit dans sa tension vers l'objet inaccessible, quand il a reconnu l'incompatibilité entre lui-même et le monde : « La surréalité, rapport dans lequel l'esprit englobe les notions, est l'horizon commun des religions, des magies, de la poésie, du rêve, de la folie, des ivresses et de la chétive vie, ce chèvrefeuille tremblant que vous croyez suffire à peupler le ciel.» La position d'Aragon semble reposer sur un dualisme de la vie et de la pensée : réel et surréel ne peuvent se rejoindre, alors que pour Breton, réel et surréel s'interpénètrent [...] Ce qu'Aragon, qui se dit dépris de la mécanique humaine, dans ces moments où « d'immenses lézardes se font jour dans le palais du monde », demande au surréel, c'est une évasion, le « n'importe où hors du monde », au point de ne pas exclure totalement l'hypothèse d'une forme de transcendance ; soulignant le caractère génial des rêves parlés dans les expériences de sommeil, il écrit : « Le grand choc d'un tel spectacle appelait forcément des explications délirantes : l'au-delà, la métempsychose, le merveilleux. Le prix de telles interprétations était l'incrédulité, et le ricanement. Au vrai, elles étaient moins fausses qu'on ne le croit. » Qu'est-ce à dire ? La suite du texte insiste sur l'abolition des censures qu'entraîne le sommeil hypnotique et sur la libération qui en résulte pour l'esprit, sans qu'Aragon s'explique autrement. Mais tout le texte est porté moins par une volonté de reconquête que par une aspiration romantique au naufrage, à l'échec, qui amène le souhait de voir l'humanité reconnaissante élever un monument à Phaéton [...] Toute projection rétrospective est téméraire ; comment ne pas se demander cependant si l'un des germes des futurs déchirements n'est pas là, si ce n'est pas par cette vision du surréel, confondu déjà ici avec l'irrel et l'irréalisable, qu'Aragon a été conduit à chercher dans un engagement qui se voudra aveuglément positif, une issue à l'impasse où l'enferme une négativité dont l'impuissance est reconnue ? Quoi qu'il en soit, on ne peut qu'être frappé par le contraste avec la pensée de Breton. » |
2. Le même mois, courant octobre, Louis Aragon publie dans la revue Commerce « Une vague de rêves », texte élaboré pendant l'été et qui paraît en même temps que le Manifeste de Breton. Mais Aragon y marque sa différence, en particulier dans sa définition du réel et du surréel. En voici un extrait :
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3. Mais le texte le plus important de ce mois d'octobre est évidemment le Manifeste du surréalisme de Breton, qui paraît aux éditions du Sagittaire le 15 octobre 1924. Après avoir d'emblée distingué la vie réelle, la vie précaire, de ce qui, implicitement, pourrait être la vraie vie, une vie dans laquelle l'homme se réaliserait pleinement, Breton affirme la possibilité d'échapper à son destin misérable : « Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d'esprit nous est laissée. Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit.» L'imagination doit donc se débarrasser coûte que coûte des limites que lui imposent la raison et la logique. Fort heureusement, les découvertes de Freud lui ouvrent un champ d'exploration illimité : c'est donc par la folie, le rêve, le merveilleux, que l'homme pourra se saisir de la totalité de son être. Trois citations essentielles, les deux premières du premier Manifeste et la troisième extraite du Second manifeste de 1929, peuvent résumer cette position, qui est la pierre angulaire de tout le surréalisme, et qui, aux yeux de Breton, justifiera par la suite toutes les exclusions de ceux qui lui sembleront s'écarter de cet objectif, pour des raisons diverses : |
« Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut ainsi dire. C'est à sa conquête que je vais, certain de n'y pas parvenir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d'une telle possession.» (Manifeste du surréalisme, 1924, O.C. I p.319) |
«SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique
pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre
manière, le fonctionnement réel de la
pensée. Dictée de la pensée, en
