Louis Malle
Zazie ? vous connaissez ?

LOUIS MALLE quitte le studio où l'on enregistre la musique de Zazie, et je viens d'avoir la surprise d'entendre ce passage de Brahms que vous connaissez bien depuis Les Amants. Non, Louis Malle ne se trompait pas de film, nous entendrons de nouveau ces quelques mesures de Brahms dans Zazie. Ce n'est pas sérieux ? Mais ce film est tellement « déraisonnable », dira tout à l'heure Louis Malle !

ON NE REFAIT PAS DU CONRAD

« ...Ce long silence depuis Les Amants ? Une question de malchance, c'est tout. J'ai travaillé pendant tout ce temps sur deux projets qui n'ont pu être réalisés. Le second surtout m'a coûté beaucoup de regrets : c'était l'adaptation d'un roman de Conrad, « Une Victoire », un remake d'ailleurs, puisqu'un film américain en avait déjà été tiré. J'avais transporté le sujet en Grèce, j'étais allé là-bas travailler sur place et, finalement, pour une histoire de droits, le film n'a pu se faire. Je tenais tant à lui que j'essayai d'en transposer les thèmes dans un scénario original. Mais il y a un mystère Conrad ; j'ai échoué, il était vraiment naïf et prétentieux de ma part de me figurer qu'on pouvait faire du Conrad. Toutefois, ce ne fut pas du temps perdu ; Alexandre Astruc avait raison de dire que, dans les bio-filmographies des cinéastes, il faut compter aussi les films qu'ils n'ont pas faits. Conrad est un des romanciers les plus subtils dans la technique romanesque, et je considère que ce travail auquel je me suis livré à partir de son œuvre a été enrichissant pour moi. »



POUR FAIRE UN FILM INFAISABLE...

« ...Vous prenez un livre de Raymond Queneau dont le comique est essentiellement de langage et même orthographique, vous tournez le dos à tous ceux — neuf sur dix — qui vous crient casse-cou, et vous écoutez Alain Resnais qui vous dit : « Le seul vrai problème pour Zazie est un problème de distribution... » Louis Malle avait été l'un des premiers à lire Zazie dans le métro. Nimier lui avait passé le manuscrit...

«… Je l'avais d'ailleurs emporté en Grèce, après avoir dit à mon producteur Napoléon Murat : « Tu devrais acheter les droits. » Mais, à mon retour, le livre était célèbre, la surenchère lancée, Raoul Lévy avait acheté les droits, René Clément devait faire le film. Puis Lévy a laissé tomber, a recédé les droits à Murat. La boucle était faite, et |e me suis mis au travail avec Jean-Pierre Rappeneau. J'aime bien Rappeneau, j'aimais son scénario pour ce deuxième Lupin qu'a tourné Yves Robert, et ses Trois Mousquetaires que devait tourner Becker. C'est un gagman, il a un merveilleux sens de la comédie. Nous avions décidé de faire un petit film pas cher, en noir et blanc, puis nous n'avons pas tardé à nous heurter aux difficultés d'un travail qui s'avérait devoir être long — depuis le 15 août 1959, Malle a consacré sa vie entière à Zazie — et, au terme, nous sommes devant un film en couleurs qui a coûté 200 millions. Nous étions prêts pour l'hiver, mais nous avons préféré attendre le printemps, on ne fait pas de films comiques l'hiver, n’est-ce pas ? Aussi, nous avons retravaillé le script, j'ai fait ainsi plusieurs découpages, tourné des kilomètres d'essais pour les acteurs... Le tournage enfin a duré quatre mois. »

D'UNE AUTOCRITIQUE À UNE AUTRE

« Ce qui m'avait passionné dans Zazie, qui n'est pas le meilleur livre de Queneau, c'était cette critique interne de la littérature et du langage. J'ai tenté à mon tour de fonder mon film sur une autre autocritique, celle du langage cinématographique, du découpage, avec l'idée aussi de raconter un faux récit, un récit qui n'en est pas un. On peut facilement imaginer le petit résumé du sujet que donnerait « La Semaine de Paris »... Une petite fille qui a son franc-parler vient passer quarante-huit heures à Paris et sème le trouble partout où elle va. Zazie, livre ou film, c'est tout autre chose que cela, évidemment !

