La séquence de la tour Eiffel, un manifeste esthétique
Découpage plan par plan
Roland Barthes, dans l’analyse sémiologique qu’il fait de la Tour Eiffel, voit en elle un symbole de subversion : « Tout, dans la Tour, la désignait à ce symbole de subversion : la hardiesse de la conception, la nouveauté du matériau, l’inesthétisme de la forme, la gratuité de la fonction » (1). On sait que ce monument a connu des débuts héroïques et scandaleux : au moment de sa construction et avant même qu’elle ne soit terminée, la tour Eiffel a suscité les réactions indignées d'artistes et d'intellectuels protestant contre son érection, elle a été l’objet de risée... pour finalement être célébrée par les poètes et les peintres comme un symbole de modernité (2). Et revanche du destin, elle est alors devenue le symbole incontestable de Paris dans le monde entier, l'un des monuments les plus photographiés au monde, donc un cliché rebattu, perdant ce qui a fait sa force subversive du début de siècle.
Sur le plan esthétique, le traitement de la séquence de la tour Eiffel est donc emblématique de la manière dont Raymond Queneau et Louis Malle traitent le cliché touristique, en retrouvant finalement cet esprit subversif des origines.
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                  Queneau l’escamote purement et simplement, en ne le
                  nommant pas et en proposant une devinette à son
                  lecteur : 
                  «Ils regardèrent alors en silence l'orama, puis Zazie examina ce qui se passait à quelque trois cents mètres plus bas en suivant le fil à plomb.Par ailleurs, il n'exploite rien de ses caractéristiques, puisque le vertige métaphysique de Gabriel a lieu au sol...
 - C'est pas si haut que ça, remarqua Zazie.
 - Tout de même, dit Charles, c'est à peine si on distingue les gens.»
 
- Au contraire, Louis Malle joue à fond de cette structure de fer, faite de poutrelles et d’escaliers hélicoïdaux, et même de la horde de touristes qui l’envahissent, inquiets de savoir kouavouar. Et comme dans tout le film, les références sont multiples pour rire de tous ces clichés, mais aussi pour montrer que la création est toujours une re-création.
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                  Dérision d’un tourisme consommateur de
                  clichés
 
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                        Le touriste…
 
 
   l'Arabe
 et son keffieh  l'Américain
 et son chapeau de paille  la Bretonne
 et sa coiffe bigouden  le Breton
 et son chapeau rond  le prêtre italien
 avec chapeau et soutane  la Norvégienne
 aux cheveux blonds  le latino-américain
 et sa moustache brune  l'Hindou
 et son turban
 
 Dans la scène de l'ascenseur (plans 407-411), Louis Malle joue sur les clichés ethniques : chaque touriste est caractérisé par ses vêtements nationaux ou régionaux ou par ses traits physiques prétendument distinctifs. De même, dans Tintin d’Hergé, les Dupont-Dupond portent pour passer inaperçus ce qu’ils pensent être le « costume national » :  Hergé - Le Lotus bleu - 1946    Hergé - Objectif Lune - 1953
 
 Finalement ce jeu sur les stéréotypes est également un cliché ! Louis Malle ne s’amuse-t-il pas à renverser les clichés des Américains sur les Français au béret vissé sur la tête ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, dans Le Port de l’angoisse de Howard Hawks (1944) avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall, le Français vichyste est évidemment reconnaissable... à son béret :  
 
 Et quand ce n’est pas la tour Eiffel, qui caractérise la France dans une affiche du film Casablanca réalisé en 1942 par Michael Curtiz avec le même Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, c'est le Sacré-Cœur dominant un Montmartre de carte postale que peint Gene Kelly dans Un Américain à Paris de Vincente Minnelli (1951) :        
 
 Et quand ce n’est pas le béret qui identifie le Français, c’est le canotier, indissociable de l'image de la France depuis le succès de Maurice Chevalier aux États-Unis, saluant une inévitable Garde républicaine dans les séquences de ballet de cette même comédie-musicale...- 
                        Le tourisme de masse : les touristes
                        entassés, traités comme des
                        troupeaux
 
