« Uneuravek » (1)
Selon Raymond Queneau, les écrivains ont toujours trop de temps pour écrire
L'Express. — Vous êtes un écrivain.
Que pensez-vous des écrivains qui ont des idées
sur le roman ?
R. Queneau. — Ah ! oui, ça existe.
L'Express. — Est-ce à dire que
personnellement vous répugnez à en
avoir ?
R. Queneau. — Non, non... J'ai des idées sur le
roman. Comme tout le monde j'ai des idées sur tout. Alors
pourquoi pas sur le roman ?
L'Express. — Peut-on vous demander
lesquelles ?
R. Queneau. — Un roman c'est un peu comme un sonnet, c'est
même beaucoup plus compliqué. Je suis partisan des
choses très construites. Je ne tiens pas à ce que
les autres fassent comme moi, mais pour moi c'est comme
ça. J'aime que les personnages, entrent et sortent avec
beaucoup de précision. S'il y a des
répétitions c'est volontaire. C'est comme
ça que Je travaille, j'espère que ça ne se
voit pas, Ça serait affreux si ça se voyait. Mais
c'est tout juste si je ne compte pas combien de lignes
séparent les apparitions de chaque personnage. Certains
mots, certaines phrases, doivent se répéter dans
le courant du livre... pour mon plaisir personnel.
L'Express — On prend aussi grand plaisir à
vous lire.
R. Queneau. — Quand je me lis ensuite, je ne dis pas que
je m'ennuie ! C'est l'acte même d'écrire que je
trouve un peu ennuyeux, qui est un labeur.
L'Express. — Qu'est-ce qui vous plaît le
mieux dans votre travail de romancier ?
R. Queneau. — La structure, puis le fignolage. Mais
entre-temps, couler le ciment ne m'amuse pas. Construire la
chose, ça va. Et puis il faut la remplir, et c'est cela
le labeur. Ensuite reste l'achèvement, le polissage, qui
sont intéressants.
L'Express, — Et dans les romans des autres,
qu'est-ce qui vous rebute le plus ?
R. Queneau. — Le laisser-aller. Quand j'ai l'impression
que quelqu'un produit un roman en commençant à la
première ligne et en allant jusqu'à la
dernière d'une traite. J'ai plutôt une
prévention quand j'ai l'impression qu'un roman a
coulé comme ça. Ça ne m'empêche pas
d'aimer Stendhal.
L'Express, — Et vous appliquez également
cette règle à la conduite dans
l'existence ?
R. Queneau. — Cela c'est autre chose. Au fond oui,
plutôt... J'aime qu'il existe une certaine distance entre
l'auteur et son œuvre, et une distance moyenne entre les
gens.
L'Express. — On y voit plus clair quand on reste
loin ?
R. Queneau. — Oui, ça doit être que je
deviens presbyte.
L'Express. — Votre dernier roman « Zazie
dans le métro » vient de sortir. Y a-t-il longtemps
que vous n'aviez rien publié ?
R. Queneau. — Six ou sept ans. Depuis le « Dimanche
de la vie » en 1952
L'Express. — Et pourquoi ce silence, vous n'aviez
pas le temps d'écrire, pas envie ?
R. Queneau. — Les deux. Pas le temps surtout. J'ai
écrit les trois ou quatre premières pages en 1945.
Puis je ne m'y suis remis qu'en 1953. Il y a cinq ans. J'ai
commencé avec le nom, le titre, le personnage ou
plutôt la conception du personnage. Tout cela m'a
été donné ensemble.
L'Express. — Votre personnage c'est Zazie, une
petite fille qui a quatorze ans ?
R. Queneau.— Moins.
L'Express. — Tiens, je croyais avoir lu qu'on
disait dans le roman qu'elle avait quatorze ans ?
R. Queneau. — Oui, mais je crois que le type qui le dit se
trompe. Je ne me souviens plus bien. C'est une erreur de sa
part. Seulement je suis le seul à le savoir.
L'Express. — Alors Zazie c'est une petite fille.
Vous avez écrit un livre sur une petite
fille ?
R. Queneau. — Oui, c'est une petite fille. En principe
elle doit être hors des désirs sexuels normaux d'un
adulte, même s'il aime les filles jeunes.
L'Express. — Est-elle restée au même
âge pendant les cinq ans que vous avez pensé
à elle ?
