Ninetto Davoli est né le 11 octobre 1948 à San Pietro Maida dans la province de Catanzano en Calabre. Il grandit dans l'une de ces borgate qu’affectionne Pasolini. Il est apprenti menuisier quand en 1963, alors qu’il se promène avec des amis, il s’approche du lieu de tournage de La Ricotta et fait cette rencontre qui va bouleverser sa vie : « Quelqu’un » le présente au cinéaste Pier Paolo Pasolini. Celui-ci est séduit par l’innocence de cet adolescent aux boucles brunes, plein de gaieté et d’enthousiasme. Il lui propose un petit rôle dans l’Évangile selon Saint Matthieu puis un rôle plus important, exploitant sa veine comique, dans Uccellacci e uccellini (1966) où Ninetto joue aux côtés de Totò que l’adolescent admire tant.


« Le burlesque, c'est toute ma vie de petit garçon. Quand j'ai rencontré Pier Paolo, j'étais menuisier et pour moi, le cinéma c'était les films burlesques, comme Laurel et Hardy ; je n'y allais que pour voir des trucs comme ça et rigoler avec des copains. Aussi, quand Pasolini m'a proposé le rôle d'Uccelacci e Uccellini (Des oiseaux petits et gros), je lui avais d'abord dit non, par timidité, et parce que je n'avais jamais imaginé être acteur. Je lui disais : « Mais qui va payer pour me voir, qui va aller au cinéma pour moi ? » Et puis Ninetto a compris. « D'abord, j'ai compris que je gagnerai de l'argent, j'étais très poverino. En plus, Pier Paolo m'a annoncé que ce serait un film avec Toto. Vous vous rendez compte ! Pour moi, Toto c'était vraiment il massimo, je l'adulais. Comment pouvais-je refuser ? Uccellace et uccellini, c'est vraiment le grand basculement de ma vie. »

Propos rapportés par Olivier Séguret dans son Portrait, Libération du 20 juillet 1995

 

Comment jouer quand on est un ragazzo de quatorze ans ? Ninetto se souvient :

« Je n'étais, bien sûr, pas comédien avant Pasolini, mais je pense toujours ne pas savoir ce que c'est ! Il me disait d'être ce que j'étais dans la vie, de jouer, de m'amuser. Nous étions pris pour nous-mêmes. Il suffisait juste de se rappeler le texte. C'était notre liberté d'expression qu'il recherchait. »

Il s’établit entre eux une relation d’amitié profonde. Pour Pasolini, Ninetto a constitué la passion de sa vie, un amour fou qu’il décrit dans plusieurs de ses lettres ; pour Ninetto, une amitié indéfectible pour un homme qu’il considère faisant partie de sa famille : « Il y a eu un vrai échange culturel entre nous. Je l'ai accompagné en Afrique, en Inde. C'était un frère, un père. Nous avions cette base commune qu'est le jeu. Les repérages étaient aussi des jeux. »

Ninetto Davoli évoque les sentiments, différents dit-il, qui les unissaient dans l’interview donnée le 27 mars 2014 à Pierre Primetems (1).

Parfois je me demande ce qu’aurait été ma vie si je ne l’avais pas rencontré. Je serais aujourd’hui un simple menuisier, et je ne sais pas dans quelle direction serait allée ma « réserve de joie sans fin », comme il écrivait. Il m’a tout appris. Il m’a appris à vivre, à apprécier les belles choses et à les distinguer des laides. Il m’a toujours emmené avec lui, il m’a raconté des histoires qui font rire et des histoires qui font peur. Il m’a donné la lumière : il a comme éclairé une chose noire. Je rêve toujours de lui. Je rêve qu’on est en train de travailler. Je lui dis : «  A Pa, tu es mort, tu n’es plus là. ». Et il me répond avec un sourire : « Mais qui te l’a dit ? Tu ne vois pas que je suis ici ? ». Toujours le même rêve. Tout le monde le dit : je suis la seule personne qu’il ait vraiment aimée. Il l’a écrit lui-même : tout de suite après sa mère, c’est moi qui venais…

Ninetto Davoli à propos de Pier Paolo Pasolini
Postface de Sonnets de Pier Paolo Pasolini par René de Ceccatty (Poésies Gallimard, 2012)

 

Après Uccellaci et Uccellini, Ninetto va jouer dans onze des treize derniers films de Pasolini (il ne joue en effet pas dans Médée et Salò.), il est l'image même de l'innocence et de la joie de vivre, le naturel absolu.