     
 
 Dans la scène de l'ascenseur bondé, Louis Malle s'inspire à l'évidence du film muet Speedy de Ted Wilde (1928), avec Harold Lloyd et ses grosses lunettes rondes : si le contexte est différent (Lloyd se trouve coincé dans une rame de métro), l'esthétique de la photographie n'en est pas moins la même.
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                        Les photos uniformes des cartes
                        postales
 
       
 Mais quand c’est Zazie qui regarde la tour Eiffel… les photos sont prises sous des angles de vue de plus en plus surprenants, en un montage délirant et très rapide de neuf clichés dont l'avant-dernier montre la tour tête en bas - l’idée se trouvait déjà chez Alphonse Allais : « Donc, nous renversons la tour Eiffel et nous la plantons la tête en bas, les pattes en l’air. » (3). L’imagination et la fantaisie de Zazie transforment le rituel des photos prises à la va-vite par des touristes pressés car ils doivent partir aussitôt vers d’autres kouavouar.                  
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                        Le belvédère d’où
                        l'on domine Paris
 
 « Ils regardèrent alors en silence l'orama » écrit Raymond Queneau. Quant à Roland Barthes il analyse : « Visiter la Tour, c’est se mettre au balcon pour percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris ». C’est le tourisme de la « belle vue ».
 
 Mais quel Paris Zazie et ses deux compères découvrent-ils ? Chez Queneau, Charles et Gabriel sont toujours incapables de situer correctement le Panthéon et les Invalides ; et chez Louis Malle, Gabriel débite d’un ton grandiloquent des banalités, des clichés ! « Ah ! Paris sera toujours Paris ! Regarde, Zazie, si c’est beau ! Le Panthéon ! les Invalides ! la nouvelle Ève ! » avant d’être pris de vertige et de perdre ses lunettes.        
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                        La tour de Babel
 
 La référence biblique est dès le début de sa construction convoquée par les artistes dans leur lettre ouverte contre « la monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de « Tour de Babel » ». Point ne sera besoin qu’elle s’écroule pour que ce lieu devenu hautement touristique ne rassemble une multitude de langues étrangères. Qui dit touriste dit touriste étranger parlant une langue étrangère - forestière dit Queneau, utilisant un adjectif archaïque attesté au Moyen Âge et dont l'étymologie remonte à l'adverbe foris (dehors) en latin - à moins qu'il ne s'agisse d'un italianisme, inspiré de l'adjectif italien forestièro, étranger. Comment se comprendre, donc, quand on ne parle pas la même langue ? C’est l'un des thèmes récurrents chez Raymond Queneau, que Louis Malle illustre ici avec la scène de l’ascenseur (plan 105 à 414 ; 0h 41’ à 0h 41’ 56’’) :
 Cette scène où tous les touristes excités par le spectacle expriment leur ravissement dans toutes les langues possibles, produit un effet cacophonique et une sorte de vertige auditif accentué par la rapidité des panoramiques qui cadrent successivement tous les visages. La tour Eiffel devient pour quelques secondes une tour de Babel où les langues s’entrecroisent jusqu’à ce que Gabriel brusquement inspiré hurle « Schpritzki naï ekertch » imposant un silence sidéré. « C’est des choses qu’arrivent on sait pas comment... Le coup d’ génie, quoi... Les artisses, c’est comme ça » dit-il en s’excusant presque.
 
 On sait quel intérêt Raymond Queneau porte à la question de la langue et du langage, et plus particulièrement à la difficulté de communiquer. Très jeune, il s’est intéressé au langage populaire et aux langues étrangères. En 1964, dans les Fleurs bleues, il imagine une conversation en « iouropéen », sorte de sabir burlesque où s’entrechoquent plusieurs langues européennes, l’espagnol, l’italien, l’allemand, l’anglais, le français : ironiquement il appelle ce langage le néo-babélien.
 