l'absence de tout contrôle exercé par la
raison, en dehors de toute préoccupation
esthétique ou morale. |
« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. On voit assez par là combien il serait absurde de lui prêter un sens uniquement destructeur, ou constructeur : le point dont il est question est a fortiori celui où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l'une contre l'autre. Il est clair, aussi, que le surréalisme n'est pas intéressé à tenir grand compte de ce qui se produit à côté de lui sous prétexte d'art, voire d'anti-art, de philosophie ou d'antiphilosophie, en un mot de tout ce qui n'a pas pour fin l'anéantissement de l'être en un brillant, intérieur et aveugle, qui ne soit pas plus l'âme de la glace que celle du feu. Que pourraient bien attendre de l'expérience surréaliste ceux qui gardent quelque souci de la place qu'ils occuperont dans le monde ? En ce lieu mental d'où l'on ne peut plus entreprendre que pour soi-même une périlleuse mais, pensons-nous, une suprême reconnaissance, il ne saurait être question non plus d'attacher la moindre importance aux pas de ceux qui arrivent ou aux pas de ceux qui sortent, ces pas se produisant dans une région où, par définition, le surréalisme n'a pas d'oreille. On ne voudrait pas qu'il fût à la merci de l'humeur de tels ou tels hommes ; s'il déclare pouvoir, par ses méthodes propres, arracher la pensée à un servage toujours plus dur, la remettre sur la voie de la compréhension totale, la rendre à sa pureté originelle, c'est assez pour qu'on ne le juge que sur ce qu'il a fait et sur ce qui lui reste à faire pour tenir sa promesse.» (Second manifeste du surréalisme, 1929, O.C. I, pp.781-782) |
Cette querelle de termes se conclura, on le sait, par la victoire de Breton, mais l'histoire du surréalisme sera à partir de ce moment-là jalonnée de fractures, de démissions et d'excommunications retentissantes, chacun des surréalistes ayant au fond sa propre conception de l'enjeu et des moyens d'y parvenir, et acceptant plus ou moins longtemps de se plier à la doxa définie par le « pape du surréalisme » et le gardien du temple, André Breton.
II/ Une aventure intellectuelle et spirituelle engageant l'être tout entier
A/ Inventaire des « secrets de l'art magique surréaliste » : les principales techniques surréalistes
L'écriture automatique
Les cadavres exquis
Breton, V. Hugo, Tzara, G. Knutson
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Les récits de rêvesMan Ray - Robert DesnosLes sommeils hypnotiquesMan Ray - Séance de rêve éveillé |
Les collages |
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Man Ray - Marcel DuchampLes jeux de langageRrose Sélavy connaît bien le marchand du sel (Marcel Duchamp). (Desnos) |
Les enquêtes
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B/ Obstacles et dangers de l'entreprise
Il est apparu très vite que l'exploration de contrées inconnues n'allait pas sans difficultés ni surtout sans dangers, parce que si la conscience refoulait dans les profondeurs de l'inconscient un certain nombre de pulsions, les déchaîner allait à l'encontre non seulement des intérêts de la société mais aussi de ceux de l'individu qui jouait ainsi à l'apprenti-sorcier. Donnons encore la parole à Breton, qui en tant que chef de file a dû tirer au fur et à mesure les leçons de l'expérience, chercher les moyens d'en améliorer les résultats, mais aussi dans certains cas l'arrêter avant qu'elle ne tourne mal.
1. Obstacles et limites de l'écriture automatique
-
Le premier obstacle susceptible de limiter la libre
expression de l'inconscient dans l'écriture
automatique est évidemment le sens
critique, le souci de la raison de toujours vouloir
contrôler et/ou corriger, pour des raisons de morale,
de logique ou d'esthétique. Voici comment Breton les a
résumés lors de son sixième entretien
radiophonique avec André Parinaud en 1952 (nous prenons l'enregistrement bien en amont de la citation du cadre ci-dessous) :
« André Parinaud - Votre ambition n'était pas cependant d'ordre poétique, nous le savons. Et quelles sont donc ces entraves que vous vouliez briser, ces limites qui paralysaient votre action ?