 

Filmographie

1963

Il Vangelo secondo Matteo (L’Évangile selon saint Matthieu)

Pier Paolo Pasolini

 Un berger

1966

Uccellacci e Uccellini

(Méchants oiseaux et gentils oiseaux ou Gros oiseaux et petits oiseaux)

Pier Paolo Pasolini

Le fils, Ninetto
(Totò joue le père, Frère Ciccillo)

1966

La Terra vista dalla luna

(La Terre vue de la lune)
(Épisode 3 de Le Streghe)

Pier Paolo Pasolini

Basciù Miao

1966

Requiescant

Carlo Lizzani

El Nino, trombettiere

1966

Pasolini l'enragé

Jean-André Fieschi

Intervenant (documentaire)

1967

Che cosa sono le nuvole ?(Qu’est-ce que les nuages ?)

Dans le film Capriccio all'Italiana

Pier Paolo Pasolini

La marionnette Othello

1967

Edipo Re (Oedipe Roi)

Pier Paolo Pasolini

Anghelos/Angelo


1968

Partner

Bernardo Bertolucci

Un étudiant

1968

Teorema (Théorème)

Pier Paolo Pasolini

Angelino, le facteur (messager)

1969

La Sequenza del fiore di carta (La séquence de la fleur de papier)
Épisode de Amore e Rabbia

Pier Paolo Pasolini

Ninetto

1969

Porcile (Porcherie)

Pier Paolo Pasolini

Maracchione (un paysan naïf)

1970

Ostia

Sergio Citti

Fiorino

1971

Il Decameron (Le Décaméron)

Pier Paolo Pasolini

Andreuccio da Perugia

1971

Er più : storia d'amore e di coltello

Sergio Corbucci

Antonio Cerino, alias Totarello

1972

Il maschio ruspante

Antonio Racioppi

Walter

1972

I Racconti di Canterbury (Les Contes de Canterbury)

Pier Paolo Pasolini

Perkin (le farceur)


1973

La Tosca

Luigi Magni

Ussaro (le cavalier noir)

1973

Storie scellerate (Histoires scélérates)

Sergio Citti

Bernardino

1974

Il lumacone

Paolo Cavara

Ginetto (un « filou brave homme »)

1974

Appassionata

Gian Luigi Calderone

Ciccio, l’apprenti boucher

1974

Amore mio, non farmi male

Vittorio Sindoni

Giovanni ‘Ninetto’ Procacci

1974

Il Fiore delle Mille et Una Notte (Les Mille et une Nuits)

Pier Paolo Pasolini

Aziz

1975

Pasqualino cammrata… capitano di fregata

Mario Amendola

Otello Meniconi

1975

Frankestein all’italiana

Armando Crispino

Igor (l’assistant bossu de Frankestein)

1975

Qui comincia l'avventura (Une blonde, une brune et une moto)

Carlo di Palma

il saltimbanco / l'angelo / il diavolo

1976

L'agnese va a morire

Giuliano Montaldo

La disperata

1977

L'armadio di Troia
Épisode dans Spogliamoci, così senza pudore

Sergio Martino

Pietro, un voleur

1978

Casotto (La cabine des amoureux)

Sergio Citti

Le voyeur photographe

1979

La liceale seduce i professori

Mariano Laurenti

Arturo

1979

Buone notizie

Elio Petri

Fattorino, un syndicaliste

1979

Il cappotto di Astrakan (Le Manteau d'astrakan)

