Jean Gaudon

En marge de la bataille d'Hernani
M. de La Bourdonnaye, Benjamin Sacrobille,

Hernani doit une bonne partie de sa réputation comme événement littéraire à deux facteurs qui n'ont pas grand-chose à voir avec la littérature : sa date (1830), et le fait qu'il y eut bataille. Une liaison pseudo-causale s'est établie pour nous entre les deux « révolutions » et le romantisme, incarné par Hugo, est devenu l'avatar littéraire d'une révolution politique, pour le meilleur et pour le pire. Hugo, d'ailleurs, n'a pas cessé, à partir de 1830, d'encourager et de promouvoir cette interprétation, qui est, à cette époque, une interprétation polémique, d'une portée politique considérable.

Géraud Venzac a montré que l'image d'un Victor Hugo combinant, en quelques années, conversion et apostasie, était un mythe (1), et peut-être n'est-il pas inutile de rappeler aux censeurs sourcilleux qui n'ont, eux, jamais changé d'opinion sur quoi que ce soit depuis leur petite enfance, que, depuis 1824, Hugo, qui avait alors vingt-deux ans, s'était progressivement éloigné des défenseurs attardés du trône et de l'autel. Les contemporains, d'ailleurs, avaient très bien saisi cette évolution, et nous ne pouvons qu'admirer ces journalistes capables de suivre de si près le caractère de ce très jeune homme, et les étapes de son intinéraire.

 

Grandville et Forest - Résurrection de la censure
Estampe de 1832

Le 11 mars 1824, la Pandore salue l'ode intitulée « Mon enfance », comme un signe de sympathies bonapartistes. Le 4 novembre 1826, Dubois, grand patron du Globe qui réunit alors la fine fleur du jeune libéralisme, annonce chaleureusement l'édition des Odes et Ballades et célébre « cette vigueur jeune et âpre » qu'il trouve dans « ce délire de poète ». En 1828, dans le même journal, Charles de Rémusat précise à haute voix ce que l'on doit commencer à chuchoter un peu partout : « Je ne serais pas surpris que depuis qu'il a fait son Cromwell il ne jugeât autrement l'histoire contemporaine, son parti, le nôtre, la Révolution. » La Pandore, à propos de l'ode « A la Colonne », l'avait déjà dit, d'une manière plus audacieuse encore, dans son numéro du 10 février 1827 : « Notre langue est devenue la sienne, sa religion est devenue la nôtre. »

Certes ce n'est pas, tant s'en faut, la lune de miel, et dans une lettre du 5 janvier 1828 à Victor Pavie (2), Hugo, se plaint des « prosaïstes » du Globe qui font preuve, bien qu'ils soient « philosophes », d'intolérance, et qui exercent une censure indigne de démocrates. Ces piques, pourtant, ne sont pas l'essentiel. Ce qui Importe, c'est que Hugo a, à cette époque, des liens étroits dans les milieux de l'opposition « libérale ». Il fréquente Alphonse Rabbe, un des plus vigoureux opposants aux Bourbons, et lorsque, le 24 octobre 1827, il va à Bicêtre assister au ferrement des galériens, il s'y rend en compagnie de David d'Angers, qui, l'année précédente, a déposé une couronne sur la tombe du régicide David, à Bruxelles.

Quand, en août 1829, Marion de Lorme est interdite, il ne fait aucun doute que la décision, prise par Martignac, ministre modéré, juste avant la chute de son ministère, est d'ordre politique. Hugo dans sa lettre à Martignac le souligne, par une phrase impertinente qui sonne comme un avertissement, et presque une menace. Parler d'une « décision si contraire à mes intérêts, et souffrez, Monseigneur, que j'ajoute, aux vôtres » n'est pas d'un courtisan (3). Politique aussi l'attitude du nouveau ministre de l'Intérieur, La Bourdonnaye, qui confirme oralement à Hugo l'interdiction de la pièce, et qui lui envoie le lendemain une lettre pour lui annoncer, sans même mentionner l'interdiction, que sa pension « d'homme de lettres », qui était de 2 000 francs, passera désormais à 6 000 francs. A ce prix-là, La Bourdonnaye croyait pouvoir ironiser, en rappelant à Hugo une ode de lui qui avait été lue à la Société des Bonnes-lettres, le 10 décembre 1822 : « Je me félicite de voir ainsi récompensés les nobles sentiments qui vous ont inspiré de si beaux vers sur la déplorable mort de Louis XVII. » (4) Lorsque l'on veut acheter un écrivain, il convient de mettre les points sur les i.

