L'esprit de l'escalier



Léger et Cicéri - Esquisse du seul décor nouveau de l'acte IV - 1830 - BnF

Tandis que se déchaînent les adversaires de Taylor contre les « dépenses immodérées de costumes et de décorations (1) », ce que Charles Maurice désigne comme « du fracas, des tableaux à la Servandoni, des flammes de Bengale, des détonations, des groupes d'individus qui ne pensent à rien, des idées de machinistes, enfin (2) », les écrivains de la nouvelle école intègrent l'espace, le décor et ses changements, dans le déroulement même de la représentation. La principale nouveauté est l'inscription du jeu des acteurs dans des espaces situés à différents niveaux. Le décorateur ne se borne plus à représenter en trompe-l'œil et en perspective une montagne, un palier, un escalier, il le construit sur scène. [...]

En 1830, c'est l'escalier de l'acte IV d'Hernani qui paraît à la fois nouveau dans sa conception technique et hautement significatif du point de vue dramaturgique. Ce n'est plus seulement un « effet » visuel, c'est un symbole du cheminement de la pensée du personnage, en l'occurrence Don Carlos, et, à ce titre, on peut le considérer déjà comme faisant partie de la « mise en scène ». Victor Hugo, situant cet acte essentiel dans le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, imagine un entrelacs de piliers, de voûtes et d'arcades. Dans le manuscrit, il écrit : « On ne voit pas le fond du souterrain ; l'œil se perd dans les arcades et les piliers qui s'entrecroisent dans l'ombre », texte repris par l'édition de 1830. Dans celle de 1836, qui est généralement considérée comme la plus aboutie (3), il corrige « l'œil se perd dans les arcades, les escaliers et les piliers », preuve que ce détail relève de la mise en scène. Ce décor, dont nous ne possédons que l'esquisse gravée par Léger-Larbouillat (4), a tant frappé les spectateurs de 1830 que Théophile Gautier, revoyant la pièce en 1867 - avec, à l'acte IV, un décor modifié et simplifié par Cambon -, assimile ie texte au décor, dans un mouvement lyrique de sa mémoire :

Dans le grand monologue de Don Carlos devant le tombeau de Charlemagne, il nous semblait monter par un escalier monumental dont chaque marche était un vers au sommet d'une flèche de cathédrale, d'où le monde nous apparaissait comme dans la gravure sur bois d'une cosmographie gothique (5).

Le machiniste fait une description minutieuse et compliquée du décor de l'acte IV, d'où ressort que cet escalier du milieu - il y a aussi des degrés latéraux qui descendent dans les dessous - est en quatre parties, installées pendant l'entracte. Il s'appuie sur la « montagne », obtenue en surélevant une rue du plateau, doublée d'un bâti destiné à soutenir l'escalier, opération qui doit être faite dès le matin, avec installation d'une échelle, de rampes et d'un pont, permettant l'accès aux parties praticables. La nouveauté consiste dans l'épaisseur donnée à cet escalier monumental qui n'est pas une simple peinture en trompe-l'œil réalisée sur un rideau. La complexité de son installation est sans doute la cause de son remplacement en 1867, en l'absence de Victor Hugo, par le décor beaucoup plus simple et traditionnel de Cambon, dans lequel l'escalier n'est plus frontal, et se compose de deux parties praticables, séparées par un palier.

 



Charles-Antoine Cambon - Maquette du quatrième acte d'Hernani en 1867
Bibliothèque de la Comédie-Française


(1) Registre du Comité, 1828.

(2) Le Courrier des Théâtres, n° 3, 1829,p.703.

(3) Voir l'édition critique réalisée par John J. Janc, Lanham. New York, Oxford, University Press of America, 2001.

(4) Recueil publié en 1830 et conservé à la Bibliothèque-musée de l'Opéra.

(5) Théophile Gautier, Histoire du romantisme, suivi de Notices romantiques..., 3e éd.. Paris, Charpentier, 1877.


Jacqueline Razgonnikoff, « Fabriquer du spectaculaire », in Le spectaculaire dans les arts de la scène du Romantisme à la Belle Epoque, CNRS éditions, 2006, p.27