André Breton - Ces entraves étaient de l'ordre de la logique (le rationalisme le plus étroit veillait à ne rien laisser passer qui n'eût été estampillé par ses soins), de l'ordre de la morale (sous forme de tabous sexuels et sociaux), de l'ordre enfin du goût, régi par les conventions sophistiques du « bon ton », peut-être les pires de toutes. Ce prétendu sens critique dont, bon gré mal gré, nous avions hérité comme les autres, nous constations que son rôle à notre époque était de freiner toute spéculation intellectuelle de quelque envergure. Nous nous refusions à le tenir pour la voix du « bon sens », mais bien plutôt pour celle du « sens commun » le plus éculé. Dans ce « sens critique » qu'on nous avait appris à cultiver à l'école, nous étions d'accord pour voir l'ennemi public n° 1. » (Entretiens, Idées/Gallimard, pp.85-86)
Dès le Manifeste de 1924, Breton a donc donné une sorte de mode d'emploi destiné à limiter cette intrusion de la conscience dans l'exercice de l'écriture automatique :
« Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l'état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu'à chaque seconde il est une phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu'à s'extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l'autre, si l'on admet que le fait d'avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu doit vous importer, d'ailleurs ; c'est en cela que réside, pour la plus grande part, l'intérêt du jeu surréaliste. Toujours est-il que la ponctuation s'oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui nous occupe, bien qu'elle paraisse aussi nécessaire que la distribution des nœuds sur une corde vibrante. Continuez autant qu'il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. Si le silence menace de s'établir pour peu que vous ayez commis une faute : une faute, peut-on dire, d'inattention, rompez sans hésiter avec une ligne trop claire. A la suite du mot dont l'origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l'arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra. » (O.C. I, pp.331-332)
-
Mais ce genre de « lâcher
prise » et d'exploration de ce que la conscience a
refoulé n'est pas un aimable jeu littéraire
sans danger. Dans un texte intitulé « l'Homme
coupé en deux » paru dans les Lettres
françaises du 9 au 15 mai 1968, Louis Aragon a
ainsi commenté l'écriture conjointe des
Champs magnétiques par Breton et Soupault :
« Il est certain que jamais André, seul,
n'aurait écrit Les Champs magnétiques,
n'aurait eu ce courage d'affronter alors l'inconnu. Ce livre
est né de l'écriture simultanée, de la
confrontation immédiate, de l'émulation par les
lectures réciproques [...] C'est une exploration de la
nuit, des abîmes où un homme seul n'aurait pu se
risquer, où les épouvantes et les merveilles
auraient tourné la tête d'un solitaire, l'aurait
fait vaciller dans le gouffre [...] Les Champs
magnétiques sont devenus l'oeuvre d'un seul
auteur à deux têtes, et le regard double a seul
permis à Philippe Soupault et André Breton
d'avancer sur la voie où nul ne les avait
précédés, dans ces
ténèbres où ils parlaient à voix
haute.»
L'exploration à deux n'empêchait toutefois pas nos deux aventuriers de s'exposer à des risques qui pouvaient aller jusqu'aux hallucinations et à la tentation du suicide. Ainsi Breton a raconté dans Nadja l'une de ses obsessions :
« Les mots BOIS-CHARBONS, qui s'étalent à la dernière page des Champs magnétiques, m'ont valu tout un dimanche où je me promenais avec Soupault, de pouvoir exercer un talent bizarre de prospection à l'égard de toutes les boutiques qu'ils servent à désigner. Il me semble que je pouvais dire, dans quelque rue qu'on s'engageât, à quelle hauteur sur la droite, sur la gauche, ces boutiques apparaîtraient. Et que cela se vérifiait toujours. J'étais averti, guidé, non par l'image hallucinatoire des mots en question, mais bien par celle d'un de ces rondeaux de bois qui se présentent en coupe, peints sommairement par petits tas sur la façade, de part et d'autre de l'entrée, et de couleur uniforme avec un secteur plus sombre. Rentré chez moi, cette image continua à me poursuivre. Un air de chevaux de bois, qui venait du carrefour Médicis, me fit l'effet d'être encore cette bûche. Et, de ma fenêtre, aussi le crâne de Jean-Jacques Rousseau, dont la statue m'apparaissait de dos et à deux ou trois étages au-dessous de moi. Je reculai précipitamment, pris de peur. » (Folio, pp.29-31)
Ainsi, l'écriture automatique était un moyen remarquable d'accéder à des mondes inconnus, mais elle développait des facultés qui risquaient de conduire à la dépersonnalisation, la folie et la mort : il fallait tâcher de l'encadrer, ou en tout cas de la limiter pour ne pas s'y adonner de manière trop prolongée et systématique.