Hugo, on le sait, refusa. La pension de 2 000 francs, dit-il, lui suffit. Elle lui est « précieuse », « comme gage des bontés du roi ». Mais il a été « assez heureux pour trouver dans [s]a plume une existence honorable et indépendante » (5). Traduisons : je ne suis pas à vendre. Les journaux, mis au courant, en particulier par Sainte- Beuve, feront largement état de l'escarmouche.

Au moment où éclatent les prodromes de ce qui sera la « bataille d'Hernani », les positions paraissent donc relativement claires. La rupture avec le pouvoir, chaque jour plus réactionnaire, est consommée. Lorsque Hugo, le 5 janvier 1830, écrit au comte de Montbel, nouveau ministre de l'Intérieur, pour protester, avec la dernière véhémence, contre les fuites dont se rend coupable, à ses dépens, la censure, l'amalgame du politique et du littéraire semble même aller de soi. Après avoir, avec hauteur, remarqué qu'il n'avait « aucune faveur à demander au ministère actuel », Hugo termine sur une note forte : « La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J'accuse la censure » (6). On retiendra ce « de droit », première apparition d'une distinction entre le droit et la loi qui conduira Hugo ad augusta per angusta, sur les chemins d'une politique qui ne satisfera personne, que lui-même.

C'est dans ce contexte, où le littéraire et le politique se mêlent, par la volonté de Victor Hugo, inextricablement, qu'apparaît une étrange satire, la Lettre trouvée par Benjamin Sacrobille, chiffonnier sous le n° 47, laquelle lui a paru relater des particularités et arrangements curieux et intéressants touchant la première représentation de la pièce de comédie ayant titre Hernani. Publié chez Barba (qui assurera la « seconde » édition de la pièce), ce texte de seize pages fut enregistré au dépôt légal le 24 février (7). Cette précision est fournie, ce qui est en soi assez insolite, par la notice du Journal de l'Imprimerie et de la librairie qui éprouve le besoin de faire remarquer à ses lecteurs que cette publication précède d'un jour la représentation d'Hernani. Les bibliographes ne nous ont pas habitués, il faut bien le reconnaître, à ce genre de commentaire, et il faut que les pressions ou les motivations soient bien fortes pour qu'ils signalent de cette manière un écrit qui, à première vue, ne méritait pas cet excès d'honneur.

Le pamphlet lui-même est le seul, à ma connaissance, qui soit totalement favorable à Hugo, à tel point que l'on se demande qui en est l'auteur. Je ne me hasarderai pas à citer un nom, mais il s'agit certainement d'un familier, qui a suivi de très près les démêlés de l'auteur avec la censure, qui a le sens de la satire, et qui a lu l'article de Latouche sur « la Camaraderie littéraire » (8). Il consiste en une préface, en forme de certificat d'authenticité, attribué au chiffonnier Benjamin Sacrobille, en une lettre « trouvée » par lui rue du Pot-de-Fer, en un « petit et succinct manuel à l'usage des amis des saines doctrines, lequel est en trois parties et par demandes et réponses », comme le catéchisme, et enfin d'une « instruction sommaire pour la conduite à tenir par les amis des saines doctrines, avec MM. les Agens de police, gendarmes et mouchards ». Le prélude se termine ainsi : « La lettre avait pour adresse : A monsieur, monsieur... Auteur dramatique, rue des Aveugles n° 7. La boue qui couvrait le nom m'a empêché de le transcrire ici. Le nom de la signature était bien crotté aussi » (p. 4). On mettra sous cette boue et sous cette crotte le nom que l'on voudra : celui, par exemple, de Brifaut, avec lequel Hugo poursuivait alors une violente polémique, celui de Viennet qui avait publié en 1827 une Epitre aux chiffonniers sur les crimes de la presse, et qui, lorsque Hugo se présentera à l'Académie, en 1836, lui reprochera de lui avoir brisé sa carrière dramatique. Les candidats, au reste, ne manquent pas.

