Hernani 1877
Le témoignage de Mounet-Sully


Puis ce fut Hernani avec Sarah-Bernhardt. Je pense n'avoir pas eu alors le succès que j'espérais, parce que j'arrivai le soir de la première, la voix positivement « cassée ».

La veille, à la répétition générale, j'avais reçu de beaux compliments de Victor Hugo ; seulement, m'étant enroué aux répétitions, j'allai, l'après-midi de la première, chez le docteur X..., mort maintenant... Ce misérable, m'ayant introduit un crayon de sulfate de cuivre dans le gosier, pour me cautériser, toucha maladroitement une corde... Je fis : Oh !... et il laissa échapper son crayon dans ma gorge !

Il dut précipitamment enfoncer son poing et aller chercher l'instrument au fond du gosier. L'on peut penser en quel état je sortis de ses mains...

Malgré le succès que j'obtins, le soir de la première, on fut sévère. Je pense avoir bien joué le rôle, plus tard, mais je me défends d'y avoir rien inventé. J'ai fidèlement marché sur la trace de Delaunay, que j'admirais beaucoup, et qui le jouait avant moi.

Pendant les répétitions, il y eut une grave discussion au foyer des artistes :

— Hernani a vingt ans. Porte-t-il de la barbe, oui ou non ?

Victor Hugo passait :

— M. Victor Hugo va nous le dire...

— Hernani a vingtans, répondit Victor Hugo, c'est vrai ; mais un Espagnol peut très bien avoir de la barbe à vingt ans.

— Pardon, mon cher Maître. Mais un vers dit :

Et reçoit, tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux,

— Il n'a donc pas de barbe, confirma Victor Hugo.

— Oui, mais don Carlos, qui dit ce vers, n'a pas encore vu Hernani...

— C'est exact.

— Alors, Maître ?

— Alors ... il faut qu'il ait de la barbe. . . conclut le Maître.

La conversation vint ensuite sur Ruy Gomez, ce « vieillard stupide. Nous demandâmes à Hugo l'âge de don Ruy Gomez.

— Soixante ans. répondit sans hésiter Victor Hugo.

Perrin, qui se trouvait parmi nous, protesta. Il avait presque exactement l'âge de don Gomez :

— A soixante ans, dit-il, on n'est pas un vieillard stupide.

— Oh ! répondit textuellement Hugo, qui, lui, avait soixante-quinze ans, voyez-vous, nous avions vingt ans, quand nous écrivions Hernani... .Nous regardions les hommes de soixante ans avec les yeux de cet âge-là....


Extrait des Souvenirs d'un tragédien, C. Lévy, 1901, pp.120-122