Marco Vicario

 

1980

Maschio.. femmina... fiore... frutto

Ruggero Miti

 

1981

Il minestrone

Sergio Citti

Giovanni "Giovannino"

1981

A zsarnok szíve, avagy Boccaccio Magyarországon (Le cœur du tyran : Boccace en Hongrie)

Miklós Jancsó

Filippo

1982

Il conte Tacchia

Sergio Corbucci

Ninetto

1986

Occhei, occhei

Claudia Florio

 

1987

Momo

Johannes Schaaf

Nino

1989

Le rose blu

Anna Gasco,
Emanuela Piovano et Tiziana Pellerano

Le gardien de prison

1995

Ninetto le messager

Jean-André Fieschi

Intervenant (documentaire)

1995

L'anno prossimo vado a letto alle dieci

Angelo Orlando

Un lieutenant

1997

I magi randagi

Sergio Citti

Comparse

1997

Cinématon
Portraits filmés consacrés à des personnalités du monde des arts et du spectacle : un Cinématon est un plan fixe muet de 3 minutes 20 secondes dans lequel chaque personne filmée est libre de faire ce qu'elle veut. Le film n’est toujours pas terminé en 2016

Gérard Courant

Ninetto Davoli

2006

Uno su due

Eugenio Cappuccio

Giovanni

2007

Cemento armato  (Béton armé)

Marco Martani

Pompo, l’ami de Diego

2014

Pasolini
Pasolini est joué par Willem Dafoe et Ninetto jeune homme par Riccardo Scamarcio

Abel Ferrara

Eduardo De Filippo / Epifanio

 

En France, on connaît surtout Ninetto Davoli pour sa carrière au cinéma, mais en Italie, il a d’abord connu la notoriété par le théâtre et par la publicité via un spot publicitaire dirigé par Giulio Paradisi, campagne fleuve commencée en 1971 pour une marque de biscuits dont il était la vedette, et que les Italiens ont pu suivre sur leurs téléviseurs pendant douze ans.

 

Ninetto acteur pasolinien

À considérer les différents rôles que lui a confiés Pier Paolo Pasolini, il apparaît quelques caractéristiques récurrentes et significatives : une fonction d’innocence et de naïveté, et une assimilation à la figure du messager, l’anghelos.

Ninetto : un prénom qui définit l’acteur, au point même que souvent ses rôles portent son nom.

Le nom propre Ninetto incarne in corpore le héros humoristique qui se manifeste en toute sa naïveté et légèreté. Il accomplit et vit le sentiment humoristique tout naturellement, sans s’en apercevoir. Pasolini soutient d’ailleurs que « lo naturale è sempre sanza errore (2) » (le naturel est toujours sans erreur). La supériorité par rapport à Pazzariello dérive de son caractère tout à fait concret : il n’est absolument pas un simple produit de l’intellect. Ainsi Ninetto représente la Grâce exprimée à travers un sourire qui affiche une sorte de transgression sociale

Flaviano Pisanelli, Onomastique et toponymie dans le Occasioni d’Eugenio Montale et Trasumanar e organizzar de Pier Paolo Pasolini, 2007, ELLUG (Université Stendhal Grenoble, p.70.

 

Ninetto et Edipo Re


Voici ce qu’en dit Pier Paolo Pasolini :

J’avais besoin d’accomplir à l’intérieur du film, une sorte de désacralisation quasi humoristique. Dans la mesure où je m’étais jeté dans le mythe à âme et corps perdus, j’avais besoin aussi de maintenir une certaine distance, un certain détachement, pour éviter le ridicule. (Si je m’étais laissé emporter par mon élan, je ne sais trop où j’aurais abouti). Les autres acteurs [autres que Franco Citti et Silvana Mangano] ont été le frein que je me suis imposé à moi-même : c’est pour cela que j’ai choisi Ninetto dans le rôle du messager. C’est lui qui regarde le Sphinx, et son regard suffit à le désacraliser : sans son regard, le Sphinx aurait été, soit esthétisant, soit simplement velléitaire.