L'amalgame du littéraire et du politique s'y fait d'entrée de jeu, comme si l'essentiel était d'amener les libéraux à choisir le camp romantique : « Et d'abord apprenez une bonne nouvelle, c'est que l'auteur de la monstruosité, comme nous l'appelons, est au plus mal avec nos excellences. Ayant fait le fier, refusé privilèges de théâtre, place et pension, tranché du libéral en sus, il en est résulté, ma foi ! que l'honorable Montbel a une dent contre lui ; partant la police deux ; et comme vous pensez, les agens, gendarmes et mouchards trois, quatre et plus. C'est déjà un joli commencement, et voici qui n'y gâte rien » (p. 5). Et plus loin : « D'abord, et nous le répétons à nos amis, afin qu'ils aient toute confiance, le ministère est pour nous et par suite la police ; car le digne Montbel ayant châtré de son mieux le manuscrit, le digne Mangin (9) servira, de son mieux, la représentation ; cela va de soi » (p. 7).

Une bonne partie du texte est écrite sur ce ton, et la tactique d'obstruction qui y est annoncée présuppose, comme allant de soi, Ia complicité entre la police et les tenants de la réaction littéraire. L'auteur va même jusqu'à imaginer une stratégie visant à faire purement et simplement interdire la pièce, dans un style archaïsant et puissamment parodique : « Aussi faudra-t-il nous démener si terriblement et pousser de tels sifflemens, hurlemens et rugissemens que tout en tremble, que tout en craque, et que les honnêtes préposés de police puissent déclarer en conscience (et nous les soutiendrons au besoin) que la sûreté de la salle, même du quartier, même de la ville, même de l'État, était violemment menacée et que le seul remède était de faire tomber la toile » (p. 7-8). Ou bien encore cet article de « l'instruction sommaire » : « Si les sifflemens, hurlemens et mugissemens des amis ne suffisaient pas pour faire baisser la toile, il serait inutile pourtant de susciter des rixes, la police ayant chargé de ce soin ses agens, gendarmes et mouchards » (p. 15).

Ce recours constant à des références policières et politiques, au moment où les ultras sont au pouvoir, dans un pamphlet vraisemblablement écrit par un proche de Hugo, et publié le soir même d'un procès que le régime fait à Dubois pour ses articles du Globe, fait de ce texte une pièce maîtresse dans la partie qui se joue entre Hugo et les libéraux. On prônait jadis, à la Société des Bonnes-lettres, dont Hugo avait fait partie, qu'il y avait un lien organique entre les « saintes doctrines » littéraires et le conservatisme politique : c'était même là la principale raison d'être de l'association. L'ami de Hugo qui écrit le pamphlet, acceptant cet axiome, en adopte le corollaire : ce qui est vrai du conservatisme l'est aussi du libéralisme. C'est, d'ailleurs, la position de Victor Hugo : la préface aux Poésies de Charles Dovalle, parue trois jours avant la première de Hernani, proclame l'équation du romantisme et du libéralisme.

La partie proprement littéraire de la lettre « trouvée » par Benjamin Sacrobille n'est pas de la plus grande subtilité, mais elle insiste sur quelques traits qu'il n'est pas inutile de retenir. Parmi les « motifs principaux pour faire tomber la monstruosité ayant nom Hernani », l'auteur fait des romantiques, « gens haïssables et détestables de tout point », des « ennemis de l'hémistiche et des trois unités » qui vont « enjambant l'alexandrin et parlant en vers comme monsieur Jourdain en prose ». Le défenseur de Hugo répond en passant, au pamphlet de Latouche, en le parodiant. Il laisse clairement entendre que les « camarades » ne sont pas où l'on pense, et que ce sont les conservateurs déguisés en libéraux qui sont coupables de conspiration contre ceux qui ne pensent pas comme eux. Les grosses perfidies adressées à Hugo, à Sainte-Beuve (encore les éternels « rayons jaunes »), et peut-être à Musset, dont la « Ballade à la lune » était parue en janvier 1830, le ton parfaitement outrancier, le contexte intellectuellement indigent, sont une réplique aux attaques de Latouche dont nous savons, par la correspondance entre Hugo et Sainte-Beuve, qu'elles avaient porté. On fera d'ailleurs bonne mesure en attribuant aux censeurs d'Hernani, des vues intéressées : Hernani nuit à la carrière des gens en place, et cela est suffisant pour arrêter ce dangereux novateur, qui compromet l'avenir des dramaturges modérés.

