Sur une représentation de Lorenzaccio
de part et d'autre du mur

Le Lorenzaccio de G. Lavaudant, monté en juillet 1989 à Avignon, repris ensuite et maintenant encore à la Comédie-Française, a connu un sort singulier.

A première vue pourtant, rien que de beau, de simple et de clair. Pas de bibliothèques multipliées sur toutes les faces du cube de la scène, pas de feuilles de papier qui s'enflamment magiquement — à moins que je ne confonde : on se souvient des trouvailles de Mesguich sans toujours identifier le spectacle où elles figuraient —, pas de pieux menaçants enfin mus par la force du destin. Une longue scène murée; sur ce fond gris, des costumes éclatants; un jeu fort et sobre ; une mise en scène apparemment fidèle.

Or la morosité remplaça vite le succès d'Avignon. La salle parisienne réagissait mal durant l'hiver, et non sans raison. On se croyait devant des amateurs qui auraient eu des moyens. Le spectacle semblait terne et plat, laissant le sentiment d'une beauté sans raison, d'une unité sans perspective, d'une intensité sans motif. Comment dire ? Des signifiants sans signifiés et une ardeur sans objet. Quelque chose ne marchait pas — ou plus.

Redjep Mitrovitsa - © Daniel Cande - Gallica


A y réfléchir, cette mise en scène produit pourtant un sens assez manifeste. Sa thèse est qu'il y a des impasses historiques, des moments où l'on ne peut plus ni vivre dans l'inacceptable, ni le combattre ; l'humanité même en chaque individu est alors corrompue ou détruite. Lorenzaccio est donc lucide et voit juste : son acte lui est nécessaire mais ne l'est qu'à lui ; il ne servira à rien ; l'histoire lui manque. De là sa souffrance, que Lavaudant ne voulait pas faire entendre seulement, mais faire partager au spectateur. Car elle comporte une vérité actuelle, le drame du héros — le conflit qu'il vit et incarne entre les valeurs et les circonstances — étant le nôtre ou pouvant l'être.

Ainsi se comprennent les choix essentiels de la mise en scène. A commencer par la diction fausse et plate de tous les personnages. Qu'ils croient ou non à ce qu'ils disent, ils parlent une langue de bois. A l'exception de Lorenzaccio, le seul dont l'acteur qui porte le rôle joue « naturel », parce qu'il est le seul à penser ce qu'il dit. Non que les autres mentent, mais ce ne sont pas vraiment eux qui parlent. Lui, il est sujet de sa parole parce qu'il l'est aussi d'une action. Mais l'inutilité de celle-ci la réduit à un geste, à un discours; c'est un terroriste.

Richard Fontana aussi joue de façon «naturelle », mais pour une raison exactement inverse. Le duc a délibérément choisi d'ignorer le conflit des valeurs avec les circonstances, de s'y soustraire. De là cette sorte de fureur et d'absence dans le plaisir et dans la violence. Alexandre est pure pulsion, énergie sans objet et comme dopée aux amphétamines. S'il était du peuple, il casserait des stades.

Les autres ne sont rien. La tante et la mère de Lorenzo ne comprennent pas, balbutient et s'effacent ; en Pierre Strozzi la graine de fasciste n'a pas encore germé ; la marquise Cibo n'a pas même la force d'être hystérique ; le cardinal feint de convertir en transcendance et en projet le non-sens d'une histoire dont il se donne l'air de pénétrer les arcanes ; Philippe Strozzi, qui s'est fait la tête de Garibaldi, hésite entre les rôles que sa culture lui offre : Cicéron, Lear, ou le Hugo de l'exil. Dans cette impuissance générale, même l'art n'est plus un recours : Lorenzaccio y a renoncé, le petit peintre le compromet, les statues d'un Michel-Ange déchu sont renversées ou brisées.

L'éclat des costumes accuse la pâleur de ceux qui les portent. Somptueux et bariolés, ils dénoncent la théâtralité de la vie florentine. C'est, toutes choses égales d'ailleurs, le règne de la «fringue».