« Au comique de langage littéraire, j'ai donc essayé de substituer un comique de langage cinématographique. J'ai tenté de jouer d'une façon comique sur la contraction du temps et de l'espace par exemple — c'est bien les recherches actuelles -— et le résultat- n'a pas été comique, mais il donne au film un rythme curieux que je suis content d'avoir découvert. J'ai plus appris en réalisant Zazie, qu'avec tous mes autres films. C'est passionnant de faire un film comique, c'est aussi épuisant, ça vous vide, il faut cinq fois plus d'invention. Je comprends pourquoi Tati fait un film tous les cinq ans !... Cela représente également une somme de travail de la part de toute l'équipe, bien supérieure à celle qu'exigent les autres films. Et maintenant, j'ai peur que toutes ces recherches, ces subtilités désirées, ne passent trop vite, que le film soit un petit peu byzantin. Un ami m'a dit en effet : « Si les gens rient, ils vont perdre la moitié du film ! » Mais ça ne fait rien, l'intrigue est d'ailleurs si linéaire et ce film est si déraisonnable... L'essentiel est que les gens rient, car avec le film comique, il y a ce critère absolu. Au moins, les enfants rient : j'en ai fait l'expérience, car Zazie sera bien sûr un film pour enfants ! »

ZAZIE : J'AI RAJEUNI !

« Nous avons carrément rajeuni le personnage de quatre ans. Je voulais éviter tout côté “Lolita”. Notre Zazie est donc une petite fille de dix ans qui dit n'importe quoi, sans équivoque, qui est absolument hors du monde des adultes et qui n'a jamais tort devant lui. Ce monde lui paraît rigoureusement absurde, fait de gens qui ne savent rien d'eux-mêmes et qui vivent dans le chaos. Son entrée se fait sur une musique de western et elle a un côté justicier de western : elle arrive dans la ville et se désolidarise de ses habitants. Plus elle les provoque, se moque d'eux, les injurie et par là augmente encore le chaos. Elle les juge sévèrement. Jamais elle ne joue leur jeu ; mais, à la fin, il était temps, elle allait commencer à se laisser prendre : « J'ai vieilli ! »

Catherine Demongeot et Vittorio Caprioli

UNE INTERPRÈTE BRECHTIENNE...

« Que les bonnes âmes se rassurent, la petite fille n'aura pas été pervertie par son rôle et son incursion dans le cinéma. Elle ne s'est jamais identifiée au personnage. Elle a vraiment “interprété” son rôle avec une parfaite distanciation, avec une idée de ses rapports avec son personnage qui était rigoureusement brechtienne, en ne parlant de lui qu'à la troisième personne : « Zazie, fait ceci... » Pour elle, Zazie est drôle, plutôt mal élevée, inutilement agressive tout en ayant raison. »

... ET LES AUTRES

« ... Les autres viennent de partout : du théâtre, du cabaret ou sont amateurs et jouent tous de façon différente, souvent parodique. Annie Fratellini (1) parodie la Masina, et nous nous apercevons qu'au deuxième degré, c'est une parodie de Chaplin. Philippe Noiret est Gabriel, personnage large, joué non pas en vieux cabot — c'est un jeune oncle — mais avec un côté solennel, composé “à la Comédie-Française”. Le chauffeur de taxi est un de mes amis qui se comporte dans la vie en parodie naturelle du style Actor's Studio, mais il n'a pas retrouvé entièrement ce naturel devant la caméra. »

Philippe Noiret (au centre)

UN MONDE FLOU

« Pour accentuer le décalage existant entre Zazie et l'univers des adultes, j'ai cherché à créer par le décor un monde un peu flou, aux apparences changeantes, ces changements gardant une justification réaliste : ainsi le bistrot au début, est un vieux bistrot crasseux et sombre pour devenir progressivement, par le fait d'une modernisation tout à fait d'actualité, un snack-bar rutilant. Dans le décor du bistrot donc, on est toujours en travail de transformation. Il en va de même pour la boîte de nuit de Gabriel. Dans la bagarre finale, on casse le décor et on retrouve le bistrot d'avant, comme si sa transformation moderne avait été faite à l'intérieur du vieux, à quelque vingt centimètres des anciennes parois. C'est Bernard Evein (2) qui a conçu les décors.