Ce texte jeté dans la bataille à un moment crucial est donc parfaitement limpide et ses intentions sont dépourvues d'ambiguïté. Il entre dans cette entreprise de séduction des libéraux que Hugo a décidé de mener, au nom de la littérature nouvelle. Au pire, il aidera à désarmer ceux qui, parmi eux, sont restés les défenseurs les plus virulents du néo-classicisme. Les libéraux, même s'ils étaient divisés, n'avaient après tout aucune raison politique objective de rejeter cette nouvelle recrue, et moins encore de lier leur sort à la réaction littéraire. Il n'en fut pas ainsi.

Le National, qui va mener la lutte contre Victor Hugo, avec une sauvagerie que n'atteindra aucun journal conservateur, avait consacré à Hernani, le 27 février 1830, un article relativement modéré, signé E. Des généralités pâteuses sur l'impossibilité de faire du nouveau au théâtre débouchaient sur un paragraphe extasié sur le jeu de Mlle Mars, « admirable, cela dit sans hyperbole ». Puis, le rédacteur célébrait la « haute vocation poétique de M. Victor Hugo », tout en faisant des réserves sur l'auteur dramatique. Rien ne laissait présager le triple éreintage qui suivra, le 9, le 24 et le 29 mars, sous la plume d'Armand Carrel. Du vrai travail de bretteur, et l'on se demande, à lire ces articles sans nuances, comment un jeune littérateur, un politique que l'on ne cessera d'encenser pour la vigueur de sa plume et pour la pureté de ses convictions, gaspille tant d'énergie à assassiner une pièce de théâtre. A croire qu'il n'y avait, à la veille de la révolution de Juillet, rien d'autre à faire. Examinons les trois glorieuses d'Armand Carrel :

Le premier article, d'une grande violence, prend, sur le style des acteurs, le contre-pied de celui du 27 février et témoigne, sur ce chapitre, d'une belle indignation : « L'Art des Molé, des Talma, des Fleury vaut bien la peine qu'on ne laisse pas sacrifier à une manière de vociférer, de secouer les membres qui nous rend, sur notre première scène, le spectacle des convulsionnaires témoignant de la sainteté du diacre Pâris. » Mais ceci n'est qu'un élément secondaire. Carrel est visiblement agacé par les admirateurs de Hugo, qu'il taxe de « dérangement d'esprit » et dont il déplore qu'ils soient plus nombreux qu'il ne le croyait. Le ton est péremptoire, et nous ne nous arrêterons pas plus qu'il ne faut sur l'exposé des symptômes : « Révolte contre ce qui constitue l'art », « prétendue puissance du génie affranchi des règles », etc. Le journaliste parle d'un « quart d'heure de folie », et prédit un effacement rapide du romantisme. On dirait Madame de Sévigné parlant du café et de Racine. L'autre public, le vrai, pronostique Carrel, finira bien par venir et remettra un peu d'ordre dans le temple, profané par ces « sauvages » et ces « brutaux ». Curieusement, et bien qu'il ne soit pas épargné, Hugo est moins la cible de Carrel qu'un symptôme supplémentaire de la fièvre romantique : « Elle a fait de M. Hugo, pour quelques jours, son représentant unique ». Tout l'article porte sur les aberrations du prétendu modernisme et sur le fanatisme insupportable des admirateurs.

Six jours plus tard, le 15 mars au matin, Armand Carrel se présente chez Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs, et n'est pas reçu. Victor Hugo, lui dit-on, est épuisé et dort. Le même jour, Hugo envoie à Carrel une longue lettre que Jean Massin qualifie de « tentative confiante et inutile pour obtenir l'amitié d'un philistin progressiste » (10). Le 24, Carrel publiera un second article assassin, et, pour faire bonne mesure, un autre le 29. Étrange séquence dont il serait intéressant de connaître les mécanismes secrets, mais où nous sommes réduits aux hypothèses.

La première question qui se pose, c'est de savoir pourquoi Armand Carrel éprouve le besoin de rendre visite à Hugo. Il ne l'avait vu qu'une seule fois, chez Rabbe, et l'entretien s'était mal terminé. La conversation ayant tourné sur Chateaubriand, Carrel avait voulu provoquer Hugo en duel, et ce n'est que l'intervention vigoureuse de Rabbe qui avait empêché la rencontre (11). A moins de supposer que Carrel cherchait un duel supplémentaire, il faut conclure qu'il avait quelque chose à dire à l'auteur d'Hernani, mais qu'il ne parlait pas en son propre nom. L'éreintage avait pris place dans les colonnes du National, et c'est en tant que porte-parole du National que Carrel, vraisemblablement, se présente.