Entretien avec Jean-André Fieschi, Cahiers du cinéma n°195, novembre 1967, p.14

 

Il est aussi celui qui, ragazzo des borgate romains, fils d’immigrés de la Calabre, incarne le mieux la volonté du cinéaste de lier mythe et conscience historique.

Pasolini s’attache à peindre la barbarie fondamentale. Le mythe, c'est le retour à l'état originel. Dans la Grèce antique et préhistorique, s'enracinent bon nombre de ses positions idéologiques : la violation du tabou sexuel (le parricide et l’inceste d'Œdipe) ; le conflit entre les forces du passé et le monde moderne. Dans Œdipe roi, la terrible lutte entre pouvoir et connaissance décrite par Sophocle, située au cœur du Tiers-Monde, dans ses zones désertiques et encore barbares, transcrit d'une part l'ambivalence du monde grec, d'autre part, la nécessité de dé-particulariser la réalité maghrébine, de la rendre intemporelle.

Le Tiers-Monde, d'abord perçu comme maghrébin, fusionne avec le monde en marge des faubourgs de Rome. Ce Tiers-Monde c'est le visage de Ninetto Davoli, celui de Franco Citti, orientés selon un pôle oriental, barbare, païen, qui s'oppose au pôle occidental, européen, christique.

L'acteur Ninetto Davoli fait le lien entre l'Italie méridionale et le monde africain : il est issu des borgate romains et les traits de son visage ainsi que la couleur brune de sa peau rappellent ceux des nord-africains. Le prolétariat romain entre dans le Tiers-Monde. Celui-ci concède au prolétariat de Rome l’innocence, la liberté a-historique, le sens existentiel du sacré.

Pourquoi ? Parce que, le souligne Pasolini, « la préhistoire, pratiquement, a été la même partout ».

Florence Bernard-de-Courville, conférence du 5 décembre 2015

 

Dans la partie mythique, il est Anghelos, ?γγελος le messager, qui devient Angelo, l’ange, dans l’épilogue moderne.
Sa première apparition est significative :

Gros plan d’un jeune garçon, qui n’est plus vraiment un garçon mais n’est pas encore un jeune homme, comme Œdipe, mais qui a l’air malin et sûr dans son innocence, de qui est fait de la substance même des lieux où il vit […].
 
À Œdipe qui l’interroge sur les causes de l’exode, il répond :

Le garçon. Comment, je ne le sais pas ? Je suis le messager, c’est moi qui porte les nouvelles ! (3) Ce serait du propre que je ne le sache pas !
Œdipe. Et alors ?
Le garçon. Viens avec moi, viens…

 

Et le messager devient alors aussi le guide d’Œdipe, fonction qu’il retrouvera donc dans l’épilogue. Anghelos, le ragazzo, est le premier avec qui Œdipe instaure un dialogue depuis le début de son errance et auprès de qui il s’intéresse au monde extérieur. Innocence, vitalité, énergie, tels sont les traits qui caractérisent le personnage et le jeu de Ninetto – ses sautillements, ses envols – traits que l’on retrouvera dans tous ses rôles chez Pasolini.

 

Dans la partie mythique, c’est un être sensible qui montre ses émotions, quand Œdipe s’élance vers le Sphinx, quand il le fait acclamer par la foule après sa victoire, quand il l’emmène en courant vers la ville de Thèbes et le conduit vers Jocaste, scellant ainsi son destin. Enfin dans la scène finale où Œdipe sort du palais, ensanglanté, il lui remet avec un air désespéré, la flûte avec laquelle jouait Tirésias la première fois qu’il l’a vu, lui passant en quelque sorte le témoin du statut de devin et sans transition il se retrouve le guide dans l’épilogue moderne, comme si ce chemin là aussi, il le connaissait.