L'espace achève d'expliciter la thèse. Barrée par un mur vaste – mais pas d'une élévation telle qu'il puisse donner le sentiment de la grandeur –, la scène perd sa profondeur et se réduit à une mince bande qu'on a pris soin de désorienter. Voici, à la lettre et en infraction d'autant plus signifiante aux habitudes scénographiques, un espace sans perspective(s).

Des bruits lointains de pas, de portes et de serrures ajoutent quelque chose de carcéral.

Tout cela est cohérent et convient au texte, mais partiellement, et sa totalité se venge, pour ainsi dire, du choix qu'on y a fait. Car ce qui est démontré par Lavaudant et aboutit à une fresque, demeure chez Musset une question. Lorenzaccio – la pièce et le héros – la pose ; résolue d'avance, elle transforme sa conduite et son discours en confirmation ou en preuve. Le drame devient poème. Vidé de sa valeur d'interrogation, le meurtre du duc reste sans enjeu et l'on y assiste dans l'indifférence, parce qu'on en connaît déjà les conséquences – ou plutôt l'inconséquence. Les incertitudes mêmes de Lorenzaccio semblent vaines, tranchées qu'elles sont d'avance par toute la mise en scène. Comme elle est sans objet, l'émotion même du personnage ne désigne plus rien d'autre que la qualité du jeu de l'acteur.

De même et pire encore pour les autres. Réduits dès le début à l'état de marionnettes, ils n'intéressent que lorsque le texte leur donne effectivement ce statut et l'exploite dans un sens satirique: à la dernière scène. Jusque-là leur nullité fait sens, mais sans rien capter ni animer auprès du spectateur. Si bien que, paradoxalement, l'effet de la pièce se retourne contre sa thèse. Si Rejep Mistrowitza « joue » bien, Fontana n'est pas loin de rendre son duc attachant, ne serait-ce que par cette vitalité dont on manque tant autour de lui. Et Cibo devient un personnage positif à force de parler au nom de ce que la mise en scène montre si bien comme une nécessité qu'on finit par oublier qu'il en est lui-même l'auteur criminel.

Signe, pour nous, et, pour le spectacle, moyen de cette distorsion du texte, deux de ses éléments sont spécialement maltraités. En retirant toute valeur à l'art et plus généralement au travail de l'intelligence, Lavaudant tranche brutalement une question que Musset laisse pendante. La splendeur de Florence doit jurer avec son abjection. Surtout, on est, au temps de Musset, assez près de la Révolution, de David par exemple, pour que la référence romaine garde des résonances républicaines fortes et vivantes, dont Philippe Strozzi doit bénéficier. Latiniste et intellectuel, il n'est lié que par là à Lorenzo. En faire une ganache esthète dégrade d'autant le héros. Et puis, comment une oeuvre d'art pourrait-elle désespérer de l'art sans faire désespérer d'elle-même? Bref, Lavaudant ne compromet pas moins ici Musset que lui-même et il désarme l'intérêt du spectateur autant que le courage de Lorenzaccio.

Le peuple aussi est désarmé, de la manière la plus radicale : par la simple suppression de toutes les scènes où il figure. L'éventualité d'une révolte populaire dont le meurtre d'Alexandre donnerait le signal se trouve de la sorte exclue, mais du coup l'oppression subie s'affaiblit aussi ou devient abstraite.

Plus exactement, elle l'était devenue en janvier 1990, faute de référent présent sur scène, mais ne l'était pas encore six mois plus tôt, à Avignon. Car ce grand mur était celui de Berlin, et Lavaudant montrait à travers Florence la souffrance historique de ces peuples privés d'histoire, de liberté et d'identité, de l'autre côté d'un autre «rideau de fer». L'idée était bonne alors : Musset pouvait et devait servir à cela aussi. Mais ce que Musset dit – que l'Italie sera libre, tôt ou tard –, Lavaudant n'y croyait pas. L'histoire et les peuples lui ont donné tort. Cette mésaventure d'un beau spectacle peut servir de leçon : il faut se fier aux grands artistes.

GUY ROSA
Université Paris 7