Pier Paolo Pasolini et Francesco Leonetti

Francesco Leonetti fait partie de ces acteurs non professionnels qu'a invités Pasolini sur certains de ses tournages, par amitié mais aussi parce que leur personnalité, leur physique et/ou leur voix lui semblait convenir parfaitement pour tel ou tel rôle.

Né en Calabre, à Cosenza, en 1924, Leonetti n'a que deux ans de moins que Pier Paolo, dont il fait la connaissance à Bologne en 1940, sur les bancs de l'université, en même temps que Roberto Roversi. Tous ces jeunes gens s'essaient alors à la poésie et projettent de fonder une revue littéraire, Eredi, Les Héritiers. L'un de leurs souvenirs communs sera ce « portique de la Mort » de Bologne où ils achetaient de la poésie, et où Pasolini situe l'épilogue de son Œdipe Roi.

 

La guerre les sépare provisoirement : ils ne se retrouveront véritablement que fin 1953, alors que Pasolini a commencé une nouvelle vie à Rome. Voici ce qu'il écrit alors à Leonetti :

Très cher Leonetti,

J'ai reçu d'abord ta lettre, qui m'a rempli d'émotion. Saisi par le « sentiment des années », j'ai failli pleurer. Ensuite tes deux plaquettes, juste aujourd'hui, trouvées sur la table à mon retour de l'école : je les ai à peine parcourues, et j'ai déjà compris que je ferai un papier, moche, parce que c'est un affreux journal ronéoté (Il Giovedí), mais retentissant. J'ai des foules de choses à te raconter, sur toi, sur nous, sur notre période bolognaise inoubliable et trop énorme ; ça fait des années que je renvoie une réorganisation écrite pour le liquider, mais je n'y arrive jamais, tant elle est pleine et proche. Je serais bien content de te voir avec Roversi ici à Rome, et j'espère même très bientôt. Je ne suis pas un gros mangeur ni un beau parleur, déoli comme je suis, déçu, empli d'une limpidité intérieure qui ne sert à rien, sinon à faire la lumière sur des ruines : mais ne te décourage pas, nous dînerons et nous bavarderons quand même. Je mangerai un bœuf.

Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, Gallimard, 1991, p.165 pour la traduction française de René de Ceccaty.

 

Fin octobre 1954, Leonetti, Roversi et Pasolini, « les chers amis du Nord fondés sur des affinités électives, doux comme la vie », évoquent la création d'une revue, Officina : ce projet se concrétisera finalement en mai 1955. Anti-néoréaliste et anti-XXe siècle, cette revue poétique et critique invite régulièrement des écrivains, joue un rôle polémique important, mais malgré un nouveau départ fin février 1959, elle ne durera que deux mois de plus.

 

En tout cas, les liens des deux amis sont alors très étroits. Deux jours après la mort de son père le 19 décembre 1958, Pasolini écrit à Leonetti :

Tu sais combien je m'entendais peu avec mon père, combien, par moments et d'une certaine façon, j'en arrivais presque à le détester ; mais il est mort d'une manière qui maintenant me culpabilise pour les sentiments quels qu'ils soient que j'ai éprouvés à son égard. Les derniers jours, il avait un visage qui demandait pitié : « Tu ne vois donc pas que je vais mourir ? » semblait-il me dire. Et je continuais à être dur et évasif avec lui, lui reprochant toujours les souffrances terribles qu'il nous avait procurées à ma mère et à moi.

Cité par Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, Gallimard, 1991, p.213 pour la traduction française de René de Ceccaty.

 

Après le coup d'arrêt d'Officina, les années soixante sont pour Pasolini celles des premiers pas au cinéma, avec Accatone en 1961, Mamma Roma en 1962, La Ricotta en 1963 et surtout Il Vangelo secondo Matteo en 1964. Sans se priver de « stars » comme Anna Magnani ou Orson Welles, il a surtout pris l'habitude de choisir ses acteurs chez de parfaits inconnus. Voici ce qu'il dit à Jean Duflot de son casting pour l'Evangile :

PPP - J'en ai distribué les rôles à des paysans, des sous-prolétaires des bas-quartiers de Rome, à des gens du sud, parfois à des amis dont je connaissait l'aptitude à fixer telle ou telle particularité de caractère, à correspondre à telle ou telle référence figurative. J'attache une grande importance aux visages, et il est impossible de tricher avec eux : parce que la caméra révèle leur réalité la plus intime.

JD - Le recrutement de vos acteurs se fait en effet souvent parmi vos amis personnels. C'est le cas de Franco Citti, Orson Welles, Ninetto Davoli, Laura Betti...

PPP - C'est une question de pénétration psychologique, de familiarité avec ceux que l'on va diriger, modeler, parfois même violenter. L'amitié aplanit considérablement l'approche et facilite les rapports de collaboration, d'identification.

Jean Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Pierre Belfond, 1970, p.121.