R. Queneau. — Oui. Quoique du point de vue sociologique
elle ait plutôt un peu rajeuni. Je l'ai vue d'abord comme
une fillette de 14 ans, et puis avec le rajeunissement de
l'érotisme pour moi elle est restée la même,
mais elle doit avoir 11 ou 12 ans, le minimum. II y a le mot de
la fin : « J'ai vieilli », dit Zazie. Elle
a effectivement vieilli de quarante-huit heures. Mais en fait
c'est moi qui ai vieilli. C'est elle qui a rajeuni, du moins
dans mon idée. Pour moi, c'est cinq ans d'âge
supplémentaire et dans l'idée que je me fais
d'elle, maintenant, Zazie n'a que 11 ou 12 ans.
L'Express. — Vous disiez que vous aviez
commencé avec son nom, Zazie ?
R. Queneau. — Sous l'occupation il y avait une fille qui
était surnommée « la Grande Zaza ».
Aucun rapport avec la Zaza de Simone de Beauvoir. La
« Grande Zaza » c'était la patronne des
« zazous ». C'est de là que j'ai fait Zazie.
C'est une petite fille de « zazou »
L'Express. — Qui est Zazie ? la vraie sauvage des
temps modernes ? Un voyou, une philosophe ?
R. Queneau. — Non. Pour moi c'est la personne normale.
Enfin, la personne normale comme l'entendent les gens normaux.
Il y a dans le roman d'autres personnes normales : Marcelline,
la veuve Mouaque, la mère de Zazie… Mais vous
savez, le personnage essentiel du livre, c'est plutôt
Trouscaillon.
L'Express. — Tous vos personnages sont
« sans papiers d’identité ».
L’homosexuel guide pour touristes, le faux chauffeur
russe. Pourquoi vous intéressez-vous
particulièrement à cette société en
marge ?
R. Queneau. — Elle ne m'intéresse pas plus qu'une
autre. J'en parle parce que, comme dit le guide, je joue mon
petit air de flûte comme font tous les artistes. C'est ma
petite histoire. Je la raconte encore une fois car je
m'aperçois qu'il faut répéter les choses.
Ou plutôt non, pour une fois j'ai fait exactement ce qu'il
m'a plu de faire, sans tenir compte de certains soucis qu'un
écrivain peut avoir, notamment celui de se renouveler ou
de faire plus grave. J'ai fait exactement ce qui me plaisait. Je
vois bien, évidemment, qu'il y a dans « Zazie dans
le métro » des personnages, des situations
qui doublent des personnages ou des situations qui se trouvent
dans d'autres de mes livres, C'est en effet un peu le même
monde, la même sorte de gens, des gens qui sont en dehors
de la société. Et toujours les mêmes
endroits : la foire aux puces, les fêtes foraines, les
lieux de transports. Les endroits en dehors de ceux où il
se passe quelque chose. Mais moi, je trouve que je peux
répéter, ce n'est pas la même chose.
L'Express. — Quelle est la vertu commune, quel est
le lien qui unissent tous ces gens entre eux ?
R. Queneau. — Ma sympathie pour eux ! C'est purement
subjectif.
L'Express. — Vos personnages confondent les
Invalides et la caserne de Reuilly, le Panthéon et la
gare de Lyon...
R. Queneau. — Oui, c'est un monde où les monuments
historiques ne sont pas toujours exactement à leur place,
Gabriel fait visiter aux touristes la Sainte Chapelle, mais il
s'est trompé. C'est en réalité le Tribunal
de Commerce qu'il leur a fait visiter. Tout le monde est
enchanté. Moi je ne trouve pas qu'ils sont tellement
incultes. Au fond le niveau de culture de mes personnages n'est
pas très inférieur au niveau
général. Pour moi tout le monde est comme
ça. Je trouve que tout le monde est comme ça, en
me mettant naturellement dedans. Il n'y a rien de satirique de
ma part là-dedans. Sauf à mon égard.
L'Express. — C'est le directeur de
l'Encyclopédie qui parle ?
R. Queneau. — L'Encyclopédie, ça m'a appris
que je ne savais rien. C'est terrible comme enseignement.
L'Express. — Mais alors, si tout le monde est
également ignorant ou pas ignorant, d'où vient la
différence entre les gens ?