- Et enfin même dans ce cas, une fois que l'écriture automatique a été suffisamment vulgarisée pour que tout le monde s'en empare et la galvaude, Breton s'est aperçu d'une certaine monotonie, d'une récurrence des mêmes images, des mêmes fantasmes, et d'une perte du jaillissement initial. Il fallait trouver autre chose.
2. Limites du récit de rêve
Cette deuxième voie pouvait être celle du rêve : voici ce que Breton raconte dans Entrée des médiums, texte paru d'abord dans Littérature en 1922, puis intégré en 1924 dans Les pas perdus :
« J'étais arrivé ces derniers temps à penser que l'incursion dans ce domaine d'éléments conscients le plaçant sous une volonté humaine, littéraire, bien déterminée, le livrait à une exploitation de moins en moins fructueuse. Je m'en désintéressais complètement. Dans le même ordre d'idées j'avais été conduit à donner toutes mes préférences à des récits de rêves que, pour leur épargner semblable stylisation, je voulais sténographiques. Le malheur était que cette nouvelle épreuve réclamât le secours de la mémoire, celle-ci profondément défaillante et, d'une façon générale, sujette à caution.» (O.C. I, p.275) |
Ainsi, bien que les récits de rêves occupent un grand nombre de pages de la revue La Révolution surréaliste, il était clair qu'ils pouvaient subir les mêmes reproches que l'écriture automatique, et qu'on n'avait pas encore trouvé la panacée.
3. Dangers du sommeil hypnotique
Voici à présent la suite du texte de l'Entrée des médiums :
« La question ne semblait guère devoir
avancer, faute surtout de documents nombreux et
caractéristiques. C'est pourquoi je n'attendais
plus grand-chose de ce côté au moment
où s'est offerte une troisième solution
du problème (je crois bien qu'il ne reste
qu'à la déchiffrer), solution où
interviennent un nombre infiniment moins
considérable de causes d'erreur, solution par
suite des plus palpitantes. On en jugera à ce
fait qu'après dix jours les plus blasés,
les plus sûrs d'entre nous demeurent confondus,
tremblants de reconnaissance et de peur, autant dire
ont perdu contenance devant la merveille.
Il y a une quinzaine de jours, à son retour de
vacances, René Crevel nous entretint d'un
commencement d'initiation « spirite » dont
il était redevable à une dame D... Cette
personne, ayant distingué en lui des
qualités médiumniques
particulières, lui avait enseigné le
moyen de les développer et c'est ainsi que, dans
les conditions requises pour la produdion de ce genre
de phénomènes (obscurité et
silence de la pièce, « chaîne
» des mains autour de la table), il nous apprit
qu'il parvenait rapidement à s'endormir et
à proférer des paroles s'organisant en
discours plus ou moins cohérent auquel venaient
mettre fin en temps voulu les passes du réveil.
Il va sans dire qu'à aucun moment, du jour
où nous avons consenti à nous
prêter à ces expériences, nous
n'avons adopté le point de vue spirite. En ce
qui me concerne je me refuse formellement à
admettre qu'une communication quelconque existe entre
les vivants et les morts.