 — Esquiouze euss, dit le campeur mâle, mà wie sind lost. 
 — Bon début, réplique Cidrolin.
 — Capiio ? Egarrirtes... lostes.
 — Triste sort.
 — Campigne ? Lontano ? Euss... smarriti...
 — Il cause bien, murmura Cidrolin, mais parle-t-il européen vernaculaire ou le néo-babélien ?
 — Ah, ah, fit l'autre avec les signes manifestes de vive satisfaction. Vous ferchtéer l'iouropéen ?
 — Un poco, répondit Cidrolin; mais posez là votre barda, nobles étrangers, et prenez donc un glass avant de repartir.
 — Ah, ah, capito : glass.
 Radieux, le noble étranger posa donc son barda, puis, dédaignant les meubles destinés à cet usage, il l'accroupit sur le plancher en croisant ses jambes sous lui avec souplesse. La demoiselle qui l'accompagnait fit de même.
 — Seraient-ils japonais? se demanda Cidrolin à mi-voix. Ils ont pourtant le cheveu blond. Des Aïnos peut-être.
 Et s'adressant au garçon :
 — Ne seriez-vous pas aïno ?
 — I ? No. Moi : petit ami de tout au monde.
 — Je vois : pacifiste ?
 — lawohl ! Et ce glass?
 — Perd pas le nord, l'Européen […]
 — Sanx, dit-il, et à rivedertchi. Et à la fille :
 — Schnell ! Onivari oder onivatipa ?
 La fille se lève avec grâce et se harnache illico.
 — C'est dressé, dit Cidrolin à mi-voix.
 Le nomade protesta :
 — Nein ! Nein ! Pas tressé : libre. Sie ize libre. Anda to the campus bicose sie ize libre d'andare to the campus.Raymond Queneau -Les Fleurs bleues (1964), chapitre 1.
 
 En dehors de l’effet comique, ce « néo-babélien » prouve que la langue est plus diverse qu’on ne le croit, et surtout que l’invention, la faute, sont plus efficaces que le beau langage.
 
 Si le roman date de 1964, les préoccupations de Queneau sont bien antérieures et l'on peut penser que Louis Malle, dans cette scène qu’il invente, va dans le sens du romancier. Le brouhaha des touristes est incompréhensible, mais le sabir de Gabriel a rassemblé l’attention de tous. Le vrai langage est donc celui qui permet de communiquer ; et Gabriel revendique son statut d’« artisse ».
 
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                        Le touriste…
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                  La transfiguration de cet « amas de
                  poutrelles »
 
 « N'oubliez pas l'art tout de même. Y a pas que la rigolade, y a aussi l'art. » dira Gabriel (chapitre 16 du roman). Et c’est assurément ce qui est l’enjeu de cette séquence : transfigurer le réel, l’ordinaire, le cliché par l’art. Peintres et cinéastes ont été très vite fascinés par cette structure de fer qualifiée en 1887 d’« odieuse colonne de tôle boulonnée » qui défiait toutes les règles admises dans l’architecture, et ils ont donné raison à Gustave Eiffel qui répondait à ses détracteurs : « Je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant d'un énorme et inusité empattement à la base, vont en s'effilant jusqu'au sommet, donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la stabilité de l'édifice. » (Gustave Eiffel, « Réponse au Manifeste contre la Tour » - Le Monde - 1887)- 
                        Une esthétique cubiste
 
 C’est ce que virent les peintres cubistes : « Ce qui différencie le cubisme de l’ancienne peinture, c’est qu'il n’est pas un art d'imitation, mais un art de conception qui tend à s’élever jusqu’à la création » (4)
 
 Robert Delaunay « adopte dix points de vue et quinze perspectives dans les Tours que la lumière désarticule, pour dessiner, par plans contradictoires, trois cents mètres de vertige. La Tour est une manifestation de dynamisme, et non d'architecture statique » (5).  Robert Delaunay -La Tour Eiffel- 1909-1910
 Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe  Robert Delaunay -La Tour rouge- 1911
 Art Institute of Chicago
 