 

L'Evangile inaugure la première collaboration cinématographique de Leonetti et de Pasolini, comme en témoigne cette filmographie de Leonetti :

Filmographie

1964

Il Vangelo secondo Matteo

Pier Paolo Pasolini

Hérode II

1966

Uccellacci e uccellini

Pier Paolo Pasolini

La voix du corbeau marxiste

1967

Che cosa sono les Nuvole ?
Episode de Capriccio all'Italiana

Pier Paolo Pasolini

Le marionnettiste

1967

Edipo Re

Pier Paolo Pasolini

Le serviteur de Laïos


1969

I Cannibali

Liliana Cavani

Le père d'Hémon

1972

I racconti di Canterbury

Pier Paolo Pasolini

Voix italienne de George
Datch au doublage

 

Le tournage d'Edipo Re

Lettre de Leonetti à Pasolini, le 2 mai 1967

Je suis rentré avant-hier, via Paris, et j'ai déjà la nostalgie du Maroc et du cinéma ; ça a été pour moi une expérience et des vacances-travail « inoubliables ». Julian Beck était un compagnon de voyage délicieux (mais j'ai préféré Alida) et nous avons bavardé et l'Antigone m'a semblé formidable et parfaite, comme ça, à un doigt d'être tout entière musique et danse et si précise du point de vue de la « vérité ». Je te vois encore comme si tu étais devant moi, pendant qu'on court derrière toi, et tu es en grande forme et je prévois une merveille.

Cité par Nico Naldini, dans Pier Paolo Pasolini, Gallimard, 1991, p.315 pour la traduction française de René de Ceccatty

 

Extrait de La voce del corvo, autobiographie de Francesco Leonetti, 2002

Peu après [l'Evangile selon St Matthieu], je me trouvai dans le désert du Sahara avec les grands acteurs de l'époque : Valli, Mangano, Bene, Julian Beck.


Moi je jouais le rôle de ce serviteur, dans le film Edipo re de Pasolini, qui emmène le bébé Œdipe sur l'épaule, sur une montagne, avec ordre de l'abandonner aux bêtes féroces, mais qui finalement décide de lui sauver la vie ; et ce faisant, il déclenche la réalisation de la prophétie. Œdipe tuera son père dans une rixe, sur la route, sans savoir qui il est, et épousera sa mère ; et il incarnera la figure mythique de l'inceste, tragiquement. Je portais le petit gosse sur l'épaule, sur une belle affiche qu'ensuite on a vue à l'entrée des cinémas. A part cette marche en montagne (sur les pas de Pier Paolo Pasolini, qui était un marcheur infatigable, toujours à la recherche des lieux adéquats pour son film) j'avais peu à faire : juste une paire de répliques pour la révélation finale.


Le tournage a duré une vingtaine de jours. Nous étions logés aux portes du désert, dans le village de Ouarzazate, à quelques heures de voiture de Marrakech. Déjà, pendant la traversée de l'Atlas, je me souviens qu'il y avait du brouillard et dans les descentes sans garde-fous on roulait à tombeau ouvert ; c'était comme se perdre dans les mystères marocains, les femmes archaïques, les rites guerriers, les marchés de troc. En revanche, les garçons de Ouarzazate étaient très doux et ils vous apportaient le « kif » dans un petit sachet blanc comme un dessert des pays du sud. Je partageais ma chambre dans le grand hôtel avec Carmelo Bene, qui jouait le roi Créon. Un bon buveur de whisky, mais qui imitait plus l'ivresse bachique qu'il n'était réellement chargé d'alcool ; il me traînait sur le plateau une bouteille à la main. C'est lui qui a suggéré l'idée de chercher un marché aux esclaves noirs dans les environs. Nous nous étions tous deux épris naturellement d'Alida Valli et nous le lui avons dit. Et elle, d'un ton pathétique, a répliqué que cet amour était très beau mais que, infortunée, cela ne lui était pas arrivé pendant toute sa jeunesse de privation ; elle jouait toujours avec des acteurs stupides, et particulièrement nuls quand ils étaient américains. La production imposait des sorties toujours en couples et rien d'autre. Et pauvres de nous, nous devions donc, dans ce cas particulier pour nous (qui se déroulait sur le plateau et à l'hôtel, pendant que Pier Paolo tournait son oeuvre tragiquissime) lui dire au moins : « Mais non, Alida, tu es aussi fascinante aujourd'hui que lorsque tu faisais tomber amoureux tous les Italiens au cinéma de notre jeunesse. » (Elle voulait me donner son adresse, qui comprenait Rome, Madrid, Casablanca et Budrio, avec les numéros de téléphone « à Franscesco Leonetti, pour qu'il me trouve toujours » - elle avait certainement lu mon Tapis volant...) Et nous deux, nous sommes tombés sur des Américains qui venaient au Maroc en voyage organisé, une nuit dans un hôtel et la suivante dans un autre. Nous en avons attaqué deux dans la salle de bains. Naturellement, je suis en train d'affabuler sous l'effet de la drogue du souvenir. Nous les avons attaqués et ils ont poussé de petits cris. C'est seulement ensuite que nous avons compris que c'étaient des cris de déception : ils attendaient les Noirs marocains, parce qu'ils avaient économisé pendant la moitié de leur vie pour faire le voyage au Maroc, en prévision de cette grande expérience...

Traduction d'Agnès Vinas

 

En plus de ces expériences cinématographiques plutôt dilettantes, Leonetti a surtout poursuivi une carrière littéraire, poétique et critique importante, caractérisée par des recherches avant-gardistes. Après sa mort en 2017, Ninetto Davoli est désormais le seul de la troupe d'acteurs d'Edipo re à être encore en vie.


Et pour compléter sur la toile


© Agnès Vinas