Le lundi 25 septembre, à 9 heures du soir, en
présence de Desnos, Morise et moi, Crevel entre
dans le sommeil hypnotique et prononce une sorte de
plaidoyer ou de réquisitoire dont il n'a pas
été pris note (diction
déclamatoire, entrecoupée de soupirs,
allant parfois jusqu'au chant, insistance sur certains
mots, passage rapide sur d'autres, prolongement infini
de quelques finales, débit dramatique ; il est
question d'une femme accusée d'avoir tué
son mari et dont la culpabilité est
contestée du fait qu'elle a agi à la
requête de ce dernier). Au réveil Crevel
ne garde aucun souvenir de son récit. On
l'exclut de l'expérience suivante, entreprise,
à sa participation près, dans les
mêmes conditions. Aucun résultat
immédiat. Au bout d'un quart d'heure Desnos, qui
se tenait pour le plus impropre à offrir de
telles manifestations, fortifié qu'il
était dans cette opinion par l'échec
qu'en ma compagnie il avait infligé quelques
jours auparavant à deux magnétiseurs
publics, MM. Donato et Bénévole, laisse
tomber la tête sur son bras et se met à
gratter convulsivement sur la table. Il se
réveille de lui-même quelques instants
plus tard, persuadé de ne pas s'être
comporté autrement que nous. Pour le convaincre
de son erreur, nous devons séparément lui
notifier par écrit ce qui s'est
passé.
Crevel nous ayant dit que l'action de gratter la table
pouvait témoigner du désir
d'écrire, il est convenu que la fois suivante on
placera un crayon dans la main de Desnos et une feuille
de papier devant lui. C'est ainsi que le surlendemain,
dans des circonstances analogues, nous le voyons
écrire sous nos yeux, sans bouger la tête,
les mots : 14 juillet — 14 juil surchargés
de signes + ou de croix. C'est alors que nous prenons
le parti de l'interroger :
Que voyez-vous? On met fin au sommeil de Desnos. Réveil en sursaut précédé de gestes violents.» (O.C. I, pp.277-78) |
Les expériences des sommeils soulevèrent donc
d'abord l'enthousiasme des participants, puis on commença
à s'apercevoir qu'elles faisaient courir à
certains d'entre eux des risques plus que sérieux.
Ecoutons Breton raconter l'une de ces anecdotes dans le
septième de ses Entretiens. On pourra
arrêter à 2'40, le paragraphe suivant ayant
été coupé au montage, mais
préservé dans l'édition publiée.
« André Parinaud — Vous avez mis
l'accent, monsieur Breton, lors de notre
émission précédente, sur
l'intérêt à la fois scientifique et
poétique des expériences du sommeil
hypnotique ; mais nous savons, d'autre part, que vous
avez dû interrompre ces tentatives d'exploration
du subconscient en même temps, sans doute, que
surgissaient quelques dissentiments entre vous et
Robert Desnos. Ce point mériterait d'être
éclairci, je crois, dés le début
de cette émission ?
André Breton. — Ce serait une longue
histoire... Chose frappante, les raisons que nous avons
pu avoir, vers 1920, de prendre quelque distance de
l'écriture automatique sont du même ordre
que celles qui nous ont mis en garde contre la
fréquente répétition des
séances de sommeil. En ont ainsi
décidé des considérations
d'hygiène mentale élémentaire.
L'usage immodéré, au départ, de
l'écriture automatique a eu pour effet de me
placer, pour ma part, dans des dispositions
hallucinatoires inquiétantes contre lesquelles
j'ai dû en hâte réagir. J'en ai fait
état dans mon livre, Nadja.
A.P. Quel genre de troubles ressentiez-vous et de
quelle nature ?
A.B. Les « sommeils », non seulement
provoquaient, sur le plan sensoriel, des
désordres du même type mais, en outre,
développaient chez certains des sujets endormis
une activité impulsive de laquelle on
pouvait craindre le pire. Je me souviens, en
particulier, d'une séance groupant une trentaine
d'invités chez une amie de Picabia, madame de la
Hire. Maison très vaste, éclairage
discret : quoi qu'on eût fait pour
l'éviter, une dizaine de personnes, hommes et
femmes, qui étaient loin de se connaître
toutes, s'étaient endormies à la fois.
Comme elles allaient et venaient, vaticinaient et
gesticulaient à qui mieux mieux, vous pouvez
imaginer que le spectacle ne différait pas trop
de celui que purent offrir les convulsionnaires de
Saint-Médard. Vers deux heures du matin,
m'inquiétant de la disparition de plusieurs
d'entre elles, je finis par les découvrir dans
l'antichambre presque obscure, où, comme d'un
commun accord et bien munis de la corde
nécessaire, ils essayaient de se pendre aux
portemanteaux... Crevel, qui était du nombre,
semblait les y avoir décidés. Il fallut
les réveiller sans grand ménagement. Une
autre fois, après un dîner chez
Éluard dans la banlieue de Paris, nous
dûmes, à plusieurs, maîtriser Desnos
endormi qui, brandissant un couteau, poursuivait
Éluard dans le jardin. Comme on peut le voir,
les idées de suicide qui existaient
à l'état latent chez Crevel, la
sourde haine qu'entretenait Desnos contre
Éluard, prenaient dans ces conditions un tour
actif extrêmement critique.