 Sonia Delaunay dit de lui : « Météore, il traverse le cubisme, il l'escalade et le satellise autour de la Tour Eiffel, muse d'acier d'un monde nouveau qu'il observe, contemple et adore sous tous les angles avec des jumelles prismatiques de visionnaire. »
 
 L’œuvre de Fernand Léger est un autre exemple de transfiguration de l’ordinaire, d’un univers de métal en métaphore de la création :
 
   Fernand Léger -Les constructeurs- 1950
 Musée Pouchkine, Moscou  Fernand Léger -Les constructeurs- 1950
 Musée National Fernand Léger, Biot
 
 N’est-ce pas ce que devient la Tour Eiffel vue par Louis Malle ?
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                        Des prises de vue burlesques : la place de
                        l'homme au cœur du monstre
 
 Louis Malle emprunte au cinéma burlesque et au cinéma comique anglais ces prises de vue inattendues jouant sur la verticalité, sur le « concours subtil [qui] s’établit entre l’horizontal et le vertical » pour reprendre l’expression de Roland Barthes qui poursuit : « Bien loin de barrer, les lignes transversales, la plupart obliques ou arrondies, disposées en arabesques, semblent relancer sans cesse la montée » (6), sur les escaliers hélicoïdaux qui traduisent à la fois le vertige qui atteint Charles et l’obsession de Zazie à trouver une réponse.
 
 Gabriel
 
 Ayant perdu ses précieuses lunettes, qui d’emblée convoquent l’image d’Harold Lloyd, Gabriel entre dans une sorte d'état second, souligné par la bande-son. Désormais inconscient de son vertige physique, il se met à évoluer dans les hauteurs de la tour Eiffel, d'abord sur le toit de l'ascenseur, puis au milieu des poutrelles, comme un funambule inspiré par les peintres de Marc Riboud :        
 La virtuosité technique accentue le nonsense : la fantaisie des postures de Gabriel, filmé sous tous les angles y compris les plus improbables (alternance vertigineuse de plongées et contreplongées, cadrages extrêmes), les ellipses qui accentuent le caractère incongru de certaines de ses positions, le trucage (film à l’envers) qui en fait un surhomme bondissant sur les poutrelles au-dessus de lui, les gags visuels qui contredisent en permanence le sérieux du discours, tout ceci rappelle les évolutions burlesques d'Harold Lloyd sur les toits et montre que dans ce monstre de fer, l’homme est certes petit, mais agile, et n’est ni écrasé ni vaincu :           
 La dentelle de fer de la tour n’est-elle pas un stimulant pour l’imagination – imagination de l’aérien, dit Barthes – et la réflexion métaphysique ? C’est bien dans ces situations périlleuses que Gabriel exalté se lance dans son monologue existentiel. Nous citons à nouveau Roland Barthes : « En un mot, il [l’ajouré] fait voir le vide et manifeste le néant, sans pour autant lui retirer son état privatif ; on voit toujours le ciel à travers la Tour ; en elle, l’aérien échange sa propre substance avec les mailles de sa prison, de fer, délié en arabesques, devient lui-même de l’air. » (7).
 
 Quant à Zazie, c’est la descente dans les escaliers hélicoïdaux qui en offre une caractérisation symbolique tout à fait pertinente : Zazie descend vers la terre, la réalité, elle ne se perd pas, comme son oncle Gabriel, dans des spéculations et des errances métaphysiques.La mise en scène verticale et virtuose de Louis Malle est explicitement inspirée du film The Lavender Hill Mob (De l’or en barres) de Charles Crichton (1951) :            
 
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                        Une esthétique cubiste
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                  Les pouvoirs de l’imaginaire
                  poétique
 
 Si l’ascension de Gabriel comme la descente de Zazie sont des moments burlesques révélateurs de chacun de ces deux personnages, ils gardent aussi et renouvellent la poésie du nonsense. Toute cette séquence est en effet traitée avec un grand sens à la fois du burlesque et de la poésie. 
 