La structure du journal, encore jeune, est complexe. Le National est, à cette époque, dirigé par un triumvirat dont Carrel est le troisième homme, derrière le brillant ténor qu'est Thiers, et l'érudit respecté, inséparable du premier, qu'est Mignet. Derrière cette façade, un personnage beaucoup plus important tire les ficelles, M. de Talleyrand, qui, pour reprendre les paroles de Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, n'avait pas apporté de capitaux, et « souillait seulement l'esprit du journal en versant au fonds commun son contingent de trahison et de pourriture ». Ce que cette brillante équipe a à demander à Hugo, je ne le sais. Hugo a su mobiliser des bataillons de jeunes gens, c'est même le point sur lequel Carrel a montré le plus ouvertement sa hargne. Il a du talent : E. l'a dit dans son article du 27 février. Espère-t-on le rallier à la cause orléaniste ? Ce serait une recrue intéressante. On a déjà tendu la perche à son modèle, M. de Chateaubriand, dont on peut penser que son libéralisme n'est pas orthodoxe aux yeux d'Armand Carrel : l'algarade chez Rabbe en est la preuve. On lui a même publié, en bonne place, tout son discours à la Chambre des pairs contre l'adresse royale, et cela, précisément, le 9 mars, jour du premier assaut contre Hugo. Ce Hugo, qui avait fait pas mal de bruit en 1827, avec son Ode à la colonne de la place Vendôme — Mgr le Prince de Bénévent avait dû l'apprécier — et qui parle avec désinvolture de « l'ancien régime », peut-être est-il mûr pour faire un bout de chemin avec ceux qui se voient déjà dans le rôle de tombeurs de Charles X ? Je ne vois guère comment expliquer autrement cette visite matinale de Carrel, le moins compromettant des trois compères, le moins diplomate aussi. On dirait bien, et la lettre de Hugo, à mes yeux, le confirme, que l'on va essayer de marchander, et que l'on ne répugne pas à utiliser une forme assez peu discrète de chantage : Carrel, après tout, était celui qui détenait, ou qui croyait détenir, sur l'avenir de Victor Hugo, un pouvoir d'éreintage. Peut-être ces messieurs du National auraient-ils dû méditer davantage le satisfecit qu'avait décerné à Victor Hugo, au moment de l'affaire de la pension royale, le Constitutionnel : « La jeunesse n'est pas aussi facile à corrompre que l'espèrent MM. les Ministres ». Mais il est probable que M. de Talleyrand, expert en la matière, avait là-dessus d'autres idées.

La lettre de Hugo vaut son pesant d'or ; une prose superbe, avec des phrases qui cinglent, tout cela sur fond de confidences, coeur en écharpe. Un chef-d'œuvre absolu d'humour et de hauteur. Hugo s'adresse à Carrel à la troisième personne, ce qui ne lui est pas très habituel (je crois même qu'il réserve cette distinction aux gens avec qui il fait affaire, les « fournisseurs » en quelque sorte, comme Mame, et aux ministres qu'il veut insulter, comme M. de Montbel). M. Armand Carrel par-ci, M. Armand Carrel par-là... ; rappel du différend survenu chez Rabbe, « animés que nous étions tous deux alors d'exaltation politique bien contraire » ; flatteries à l'interlocuteur, un tantinet hyperboliques ; confidences : je suis un solitaire, non un homme de coterie ; je ne connais littéralement personne (cela au cas où l'interlocuteur aurait lu le pamphlet de Latouche). Je suis pauvre, ayant été spolié par les Bourbons d'Espagne. Je suis besogneux. Je suis honnête. M. Carrel ne sait pas à quel point je suis avare de ce type de confidences, sur ma vie intérieure ». Qu'il garde donc tout cela pour lui. On croit rêver. Où diable Hugo veut-il en venir ? On se sent des envies de le rappeler au fait. Va-t-il, enfin aborder le sujet ? Sur ce point, la coda est aussi meurtrière que les articles de Carrel. « Je m'occupe beaucoup plus, dans cette affaire de monsieur Armand Carrel que du National. Je sais que les journaux peuvent nuire ou servir matériellement ; mais voilà ma vie assurée pour dix-huit mois et par conséquent le côté matériel de l'affaire m'inquiète peu. » Dernier point découlant directement de la sérénité de celui dont l'existence matérielle est assurée. Que M. Armand Carrel se sente libre d'éreinter Hernani. Tout compte fait, je suis content de ne pas l'avoir vu, car je ne voudrais pas avoir l'air d'avoir essayé de l'influencer.