Notons que l’épilogue qui s’inspire de l’Œdipe à Colone de Sophocle remplace Antigone, la fille d’Œdipe par Angelo-Ninetto, le seul personnage à rester de la partie mythique. Œdipe marche guidé par Angelo-Ninetto sous les « Portiques de la Mort », dans Bologne, la ville natale de Pasolini (4), et non plus par Antigone, vers Colone. La dimension autobiographique prend ainsi toute sa place.

 

Ninetto le messager

Nino assume effectivement dans la poétique pasolinienne le rôle de l’anghelos, du messager, de celui qui, provenant d’un ailleurs, se rend présent pour manifester la vérité d’un événement, pour annoncer quelqu’un ou quelque chose de non prévisible et souvent de bouleversant. […]

Le messager n’annonce pas sa nouvelle par la parole, par un langage de nature verbale mais à travers sa présence, son corps qui est signe, parole et geste.

Flaviano Pisanelli, op. Cit., p.71

 

En 1965 déjà, dans la dernière partie « Avvertenza » du recueil Alì dagli occhi azzurri, Ninetto « le messager » apparaît dans deux poèmes. La première fois, il fait référence à la scène dans un cinéma où Ninetto a écrit son nom sur le dossier en velours du fauteuil devant lui, tordant le cou aux règles de la bourgeoisie… et la deuxième à son rôle de messager.

Ed ecco che entra nella platea un ossesso, con gli occhi dolci
e ridarelli,
vestito come i Beatles.
Mentre grandi pensieri e grandi azioni
sono implicati nel rapporto di questi ricchi con lo spettacolo,
fatto anche per lui, egli col suo dito magro di cavallino delle giostre,
scrive il suo nome "Ninetto",
sul velluto dello schienale (sotto una piccola nuca orecchiuta
contenente le norme del comportamento e l'idea della borghesia libera).
Ninetto è un messaggero,
e vincendo (con un riso di zucchero
che gli sfolgora da tutto l'essere,
come in un mussulmano o un indù)
la timidezza,
si presenta come in un aeropago
a parlare di Persiani.

 

En fait, il semble que Pier Paolo Pasolini ait très tôt perçu dans l’humble insouciance de ce garçon d’ascendance « arabo-sicilienne », l’incarnation même du Barbare idéal, capable de régénérer le monde par la seule pureté de son être. Une notice en vers, sur laquelle se termine le volume Ali dagli Occhi Azzuri, définit d’ailleurs Ninetto comme étant le messager privilégié des fameux « Ali aux yeux d’azur », protagonistes de la Prophétie millénariste, placée en exergue du présent chapitre [« la force du passé], envolée lyrique que n’aurait certes pas désavouée Franz Fanon, où l’on voit se mettre en mouvement les plèbes méridionales destinées à répandre sur l’Europe le germe toujours fécond de l’Antiquité…

Fabien S. Gérard, Pasolini ou le mythe, 1981, Éditions de l’Université de Bruxelles, note 186 p.95

 

1966 Uccellacci e uccellini

Dans le premier épisode du scénario de Uccellacci e uccellini, Ninetto jouait un rôle de “messager” ou de “médiateur” entres dialectes et langue officielle. Si cet épisode a disparu, la fonction de messager de Ninetto demeure.

Totò et Ninetto, père et fils, parcourent une route en compagnie d’un corbeau. Celui-ci est l'intellectuel marxiste, l'idéologue, conscient de la crise, mais encore trop lié au passé proche alors que Totò et Ninetto sont « purs » car ils conservent leur dialecte, immédiat et réaliste. Dès ce premier film, Ninetto représente l’innocence du peuple qui n’est pas encore contaminé par la société de consommation. Quant à la deuxième partie du film, Totò et Ninetto apparaissent comme deux moines franciscains chargés de diffuser un message de paix et d’amour, fonction vouée à l’échec.