 Raymond Queneau use surtout du pouvoir du langage, du jeu sur les mots pour créer un monde poétique, « Pourquoi qu’on dit des choses et pas d’autres ? […] On est tout de même pas forcé de dire tout ce qu’on dit, on pourrait dire autre chose » s’interroge Zazie, l’essence de la poésie n’est-elle pas dans cet étonnement ?
 
 Louis Malle use quant à lui des images visuelles, et invente de nouvelles situations pour laisser libre cours à l’imaginaire :- 
                        La descente de Zazie 
 
 Les escaliers de la tour peuvent faire penser aux labyrinthes de Piranèse, cet artiste visionnaire précurseur des décors immenses qui inspireront les cinéastes expressionnistes. Même si le film de Louis Malle ne relève pas a priori de ce cinéma-là, l’insistance portée sur le jeu de poutrelles et d’hélices lui fait écho.
 
   Piranèse - Les Prisons imaginaires (pl.7/16)
 (Le Carceri d'Invenzione)
 Rome, édition de 1761« Le noir cerveau de Piranèse 
 Est une béante fournaise
 Où se mêlent l'arche et le ciel,
 L'escalier, la tour, la colonne ;
 Où croît, monte, s'enfle et bouillonne
 L'incommensurable Babel. »Victor Hugo, « Les Mages » 
 in Contemplations (1856)
 Où l’on retrouve la tour de Babel ! Et l’analyse qu’en fait Marguerite Yourcenar fait également écho aux sensations de nos personnages : « Les perceptions de l'artiste, rendant ainsi possibles d'une part l'élan vertigineux, l'ivresse mathématique, et de l'autre la crise d'agoraphobie et de claustrophobie conjuguées, l'angoisse de l'espace prisonnier dont sont à coup sûr issues les prisons. » (8) 
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                        L’ascension de Gabriel
 
 La réalité se transforme au fur et à mesure de l’ascension de Gabriel dont l’imagination devient de plus en plus euphorique.
 Première étape
 Gabriel se retrouve sur une plate-forme où, en compagnie d'un vieux loup de mer, il est arrosé par une vague pour le moins inattendue. Louis Malle matérialise, en l’assortissant de ce gag de la vague, l’image qui caractérise souvent la tour depuis sa construction.
 
       Sous la plume du poète Raoul Bonnery, la tour Eiffel répond à François Coppée, son détracteur : 
 « Hampe de drapeau, sentinelle,
 Phare : voilà ma mission ! »(9)
 Dans leur journal Jules et Edmond de Goncourt l’évoquent à la date du 6 mai 1889 : « Retour à pied à Auteuil à travers la foule. Un ciel mauve, où les lueurs des illuminations montent, comme le reflet d'un immense incendie […] la tour Eiffel faisant l'effet d'un phare, laissé sur la terre par une génération disparue, - une génération de dix coudées. »
 tandis que pour Guy de Maupassant, « elle ne fut que le phare d’une kermesse internationale » (10).  Neurdein frères - Le Sommet de la Tour Eiffel en 1900
 Musée d'Orsay, Paris
 © Photo musée d'Orsay / Rmn  Le phare et les projecteurs
 document de presse de 1889Dès 1889 il était bien prévu que la tour soit un phare sur le bord de la Seine. En 1952, elle est dotée d’un phare aéronautique de balisage. 
 
 Comment ne pas penser que Gabriel, dans son ascension, ne doive se retrouver en haut d’un tel édifice, à côté des lentilles d’un phare ?…
 Deuxième étape
 Gabriel monte encore dans des hauteurs arctiques où il semble naturel de trouver un ours polaire lui aussi frigorifié. Est-ce la proximité des quatre Scandinaves qui favorise l’image d’une Ultima Thulé ? Une référence mythologique pour donner une autre vision poétique.
 
 On retrouvera l’ours plus loin dans le film, dans le cabaret où danse Gabriel(la).
 
