Mise en scène Jean-Pierre Vincent - Avignon, 2000

 

Deux metteurs en scène, George Lavaudant en 1989 et Jean-Pierre Vincent en 2000, ont habillé Lorenzo en mariée dans la scène du meurtre. Ce parti-pris de mise en scène vous semble-t-il justifié ?

 

Proposition Intro 1 : Le héros éponyme de la pièce de Musset, Lorenzaccio (1834), est un jeune homme à la fois noble et dérisoire, pur et débauché, masculin et féminin, qui a décidé d'en finir avec le tyran de Florence, Alexandre de Médicis, son cousin et protecteur. La tradition théâtrale depuis la création de la pièce en 1896 par Sarah Bernhardt l'a souvent fait interpréter par des femmes, mais Georges Lavaudant en 1989 et Jean-Pierre Vincent en 2000 ont pris un parti encore plus décalé : Lorenzo, interprété par un homme, est habillé en mariée lors de la scène du meurtre. Pourquoi ce vêtement, qui ne correspond à aucune indication de l'auteur, ni à la situation de la scène ? Nous verrons dans une première partie que ce costume féminin représente la féminité de Lorenzo et sa relation ambiguë au duc, avant de constater qu'il fait écho à une thématique essentielle de la pièce : celle de la pureté.

Proposition intro 2 : Lorenzaccio commence par deux scènes de noces : une noce impossible au cours de laquelle le tyran de Florence Alexandre fait enlever une jeune fille qui sera désormais courtisane, et une noce débauchée, le bal des Nasi pour le mariage de leur fille. Jamais on ne verra la fille Nasi, qui est juste évoquée dans cette scène 2 de l'acte I. C'est Lorenzo, le héros de la pièce, que deux metteurs en scène, Georges Lavaudant en 1989 et Jean-Pierre Vincent en 2000, ont choisi de montrer en robe de mariée et ce, dans la scène la plus dramatique, celle du meurtre du duc Alexandre. Pourquoi ce vêtement qui ne correspond à aucune indication de l'auteur, ni à la situation de la scène ? Nous verrons dans une première partie que ce costume féminin représente la féminité de Lorenzo et sa relation ambiguë au duc, avant de constater qu'il fait écho à une thématique essentielle de la pièce : celle de la pureté.

 

I/ La robe de mariée est la métaphore de la relation entre Lorenzo et Alexandre

  1. Lorenzo est le favori du Duc.

    La féminité de Lorenzo est pointée dès l'acte I, scène 4, dans le portrait qu'en fait son cousin Alexandre : « une femmelette, […] ces mains fluettes et maladives à peine assez fermes pour tenir un éventail » (objet féminin par excellence). Le duc l'appelle encore « Lorenzetta » pour l'humilier de sa lâcheté. Enfin, que Lorenzo porte un costume féminin, n'est pas une pure invention de metteur en scène : dès la scène 2 de l'acte I, Musset le fait déjà apparaître déguisé en nonne avec Alexandre. Leur relation est ambiguë. Cela transparaît dans cet appellatif de « mignon » qu'ils se donnent l'un l'autre, et même avant le meurtre : « Eh bien mignon, qu'est-ce que tu fais donc ?» (IV, 11). Entre complicité et complicité amoureuse, la frontière ne semble pas claire.

    Mise en scène d'Yves Beaunesne - Dijon, 2009



  2. C'est Lorenzo lui-même qui appelle « noces » le meurtre qu'il prépare.

    La première fois que Lorenzo évoque ses noces, c'est dans la dernière réplique de l'acte II, scène 2. Lorenzo dit au jeune peintre Telbaldeo Freccia : « Viens demain dans mon palais, je veux te faire faire un tableau d'importance pour le jour de mes noces ». Nous constatons quatre scènes plus loin (scène 6) que le portrait de mariée annoncé n'est autre que celui d'Alexandre. Acte III, scène 1, l'ambiguïté est levée : c'est bien le meurtre qui est envisagé par Lorenzo comme une noce : « Ah jour de sang ! jour de mes noces !»

    Acte IV, scène 9, le monologue de Lorenzo qui précède le meurtre s'ouvre et se referme par la mention des noces funèbres qu'il prépare. La première phrase fait de la chambre de Lorenzo une « chambre nuptiale », même si c'est à Catherine, sa jeune tante dont il a fait un appât pour piéger le duc qu'il fait allusion (« je lui dirai que c'est un motif de pudeur et j'emporterai la lumière - cela se fait tous les jours » une nouvelle mariée par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale"). La dernière phrase change l'identité de la mariée : « Eh mignon, […] faites vous beau, la mariée est belle. Mais je vous le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau ». C'est bien de lui qu'il s'agit ici et le petit couteau, objet phallique, annonce le meurtre tout autant que la défloration.