Et à la fin si Totò et Ninetto dévorent l’idéologue marxiste qu’incarne le corbeau, ils préservent l’insouciance poétique des gens du peuple ; Ninetto sifflote comme un oiseau tout au long du film.

 

1967 Edipo Re : Anghelos/Angelo comme on vient de le voir.


1968 Teorema : Angelino, le facteur qui remet le télégramme à une famille milanaise annonçant l’arrivée du visiteur qui bouleversera leur vie. Messager du malheur, il arrive heureux et insouciant sautillant et battant des bras comme un oiseau qui veut prendre son envol.

1969 Porcile : c’est lui qui conduit la délégation de paysans venue annoncer la disparition de Julien.

 

1969 La Sequenza del fiore di carta (La séquence de la fleur de papier) : il est Ninetto, heureux et insouciant une fois encore.

Il se promène sur la via Nazionale, tranquille et gai, tandis que dans le monde (il y a des surimpressions) arrivent les plus terribles désastres. C’est la parabole du figuier maudit que je pense qu’il faut interpréter ainsi : à certains moments, l’innocence est coupable, on ne peut pas se permettre le luxe d’être innocent. Et à la fin Dieu le punit et le fait mourir.

Pier Paolo Pasolini, Biofilmographie, l’Avant-Scène numéro 97, novembre 1969, p.42

Nous retrouvons la problématique d’Œdipe : la culpabilité de l’innocence. Dans ce court-métrage la morale est politique : n'est pas innocent celui qui se cache derrière des fausses certitudes, qui ne prend pas conscience des problèmes qui l’entoure, des maux de notre société. C’est le message que nous livre à rebours l’insouciant Ninetto Davoli.

 

1971, un tournant

Ninetto rencontre Patrizzia qu’il épousera en 1973. Pour Pasolini c’est un choc terrible, un sentiment de trahison qui le fait sombrer dans la dépression. Les sonnets que le poète-cinéaste écrit dans ces années-là en sont l’écho, il y écrit son dépit, sa jalousie, sa rage contre sa rivale qui va l'entraîner vers un conformisme social et amoureux : elle est une « fille », une « gamine » (7), une « misère petite bourgeoise »(77). « La seule solution possible serait qu’elle meure […] si je la voyais broyée et crucifiée »(4) « Une jeune abrutie / S’appelle ta femme, une maison / Noire de style fasciste est ton nid » (111). Alors « la victime […] possède son bourreau, pauvre impuissant » (88). (5)

De son amour passionné pour Ninetto, il dit « Il ne s’agit pas de sexe, vous le savez : / Mais d’un attrait qui, comme la mort, a les mains crochues ».

Ces sonnets sont rassemblés sous le titre L'hobby del sonetto. Traduits de l’italien par René de Ceccaty, ils sont édités dans une belle édition bilingue dans la collection Poésie/Gallimard.

Quatrième de couverture :

Voici, écrits au jour le jour dans la forme ciselée du sonnet, une centaine de poèmes de Pasolini qui se donne pour l'éphéméride d'une passion. Retrouvés bien des années après sa mort tragique, ces textes intenses adressés à Ninetto Davoli, l'acteur lumineux du Décaméron, occupent une place singulière dans l'œuvre polyphonique de Pasolini. Ici, aucun apparat rhétorique ni de mise en scène : une parole nue, à vif, souvent blessée, qui traduit les alarmes d'un cœur qui ne s'appartient plus et d'un corps perdu de désir. Ce recueil, par sa brièveté, s'apparente à un trait de feu qui éclaire et qui brûle, qui révèle et engloutit, qui exalte et condamne : incontestablement l'un des sommets de la poésie amoureuse de notre temps.