     
 Troisième et dernière étape de l’ascension
 La plate-forme du sommet, où un météorologue observe le ciel ou les nuages à travers des ballons jaunes et bleus qu’il va distribuer d’un air distrait. Observation d’une réalité météorologique à travers le prisme de la poésie des ballons. En contrebas, une vision panoramique de Paris :
 
             
 
 Les ballons évoquant une âme d’enfant sont symboles de légèreté et d’aérien : seuls ceux qui acceptent de rêver ont le pouvoir de s’accrocher à un ballon.
 
 Et c’est “en ballon” que Gabriel redescend en douceur pour atterrir au pied de la Tour sur un tas de sable, autre marque d’enfance. Les ballons sont les cousins du Ballon rouge, un moyen métrage d'Albert Lamorisse, sorti en 1956.
 
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                        La descente de Zazie 
               Cette séquence est donc clairement onirique : elle
               évoque une évasion libre et heureuse dans
               l'imaginaire d'un « artisse », alors même que
               ses divagations métaphysiques en orientent paradoxalement
               le sens vers le tragique, sur des thèmes baroques :
               vanité de l’existence, mort, dégradation.
               Mais la poésie rend ces thèmes supportables. Et
               après tout, « toute cette histoire [n’est
               que] le songe d’un rêve. Et toute cette histoire le
               songe d’un rêve... Et toute cette histoire le songe
               d’un rêve... », Queneau rajoutant :
               « à peine plus qu'un délire tapé
               à la machine par un romancier idiot (oh !
               pardon) ».
               
               Romancier ou cinéaste, les deux artistes utilisent la
               tour Eiffel comme une sorte de manifeste de leur art :
               « Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que
               l’homme met en elle ». Donc même avec des
               sujets rebattus, on peut encore faire du neuf, à
               condition d’oser casser les codes et de laisser libre
               cours à sa fantaisie et à ses capacités de
               poésie, c’est-à-dire finalement à son
               âme d’enfant. Car « à travers la Tour,
               les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire,
               qui est leur liberté » (11). Le romancier se joue
               des mots et de la littérature, tandis que le
               cinéaste joue avec les codes des images, qu’elles
               soient picturales, photographiques ou cinématographiques.
            
© Marie-Françoise Leudet et Agnès Vinas
               (1) Roland Barthes, La Tour Eiffel, Delpire
               Éditeur, 1964
               (2) Voir sur ce site le dossier de Marie-Françoise Leudet
               : La tour Eiffel, entre refus et fascination
               (1889-1950)
               (3) Alphonse Allais, « Utilisation de la tour Eiffel en
               1900 », in Le bec en l'air, 1897
               (4) Guillaume Apollinaire, Méditations
               esthétiques. Les peintres cubistes, 1913. Un
               extrait pour prolonger la réflexion :« 
               Le cubisme orphique est l'autre grande tendance de la
               peinture moderne. C'est l'art de peindre des ensembles nouveaux
               avec des éléments empruntés non à la
               réalité visuelle, mais entièrement
               créés par l’artiste et doués par lui
               d'une puissante réalité. Les œuvres des
               artistes orphiques doivent présenter simultanément
               un agrément esthétique pur, une construction qui
               tombe sous les sens et une signification sublime,
               c’est-à-dire le sujet. C’est de l’art
               pur. La lumière des œuvres de Picasso contient cet
               art qu'invente de son côté Robert Delaunay et
               où s’efforcent aussi Fernand Léger, Francis
               Picabia et Marcel Duchamp. »
               (5) Encyclopædia Universalis, 2007
               (6) Roland Barthes, op. cit.
               (7) Ibid.
               (8) Marguerite Yourcenar, « Le cerveau noir de
               Piranèse », in Sous bénéfice
              d’inventaire, 1962
               (9) Raoul Bonnery, « La tour Eiffel
               à François Coppée, le jour de ses 300
               mètres. » in Le Franc Journal, mai
               1889
               (10) Guy de Maupassant, La Vie errante, 1890.
               (11) Roland Barthes, op. cit.