Lettre d'Edouard Thierry, administrateur de la Comédie-Française, à Paul de Musset (frère d'Alfred)

Ed. Thierry à P. de Musset, à Milan. Paris, le 2 mai 1863.

Mon cher ami, au milieu des tiraillements perpétuels qui morcellent mes journées, je n'ai guère de loisir pour vous écrire tout ce que me suggère la lecture de Lorenzaccio. Je vous donne mon impression génrale, quant aux détails nous en causerons lorsque vous reviendrez à Paris. L'étoffe dans laquelle vous avez travaillé est magnifique. Elle a perdu de son ampleur et de la richesse de ses plis, cela va sans dire ; mais enfin le manteau que vous avez taillé est encore un riche vêtement. En d'autres termes, il y a là quelque chose qui commence à pouvoir être de service. On sent une pièce ébauchée et qui se rapproche des proportions du Théâtre. La difficulté n'est pas précisément dans la composition, elle est dans l'idée même de la pièce, dans le fond général sur lequel et par lequel se meuvent les principaux personnages [...] Il y a deux hommes dans la pièce, dont l'un est atteint de priapisme et dont l'autre s'est chargé d'affamer et de repaître cette abominable manie. Le duc n'a qu'un besoin, celui d'aller coucher quelque part. Il demande sous quel lit on a mis ses pantoufles pour ce matin et sous quel lit on les mettra pour ce soir. Il n'y a que cela pour lui, et en même temps l'imagination du spectateur est toujours attachée à cette vilaine chose. Voilà l'impression que j'ai ressentie, voilà celle que je redoute. Le Comité l'éprouvera-t-il ? C'est la question.



Rapport du comité de censure du 23 juillet 1864 à Charles de La Rounat, directeur du théâtre de l'Odéon

LORENZACCIO
Drame en cinq actes.
23 juillet 1864.

Ce n'est pas la première fois qu'il est question de représenter cet ouvrage, qu'Alfred de Musset n'avait pas composé pour la scène. Le Théâtre-Français, qui y avait songé, a reculé devant des difficultés qui lui parurent insurmontables.

Dans la version que le directeur de l'Odéon soumet à la censure, on a cherché à adapter l'ouvrage à la scène par des suppressions nombreuses et des soudures ayant pour objet de rapprocher les différentes péripéties que les digressions, toutes naturelles dans un drame écrit pour être lu et non pour être joué, isolaient les unes des autres.

Nous ne croyons pas que cette œuvre, arrangée telle qu'elle est, rentre dans les conditions du théâtre. Les débauches et les cruautés du jeune duc de Florence, Alexandre de Médicis, la discussion du droit d'assassiner un souverain dont les crimes et les iniquités crient vengeance, le meurtre même du prince par un de ses parents, type de dégradation et d'abrutissement, nous paraissent un spectacle dangereux à présenter au public.

En conséquence, nous ne croyons pas qu'il y ait lieu d'autoriser la pièce de Lorenzaccio.