Si je me suis permis de paraphraser, c'est que cette prose est devenue obscure et qu'il me fallait essayer de bien faire comprendre cette merveille d'insolence, exactement symétrique à la lettre par laquelle Hugo repoussait du pied la pension de 6 000 francs. Endormi ou pas, Hugo a condamné sa porte, parce qu'il savait fort bien que Carrel venait lui proposer quelque chose. La manière, simple et hautaine, de lui dire : « Je ne mange pas de ce pain-là » est proche du sublime. D'autant que ces confidences n'en sont pas, puisque Hugo avait dit à peu près la même chose au ministre La Bourdonnaye. Pour la deuxième fois, dans un intervalle de quelques mois, Hugo proclame qu'il n'est pas à vendre. Inde irae. Je crois que je commence à comprendre la rage de Carrel, ce furieux toujours prêt à envoyer des cartels.

Le National ne pardonnera pas, et prenant au mot le dernier paragraphe de la lettre de Hugo, lâchera la bride à son exécuteur des basses œuvres. On a tout lieu de croire que Carrel n'a pas même répondu, car la réponse est dans son prochain article, celui du 24 : « On nous dit que cette intempérante admiration n'avait pas reçu mot d'ordre de l'auteur d'Hernani ; qu'autant que nous peut-être il la blâmait, que, voué solitairement à la poursuite d'une révolution littéraire rêvée dans un petit cercle d'amis, jeune encore, malgré sa réputation, et n'ayant guère vécu jusqu'ici qu'avec ses propres impressions, il avait très sincèrement désiré qu'on l'écoutât, et non pas qu'on le fît réussir ; qu'il était trop sage enfin pour n'avoir pas senti qu'en ôtant la liberté aux oppositions on leur ôterait le calme, et que plus tard elles éclateraient bien plus vives, bien plus difficiles à ramener. » La suite est une série de sarcasmes mêlés à quelques contre-vérités flagrantes. « Quel facile et beau succès ne serait-ce pas, en effet pour la tragédie d'imagination si l'on persuadait à tout ce qui veut la liberté en France, à 32 millions de Français comme on dit tous les jours, qu'ils sont romantiques ? Et quelle bonne vengeance ne serait-ce pas tirer aussi des hommes qui veulent censurer l'hémistiche, l'expression vraie, la rime riche, le vers sans chevilles, le substantif sans plats adjectifs, si, en les assimilant aux ultras, on pouvait faire qu'ils fussent méprisés, haïs, repoussés de partout comme ultras ? » Faut-il faire remarquer qu'il ne s'est jamais agi de cela, et que ces reproches que Carrel fait aux « romantiques » ne reposent sur rien ? Mieux : que c'est contre une bonne partie de ces absurdités que Sainte-Beuve s'ést élevé dans Joseph Delorme, et que Hugo les reprochera, dans sa « Réponse à un acte d'accusation », aux tenants de la poésie néo-classique ? Dire que le romantisme est ennemi de « l'expression vraie », qu'il refuse « la rime riche », qu'il pratique systématiquement le chevillage des vers et de ce que Hugo appellera plus tard le « collier d'adjectifs » est proprement insensé ; car ce sont-là les défauts qui avaient fait de la poésie lyrique ou dramatique du début du siècle une poésie exsangue, profondément décadente. Reste l'hémistiche, mais nous avons montré ailleurs, que le public n'y était guère sensible et qu'au théâtre la question ne se posait, en fait, plus guère (12). Mettons, cependant, que Carrel ait, sur ce point, raison : est-ce que l'on part en guerre pour le seul hémistiche, alors que neuf sur dix au moins des vers de Hugo en respectent les lois ?