« L'appartement de Gabriel, lui, est une verrière où entrent tous les néons de la ville, on y est vert, violet, c'est horrible. J'ai voulu jouer sur le côté horrible de la ville, son côté impossible, ses encombrements absurdes... »

CES LIBERTÉS DONT LES CINÉASTES N'USENT PAS

« J'ai utilisé la nouvelle pellicule Eastman, avec laquelle j'ai pu tourner en couleurs avec la même liberté qu'en noir et blanc. L'apparition de cette nouvelle pellicule est aussi importante que celle de la Tri X... il y a cinq ou six ans. Avec elle, mon opérateur utilisait quatre fois moins de lumière que celui de Clouzot, et nous avons pu tourner une scène de nuit à Pigalle, sans lumière artificielle. Jusqu'alors en couleurs, sauf dans le documentaire, on était condamné à l'académisme par les exigences des directeurs de la photographie. Maintenant, on peut oser les mêmes choses qu'en noir et blanc. Et l'on n'ose jamais assez, on peut cesser de traiter la couleur de façon réaliste.

« ... J'ai tourné des scènes à huit images-seconde : cette vertu inépuisable, cette vis comica éternelle de l'accéléré est extrêmement curieuse. Peut-être en elle réside l’essence du comique : nous avons toujours la référence au réel et, en même temps, sa déformation. Mais c'était aussi pour n'utiliser que trois fois moins de lumière, et en faisant jouer le comédien au ralenti, on obtient finalement le même mouvement qu'à vingt-quatre images. Je suis sûr que vous ne vous apercevrez pas que certains plans ont été tournés à huit images. Mais encore cela m'a offert une possibilité burlesque inattendue : le mouvement du comédien jouant au ralenti demeure le même, mais la boîte d'allumettes qu'il laisse tomber, elle ou la voiture sur la transparence... !

« On peut, voyez-vous, faire sans cesse de nouvelles découvertes de langage, et on aura de plus en plus de satisfaction à s'écarter de la fidèle reproduction de la réalité. Pour le cinéaste aussi, une pomme peut ne pas simplement être une pomme et les bourgeois de Franz Hals n'étaient pas seulement des gens qui faisaient faire leur portrait. Or, avec le film comique, on peut faire n'importe quoi. Au début du tournage, ma script était affolée ; à la fin, c'était elle qui m'encourageait à faire des faux raccords !

« À bout de souffle, Pickpocket, Hiroshima mon amour représentent certainement le mouvement du cinéma moderne. On cherche une représentation nouvelle du temps et de l'espace. (Je suis moins d'accord avec les recherches de L'Avventura, en dépit de l'admirable talent d'Antonioni.) Mais ce n'est pas tellement ces problèmes de la construction qui m'intéressent, c'est à l'intérieur même de la matière cinématographique, à l'intérieur du plan, que j'aime découvrir quelque chose de neuf. Personnellement, ce travail m'aura au moins apporté de réels enrichissements au niveau de la mise en scène et de la photographie. Quand je pense que j'ai appris le cinéma avec cette obsession de la représentation rationnelle de la réalité ! Or, ces libertés dont les cinéastes n'usent pas sont tout naturellement admises par le public ; ce sont les techniciens qui sont souvent plus difficiles à convaincre. »

Jacques Dufilho

Compliments et vœux couronnent traditionnellement ces sortes d'entretiens. Je pense à l'instant à ce que nous avons encore échangé sur les burlesques américains, sur Fields, et aussi à ce hiatus curieux entre les deux premiers films de Louis Malle et ce troisième. Ascenseur pour l'Echafaud et Les Amants sont maintenant pour moi rangés dans une de mes catégories de films qui n'est pas la moins précieuse : celle de films dont je ne sors pas enthousiaste à la première vision et qui, à la seconde vision et surtout après un long recul, acquièrent une sorte de maturation, d'épanouissement de leurs qualités, qui font que l'on a envie de les revoir, alors qu'il y a des feux d'artifice vite oubliés. Aujourd'hui, Louis Malle, enthousiaste, heureux, est là devant ce film insolite qu'il parachève, éprouvant en même temps cette inquiétude qui saisit plus particulièrement le réalisateur d'un film comique, entre la fin du travail et les premiers contacts de l'œuvre avec un public.


(1) Une-des rarissimes chanteuses française qui peut être chanteuse de jazz. N.D-R.
(2) Bernard Evein : Décors du Bel Indifférent |J. Demy), des Amants, des films de Chabrol, de Lola [J. Demy).


Article de René GILSON dans Cinéma 60, n° 51, Novembre-décembre 1960, pp.5-11