Parution 31/05/2012

 

Trilogie de la vie

Pasolini en parle :

Ensuite, j’ai fait ce groupe que j’appelle Trilogie de la vie, c’est-à-dire les films sur la physicalité humaine et sur le sexe. Ces films sont assez faciles, et je les ai faits pour opposer au présent de consommation un passé très récent où les corps humains et les rapports humains étaient encore réels, bien qu’archaïques, bien que préhistoriques, bien que rosses, mais toutefois ils étaient réels et ils opposaient cette réalité à l’irréalité de la civilisation de consommation. Mais aussi ces films ont été dans un certain sens dépassés, rendus vieux par la tolérance de la civilisation de consommation. (6)

Trois films donc, trois adaptations de trois grands romans comptant eux-mêmes plusieurs contes ou nouvelles : le Décaméron (1971) ou l’Italie de Boccace (Florence étant remplacée par Naples), les Contes de Canterbury(1972) ou l'Angleterre de Chaucer et les Mille et une Nuits (1974) ou l'Orient médiéval, trois films poursuivant le même propos : montrer l'universalité et l'intemporalité du langage du corps.



Dans chacun de ces films, si ce n’est plus son innocence naïve qu’apporte Ninetto, c’est sa vitalité, sa joie de vivre : dans le Décaméron, on retrouve les images virevoltantes auxquels le spectateur est habitué, dans Les Contes de Canterbury, une sorte de Charlie Chaplin mais déjà le sort de Ninetto a changé : il est cloué au pilori et si dans les Mille et une Nuits il incarne Aziz dont c’est l'initiation érotique, son sort est peut-être significatif puisqu’il est soumis à la castration… et comprend ce qu’est l’amour véritable, incarné par Aziza, et les liens entre amour et sexualité.

Mais Ninetto n’apparaît pas dans le chef d’œuvre ultime de Pasolini Salo ou les 120 Journées de Sodome (1975), film de la déréliction, de la plongée en enfer : Ninetto n’y a pas sa place.

 

1995 : Hommage de Ninetto à son ami Pier Paolo Pasolini

L’Histoire du soldat
Mise en scène à Avignon par Giorgio Barberio Corsetti, Gigi Dall'Aglio et Mario Martone, sur un scénario de Pasolini.



À Avignon, il vient de donner les toutes premières représentations d'un spectacle, dont le projet lui tenait à cœur depuis la mort de Pasolini, qui mit fin à tout espoir de voir un jour le réalisateur de Théorème mettre en scène cette Histoire du soldat dont il a écrit le scénario avec deux amis, Sergio Citti et Giulio Paradisi, d'après l'œuvre de Stravinski et Ramuz. Faute de film, Ninetto a voulu qu'une adaptation théâtrale en soit faite et c'est naturellement vers l'équipe du Teatro Stabile de Parme, avec laquelle il travaille régulièrement, qu'il s'est tourné.

En France, on ne connaît de la carrière de Ninetto que les films de Pasolini. Mais en Italie sa célébrité s'est maintenue sur deux fronts : le théâtre, justement, et la publicité, via une campagne fleuve pour une marque de biscuits dont il était la vedette, et que les Italiens ont pu suivre sur leurs téléviseurs pendant douze ans. L'Histoire du Soldat, c'est un peu cette histoire-là, d'ailleurs : l'aventure d'un jeune et naïf méridional que la publicité, la télé et la célébrité viennent corrompre. Trois heures durant, Ninetto assume avec énergie et jovialité ce rôle sur mesure. Et ce n'est pas figure de style puisque Pasolini l'a écrit pour lui, et que le personnage incarné par Davoli dans l'Histoire du soldat porte pour prénom Ninetto : « Oui, l'histoire traite un peu de ma vie, un peu beaucoup. Ça me fascine, ça m'inquiète et ça me plaît finalement énormément de jouer un rôle comme ça, si proche de moi. Souvent, sur scène, l'émotion me gagne parce que je retrouve dans mes répliques la voix de Pier Paolo. C'est sans doute, de toutes celles que j'ai jouées, la pièce qui me fait le plus d'effet, si j'excepte les Acharniens d'Aristophane, que j'ai eu le privilège d'interpréter dans le théâtre antique de Syracuse, devant 14.000 spectateurs. » […]