C'est en réalité à l'équation entre les deux libéralismes qu'en a Carrel, qui cite amplement les phrases de la préface d'Hernani par lesquelles Hugo affirme et réitère sa conviction. Le commentaire est sans ambiguïté : « Si cela n'était imaginé par un solitaire étranger aux choses du monde politique, on pourrait bien crier à la perfidie. » Ou encore : « Une si ridicule confusion de choses, faites à dessein, et pour aller seulement aux grosses intelligences, pourrait se concevoir, mais débitée avec l'air, le ton de la conviction, et par un homme d'esprit, vraiment c'est incroyable. » Et c'est alors que Carrel accroche le grelot qui n'a pas cessé de résonner depuis, celui du caractère réactionnaire et antifrançais du romantisme, le tout couronné d'une série d'insinuations sur le passé de Victor Hugo qui vont dans le même sens que les perfidies de M. de La Bourdonnaye, dans sa lettre annonçant la pension. Décidément, tout le monde aurait voulu que Hugo en fût resté aux odes ultra-royalistes de 1822 ! Ce faisant, Carrel démontre involontairement le bien-fondé de l'argumentation de Hugo : on peut dire que sur le plan littéraire, il y a, en 1830, alliance objective entre les « ultras » et les « libéraux ».

Un des éléments les plus déplaisants de la polémique est le besoin qu'éprouve Carrel de couvrir de sarcasmes la phrase de Hugo sur « la voix puissante du peuple », qui aurait demandé « l'abolition de la césure ». Quel que soit le flou, dans la préface d'Hernani, de ce recours au peuple, il n'en est pas moins vrai que c'est Hugo qui se place ici dans le droit-fil du véritable libéralisme, et qui se montre le précurseur de la république de Jules Ferry, et non pas Carrel, qui a pour « le peuple » le même mépris que son complice Thiers. Pour lui, comme pour Thiers, le peuple, amateur de mélodrames et de basse littérature, n'est pas éducable. Il ne sert qu'à faire — avec modération s'entend — des barricades. On sait mieux que lui ce qui lui convient. Pas question, donc, de faire entrer dans la lutte pour la liberté politique une dimension intellectuelle : « Entre l'art et la liberté, il n'y a pas le moindre engagement. »

Le dernier article est à peu près dépourvu d'intérêt, mais non de passion : « On ne peut attaquer par trop d'endroits à la fois une production pareille, quand on voit, par la préface des Consolations, la déplorable émulation qu'elle peut inspirer à un esprit délicat et naturellement juste. » Cette tentative pour débaucher le chancelant Sainte-Beuve est probablement la seule perfidie amusante de cette diatribe, que l'on sent fatiguée. L'insulte y domine : « M. Hugo n'a peint que des insensés, et, malheureusement pour lui, des insensés conséquents avec eux-mêmes d'un bout de la pièce à l'autre. »

Carrel — qui d'ailleurs ne s'occupe pas normalement de littérature — va enfin lâcher son os pour s'intéresser de près à George IV d'Angleterre. C'est Lamartine qui va dorénavant, grâce à un rédacteur qui signe L.P., servir de repoussoir à l'auteur de la « monstruosité » décrite dans le pamphlet trouvé dans la poubelle par Benjamin Sacrobille. Ce sera l'occasion d'attaques frontales ou indirectes, et pour clore la démonstration, l'affirmation qu'il existe un poète qui est à la fois grand et totalement traditionnel, le vrai poète des temps modernes, Béranger.

Tout le National est là, et c'est l'absurdité des « libéraux » qui éclate ainsi au grand jour. Ils ne cesseront jamais de rater le coche, illustrant sans le vouloir l'idée qui sera celle de Rimbaud, que la littérature n'est pas faite pour « rythmer l'action », qu'elle sera « en avant ». Mais je crois bien que dans ce cas précis, le problème est ailleurs. Il me semble que, si Hugo avait reçu Carrel et avait accueilli comme il l'espérait cet étrange messager de je ne sais qui, les articles subséquents n'auraient pas été tout à fait frénétiques. Hugo, qui avait déclaré la guerre aux Bourbons en refusant de se laisser acheter et en le faisant savoir, a déclaré la guerre au National en refusant une proposition que nous ne connaissons pas, mais dont il devait avoir des raisons de penser qu'elle était du même genre. En traitant de la même manière Armand Carrel et M. de La Bourdonnaye, il attirait sur son nom ces haines inexpiables qui ne se sont jamais tout à fait éteintes, et qui colorent à peu près toutes les approches biographiques.