A.P. C'est sur Desnos qu'il faut, sans doute, juger
de l'extraordinaire pouvoir des
révélations apportées par le
sommeil hypnotique. Pourriez-vous nous dire quels
risques elles ont pu lui faire courir ? A.B. Desnos, en raison du côté fortement narcissique de son caractère, en vint très vite à vouloir concentrer l'attention sur lui seul. Même une fois que nous eûmes décidé, pour les raisons générales que je viens d'exposer, d'interrompre l'expérimentation en cours, Desnos ne s'y résigna pas en ce qui le concernait. Durant des mois il ne se passa guère de soir qu'il ne se présentât chez moi, quitte à me trouver seul le plus souvent et qu'il ne s'endormît à quelque moment, voire au cours du repas. En outre, il me devenait de plus en plus difficile de le réveiller en usant des passes habituelles. Une nuit que je n'y parvenais décidément pas et que son exaltation était à son comble — il pouvait être trois heures du matin — je dus m'échapper pour aller quérir un médecin. Desnos l'accueillit par des insultes mais néanmoins s'éveilla avant qu'il eût eu à intervenir. Cet incident et l'aggravation de mes craintes au sujet de ce qui pouvait menacer l'équilibre mental de Desnos me déterminèrent à prendre toutes mesures pour que plus rien de tel ne se produisît. Il va sans dire que nos relations en furent profondément affectées. L'activité expérimentale qui prélude au surréalisme marque ici un temps d'arrêt. Avec la publication du Manifeste le surréalisme entre dans sa phase raisonnante.» (Entretiens, Idées/Gallimard, pp.95-97) |
Cette phase raisonnante vient donc conclure une période de découvertes certes enthousiasmante, mais au cours de laquelle on prit la mesure de plusieurs des limites de l'expérience. Non seulement elle faisait courir des risques physiques et mentaux aux individus, mais en outre, elle ne pouvait faire table rase de tout ce qui donnait ses assises à la société bourgeoise contre laquelle tous ces jeunes gens se révoltaient.
Dressant le bilan de l'écriture automatique en 1933 dans le numéro 3-4 de Minotaure (p.58), Breton faisait justement remarquer que « si la quantité n'a pas manqué, des causes fort imaginables l'ont mise dans l'impossibilité d'intervenir publiquement comme force de submersion ». En d'autres termes, la question de la possibilité d'une Révolution surréaliste se posait, et ce n'était évidemment pas parce que quelques individus pratiquaient telle ou telle activité surréaliste que la société allait en être bouleversée. La dimension politique de cette révolution n'allait pas manquer de les interpeller.
C/ De la Révolution surréaliste au Surréalisme au service de la Révolution
1er décembre 1924 |
Juillet 1930 |
Nous n'allons pas développer cette partie, qui appartient à l'histoire du mouvement et dont on trouve facilement la chronologie partout sur la toile et dans les livres. Nous rappellerons cependant que c'est à partir de ce moment que les tiraillements les plus graves apparaissent entre les surréalistes de la première heure, et que les défections ou exclusions vont se multiplier. Dans un autre fichier, nous verrons ce qu'il en a été pour Éluard, dans ses rapports avec le surréalisme et avec André Breton.
(1) On trouvera les deux préfaces d'Yvan Goll dans la
revue Europe, n°475-76, novembre-décembre
1968, pp.127-130.
(2) Le facsimilé du Manifeste du
surréalisme d'Yvan Goll a été
publié dans la revue Europe, n°475-76,
novembre-décembre 1968, pp.112-113.
© Agnès Vinas
© Man Ray Trust / ADAGP pour les dessins et photographies de Man Ray