Les choix de Pasolini pour la fin de son film

A première vue les choix du cinéaste peuvent sembler déconcertants et être très différents de ceux de l'Œdipe roi de Sophocle : lors de l'exodos, après le récit du messager, le lecteur découvre les longues lamentations et malédictions lancées par Œdipe, son kommos (il se met à chanter lors de ses déplorations), puis une ultime confrontation le montre face à Créon. Œdipe veut partir de Thèbes, mais Créon, qui incarne la modération, la prudence et la piété, l'oblige à rentrer dans le palais en attendant la réponse de l'oracle pythique. L'exodos est l'épisode le plus long chez Sophocle qui utilise toutes les ressources du pathétique.

 

 

Pasolini, au contraire, clôt rapidement cette partie finale « antique » : le récit du messager est retranscrit cinématographiquement et le spectateur découvre en même temps qu'Œdipe la pendaison de Jocaste. On assiste à sa mutilation et à ses lamentations (très résumées).

 

Il sort ensuite du palais dans un silence total accablant. Créon ne réapparaît plus et le roi déchu s'éloigne très rapidement du palais accompagné du Messager qui vient lui tendre la flûte de Tirésias ; c'est ainsi que la liaison s'effectue avec l'épilogue moderne : on retrouve Franco Citti et Ninetto Davoli errant dans les rues de Bologne.

 

 

Pasolini s'inspire en réalité de l'ultime pièce de Sophocle, Œdipe à Colone. Le Labdacide y apparaît exilé, errant avec Antigone, avant de pouvoir être reçu par Thésée à Colone, de trouver enfin un endroit où s'arrêter et disparaître apaisé.

De même dans le film on suit un Œdipe moderne accompagné d'Angelo qui, après une longue errance dans les lieux mêmes du prologue, retrouve le pré où sa mère l'avait allaité ; il peut ainsi mourir sereinement et le cinéaste met même dans sa bouche les ultimes paroles écrites par Sophocle :

« O lumière, obscure aujourd'hui pour moi, naguère j'ai connu ton éclat ;
c'est aujourd'hui la dernière fois que tes rayons viennent me frapper. »

Pasolini a, on le sait, un projet clairement autobiographique ; il s'agit bien pour lui de régler son propre complexe d'Œdipe et de montrer comment il l'a sublimé. Dès lors l'épilogue moderne, qui peut sembler si étrange, devient tout à fait lisible : Angelo-Messager reste le seul compagnon d'un Œdipe-Pasolini martyr, artiste maudit qui est incompris de tous.

 

Dans une première séquence on le voit, nouvelle figure christique mais jouant ici de la flûte pour lui seul, au pied d'une église, face à l'indifférence totale des passants bourgeois. Le cinéaste a toujours été fasciné par le Christ, comme le prouvent ses films précédents, L'Evangile selon saint Matthieu ou La Ricotta. La séquence suivante le montre près d'usines, entouré d'ouvriers, et jouant toujours dans la plus grande des solitudes. Œdipe-Pasolini a beau être fasciné par Marx, le monde des ouvriers et des banlieues, il n'en est pas moins désespéré, son seul repère restant à l'image Angelo, joué par Ninetto, son amant remplaçant fort logiquement la fidèle Antigone du dramaturge. L'art n'en reste pas moins ce qui lui a permis de sublimer son complexe, il est devenu un voyant au sens rimbaldien.

 

 

Le cinéaste a d'ailleurs choisi de rajouter un épisode très éclairant lors de l'arrivée d'Œdipe à Thèbes : juste après avoir rencontré le Messager, il découvre Tirésias jouant de la flûte. Sa fascination est si forte qu'il tombe à genoux et un carton vient retranscrire ses pensées :

« Et toi, aveugle et solitaire, tu chantes, j'aimerais être à ta place ! »

La bande-son entonne alors le concerto de Mozart, le « thème de la mère" ; c'est la seule fois dans le film où cette musique n'est pas liée à la figure maternelle. L'art est consolateur et permet de transcender l'absence de la mère. De même, lors du l'agôn avec Tirésias, le devin prédit au roi le destin qui l'attend finalement :

« Il deviendra tout comme moi joueur de flûte. »

Ces écarts par rapport au modèle sophocléen s'inscrivent bien dans une volonté d'expliquer une vocation artistique qui poussera toujours Pasolini vers de nouvelles voies.

« Au fond de l'inconnu, pour trouver du nouveau ! »

 


© Cédric Germain