Lorsque le grand patron plus ou moins clandestin du National, M. de Talleyrand, mourra, Hugo lui fera, dans une note qu'il gardera pour lui, une étrange oraison funèbre qui pourrait bien être un commentaire indirect sur cette étrange affaire : « Dans ce palais, comme une araignée dans sa toile, il avait successivement attiré et pris héros, penseurs, grands hommes, conquérants, rois, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d'Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches dorées et rayonnantes qui bourdonnent dans l'histoire de ces dernières années. » (13) Tous, mais pas Victor Hugo. Car le petit Hugo ne se laissait pas facilement acheter, la suite l'a assez montré. Et ce qu'il pensait de l'ex-évêque d'Autun, il l'a dit, dans cette même page : « On pourrait dire que tout en lui boitait comme lui ; la noblesse qu'il avait faite servante de la République, la prêtrise, qu'il avait traînée au Champ-de-Mars, puis jetée au ruisseau, le mariage, qu'il avait rompu par vingt scandales et par une séparation volontaire, l'esprit qu'il déshonorait par la bassesse. »

La croyance selon laquelle la liberté politique et la liberté littéraire vont de pair était plus problématique que ne le croyait Victor Hugo. L'échec de sa tentative de rapprochement avec les « libéraux » — il n'était pas de force à discuter avec ces fins politiques abrités sous la réputation d'honnêteté de Carrel — a eu, sur la carrière de Hugo, des conséquences importantes. De lui découle une plus profonde solitude qui, en s'accentuant, donnera à son œuvre une part de son pathétique et de sa grandeur anachronique. Certes, le temps viendra dans les années quarante, où Hugo cédera, comme Gwynplaine dans l'Homme qui rit, à la tentation des fausses grandeurs. Mais cette chute ne se comprend bien et ne trouve sa vraie place dans la vie politique et poétique de Hugo que si l'on comprend que 1830 a été pour lui un baptême du feu et une victoire morale. Je ne sais si la bataille théâtrale a été gagnée ou perdue, mais je crois que Hugo, dans sa confrontation avec la répression bourbonienne et l'appareil politique « libéral », a acquis le droit de garder la tête haute et de parler fort. On ne cessera jamais de le lui faire payer (14).


  1. Les Origines religieuses de Victor Hugo, Bloud et Gay, s.d. [1955]
  2. Victor Hugo, Œuvres, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, dix-huit volumes, Club français du livre, 1967-1971, t.II, p.1220-1221. Nous désignons dorénavant cette édition par le sigle M.
  3. M. t.II, p.1249.
  4. M. t.II, p.1250.
  5. M. t.II, p.1250-1251.
  6. M. t.II, p. 1272-1273.
  7. De fait la déclaration de l'imprimeur Barbier (Archives nationales, F 18* II 19, [1830] n° 763) est du 22 février. Le tirage prévu est de 500 exemplaires. La date de dépôt est effectivement du 24.
  8. Paru le 11 octobre 1829, dans la Revue de Paris, cet article accusait les « romantiques », en particulier Hugo et Sainte-Beuve, de constituer à la fois un groupe de pression et une société d'admiration mutuelle.
  9. Le préfet de police.
  10. M. t. II, p. 1504.
  11. L'histoire est racontée dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, au chapitre XXXIX.
  12. « Sur Hernani » in Cahiers de l'Association internationale des études françaises, n° 35, mai 1983.
  13. M. t. Il, p. 1333.
  14. Mme Victor Hugo, dans une version inédite de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, résume ainsi l'attitude de la jeunesse : « Pour les jeunes croyants, Hernani était l'avènement des idées qu'ils appelaient, l'avenir qui s'enfantait. C'était cet avenir qu'ils venaient défendre avec cette ardeur que porte en lui tout prosélyte. Et puis l'auteur lui-même maintenait son œuvre en respect. Il y avait dans ce jeune auteur qui bravait sans cesse cette haine, qui marchait de l'avant haut la tête au milieu de ce déchaînement général, quelque chose de grand qui en imposait à son insu à la foule. »

Jean Gaudon, « En marge de la bataille d'Hernani », in Europe, n° 671, mars 1985, pp.116-127