L'Histoire du soldat, elle, est une méchante charge, une prophétie d'apocalypse, violente et pessimiste, contre la religion télévisuelle et ses démons : « Selon P.P.P., la télé, c'était le diable. Moi aussi je me suis fait attraper par le diable, mais il n'a pas pu me dévorer entièrement. Mon âme est restée Ninetto. Quant à Pasolini, pour moi, il est resté vivant : mon fils s'appelle Pier Paolo. »

Olivier Séguret, Portrait, Libération du 20 juillet 1995



«L'Histoire du soldat» est un voyage dans l'Italie contemporaine, au travers du destin de Ninetto, déserteur et proie facile pour le diable cathodique ! Est-ce toujours un peu vous ?

Étant donné que ce texte a été écrit sur moi, pour moi, il est sûr que je m'y retrouve. La vie dans les banlieues, la famille, la corruption possible, la difficulté de voir parfois qui sont vos amis ou vos ennemis dans ce monde facile toujours voué à l'image, qui ne vous déverse qu'un flot d'images complètement plates, toutes mises sur le même plan, sans aucune distance, tout cela mêle au destin de Ninetto celui de mon pays. Du Sud au Nord, de Naples à Milan, c'est l'aventure tumultueuse de gens qui se comprennent de moins en moins. Quand, en 1985, je travaillais avec le Teatro Stabile de Parme, j'ai lu le scénario de Pier Paolo que j'avais conservé dans un tiroir, je n'imaginais pas que dix ans plus tard nous pourrions le monter et le proposer au Festival d'Avignon. Outre l'émotion que je ressens à dire ce texte sur scène, parce que par instant me revient la voix de Pier Paolo, le thème qui s'y développe me semble complètement moderne: la manipulation, l'homme qui doit se faire un chemin dans un monde violent et dur... L'essentiel est d'apprendre à se connaître, à mesurer la distance qu'on peut instaurer entre soi et les autres, à savoir où l'on se place dans ce monde pour éviter d'être mangé tout cru. En travaillant tous ensemble avec Giorgio Barberio Corsetti, Gigi Dall'Aglio et Mario Martone, je crois que nous avons ressenti avec beaucoup d'acuité la clairvoyance de Pasolini face au monde comme il va.

Interview de Ninetto Davoli par Serge Rémy, L’Humanité, 12 juillet 1995


(1) L'atelier de la création, 27/03/2014 - Documentaire de Pierre Primetems
http://www.franceculture.fr/emission-l-atelier-de-la-creation-ninetto-et-pier-paolo-2014-03-27
L’évocation des sentiments qui les unissaient commence à 35’

(2) Dante Alighieri, La Comédie, Purgatoire. C’est Virgile qui parle et qui explique à Dante la doctrine de l’amour et l’organisation du Purgatoire. Il essaie de faire comprendre à Dante qu’il y a deux types d’amour : l’amour naturel, qui ne se trompe jamais et l’amour d’élection, qui peut tomber dans trois pièges.

(3) Io faccio il messaggero, son io che porto le notizie !

(4) Hervé Joubert-Laurencin rappelle que les « Portiques de la Mort », sont, selon un témoignage de Pasolini, son « plus beau souvenir de Bologne », car il représente l'endroit où il acheta ses premiers livres, à l'âge de quinze ans. « Œdipe Roi : Trois-Deux-Un », Portrait d’un poète en cinéaste, Paris, Éditions Cahier du Cinéma, 1995, p.221

(5) Les citations sont celles que donne Thierry Guinhut dans sa présentation du recueil de Sonnets de Pasolini. http://www.thierry-guinhut-litteratures.com/article-pier-paolo-pasolini-sonnets-les-tourments-du-manque-amoureux-106257605.html
Les numéros sont ceux des sonnets.

(6) Cité par  Nico Naldini, Pasolini, une vie, Einaudi, Turin, 1989


© Marie-Françoise Leudet