    Mise en scène de Georges Lavaudant - Comédie-Française, 1989



  3. Le mariage, un serment pour le meilleur et pour le pire

    Ce serment de tuer Alexandre, qui est devenu l'unique obsession de Lorenzo, est rapporté dans la scène 3 de l'acte III, où il se confie à Philippe Strozzi : « J'étais un étudiant paisible, et je ne m'occupais alors que des arts et des sciences, et il m'est impossible de dire comment cet étrange serment s'est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu'on éprouve quand on devient amoureux ». Ce serment pour l'instant, contraint Lorenzo au pire : il a dû épouser la vie de débauche d'Alexandre et devenir un des agents de corruption de la ville : on le voit dans la scène 1 de l'acte I, contribuer à l'enlèvement d'une jeune fille pour le compte du duc. Le meilleur se réduit à l'intense exaltation qui suit la scène du meurtre, comme une intense jouissance : « Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, cœur navré de joie ». Mais la plénitude est de courte durée : la morsure que les dents d'Alexandre laissent sur le doigt de Lorenzo, telle un anneau, vient sceller une communauté de destin : Lorenzo suivra Alexandre dans la mort, assassiné. La robe de mariée vient alors exprimer visuellement ce que le texte affirme et que le spectateur ne peut pas voir : « Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant ».

Ainsi, dans cette scène cruciale qu'est l'assassinat d'Alexandre, et qui constitue le point d'aboutissement de l'action du héros, cette trouvaille de mise en scène qu'est la robe de mariée traduit scéniquement la vision personnelle, subjective, du héros de sa relation au tyran et du meurtre à venir. MAIS, la robe de mariée, en écho avec la thématique omniprésente du mariage dans la pièce, vient aussi symboliser une obsession propre à Musset, celle d'une impossible pureté.

 

II/ La robe de mariée, le rêve d'une virginité

  1. Mariages impossibles, mariages bafoués

    Mise en scène de Michel Belletante - Vienne, 2013


    La corruption de la ville se traduit par le climat de débauche qu'on instauré les Médicis, qui se traduit par la perversion des jeunes filles innocentes et la profanation du sacrement du mariage. C'est ce que campe l'exposition, dès la première scène : on y voit Alexandre, Lorenzo et Giomo venir de nuit enlever une jeune fille corrompue sous les yeux de son frère impuissant. Le ton est donné. L'argent et le pouvoir des Médicis ont réduit le peuple florentin à l'indignité et à la prostitution : « Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m'assommer. […] Ô Philippe, les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de leurs portes… » (III,3) Louise meurt de s'être refusée à Salviati, l'ami d'Alexandre (III, 7). Les femmes mariées ne sont pas de reste : la pièce montre la marquise Cibo compromettre son mariage et son honneur pour se donner à Alexandre.

  2. Nettoyer la ville de sa souillure: la robe de mariée comme costume d'un rituel de purification

    C'est la ville de Florence elle-même qui devient la métonymie de la prostitution et de la souillure : les bannis qui la quittent dans la scène 6 de l'acte I, la maudissent et la qualifient de « bâtarde », « mère stérile », « fange sans nom ». La marquise Cibo, dans la scène 6 de l'acte III, rêve qu'Alexandre oublie le vice pour jouer son rôle de gouvernant et redonner à la ville sa grandeur et sa dignité : « Le jour où tu seras à la tête d'un corps libre, où tu diras : « Comme le doge de Venise épouse l'Adriatique, ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de ma belle Florence et ses enfants sont mes enfants ». Mais ce n'est pas au doigt de Florence qu'Alexandre passera l'anneau, c'est à celui de son âme damnée, « ce lendemain d'orgie ambulant » qu'est Lorenzo. Ainsi, ce meurtre en robe blanche préparé depuis des années, annoncé depuis le début de la pièce et créant une véritable attente, qui vient éliminer un tyran débauché s'apparente à un sacrifice purificatoire qui libèrerait la ville de tous ses maux.

  3. La robe blanche, symbole d'une pureté perdue à jamais

    Le meurtre de duc par Lorenzo, correspond au désir du héros de donner la possibilité d'une virginité nouvelle à la ville (sans grande illusion) mais surtout de retrouver son innocence perdue : « Songes-tu que ce meurtre, c'est ce qui me reste de ma vertu ? » dit Lorenzo à Philippe, dans la scène 3 de l'acte III. Le blanc de la robe peut symboliser ce désir de pureté : sa blancheur vient s'opposer à la noirceur de Lorenzo : aux cernes de ses « yeux plombés » (I, 4), au plumage sombre du « moineau » auquel il s'identifie (IV, 9), au « soleil noir de la mélancolie » (Gérard de Nerval), à l'humour noir de son cynisme. Il vient aussi s'opposer au rouge de la robe des cardinaux qui incarnent le véritable pouvoir à Florence à travers les personnages de Valori et surtout de Cibo. Mais de même que la robe de mariée peut sembler incongrue sur un corps masculin, le blanc semble incongru porté par Lorenzo, assassin : la robe blanche sera tachée de sang. Elle n'est alors qu'un costume, un masque parmi tous ceux qu'il a portés.

Conclusion : Cette idée de mise en scène semble presque « soufflée » par Musset tant la thématique du mariage est omniprésente. D'ailleurs de la « noce » comme mariage, à la « noce » comme débauche (« faire la noce »), il n'y a qu'un pas. Mariage et libertinage, virginité et débauche, pureté de la vertu et noirceur du vice, Musset fait de ces antithèses le caractère-même de Lorenzo. Peut-être pourrait-on reprocher à ce costume, par ailleurs très fort visuellement, d'être trop explicite voire trop redondant avec le texte.


© Fanny Gayon