R. Queneau. — Dans une certaine façon d'enrober, de
mettre la sauce. Dans « Zazie dans le
métro » il y a un personnage (qui rappelle
les autres à l’ordre, c'est Laverdure, le
perroquet. Il dit toujours : « Tu causes, tu causes,
c'est tout ce que tu sais faire » Dès que les
gens commencent à envelopper ce qu'ils disent, à
« mettre la sauce », c'est le rappel à
l'ordre.
L'Express. — Et pourquoi le
métro ?
R. Queneau. — Au début je voyais une
véritable odyssée dans le métro. Mais vers
1945, ou 46, a paru un livre pour enfants qui s'appelait
« L'Enfant du métro ». C'était
d'ailleurs un très joli livre. Alors j'ai trouvé
que ce n'était plus la peine. Mais le métro
conserve quand même toute son importance. Il est en
grève mais il est dessous. Il est là.
L'Express. — Vous dites qu'avec « Zazie dans
le métro » vous avez fait ce qu'il vous a plu de
faire. Avez-vous pris plus de plaisir à écrire ce
livre-là qu'un autre ?
R. Queneau. — Ça m'est très difficile
à dire. Je me donne beaucoup de mal pour écrire.
Je suis paresseux. Il y a des auteurs, j'en suis sûr, qui
ont plaisir à écrire. Moi, pas. C'est du boulot.
C'est un boulot qui me plaît, mais quand même
ça n'est pas « siffler en
travaillant ».
L'Express. — Pensez-vous que ces cinq ans
d'attente ont été utiles à la maturation du
roman ?
R. Queneau. — Je n'ai pas idée. C'est
évidemment quelque chose avec quoi j'ai vécu
pendant cinq ans. Pendant cinq ans, j'ai comme on dit
« pensé et travaillé », même les
jours où je ne travaillais pas ou n'y pensais pas.
L'Express. — Et quand vous écrivez,
retravaillez-vous beaucoup ?
R. Queneau. — II y a des choses que j'ai refaites sept ou
huit fois. Il y a des chapitres entiers qui ont sauté, et
des multiples directions d'où je suis revenu : ça
formait un labyrinthe, comme le métro.
L'Express. — Trouvez-vous que les romanciers
d'aujourd'hui écrivent trop vite ?
R. Queneau. — Oui. Je le déplore. Je le
déplore pour eux. C'est une maladie des auteurs qui pour
leur malheur ont trop de loisirs. C'est très difficile,
comme on sait, d'utiliser ses loisirs. Alors on travaille, on
écrit. II y a peu d'auteurs qui, disposant de tout leur
temps, arrivent à faire véritablement une
œuvre stable, cohérente et vraie. Evidemment je
parle un peu pour moi, parce que j'ai mis six ans pour
écrire un roman. C'est une apologie.
L'Express. — Vous ne connaissez pas
d'écrivains capables d'écrire un roman vite et
bien ?
R. Queneau. — II y a Simenon, mais Simenon est un cas
d'exception à tous les points de vue. Marcel Aymé,
aussi, l'a fait pendant longtemps : il a écrit un roman
tous les ans. Il y a des exceptions.
L'Express. — Vous croyez qu'un écrivain qui
a un roman dans la peau finit toujours par
l'écrire ?
R. Queneau. — Oui. On le fait toujours. Ce qui est
très mauvais c'est quand on n'a pas dans la peau de
vouloir en écrire un parce qu'on a du temps et qu'on aime
écrire. C'est ce qui est redoutable : aimer écrire
et avoir du temps pour cela.
L'Express. — Et si l'écrivain est
absorbé par ailleurs, pris par un travail de
bureau ?
R. Queneau. — On a toujours le temps. Il faut que le temps
devienne précieux.
L'Express. — Et vous, quand
écrivez-vous ?
R. Queneau. — N'importe quand. Pour « Zazie dans le
métro » j'ai écrit le début, les cinq
ou six premiers chapitres, pendant les vacances, et puis le
reste...
L'Express. — Vous étiez grand lecteur de
romans ? En lisez-vous moins depuis que vous dirigez
l'Encyclopédie ?
R. Queneau. — Moins chez Gallimard, mais plus à
cause du prix Goncourt. Alors l'un dans l'autre je continue
à en lire pas mal ; la différence c'est qu'ils
sont plus souvent imprimés au lieu d'être
manuscrits. Pendant longtemps j’ai cru qu'il y avait
là une différence radicale : « Vous
verrez, je disais aux auteurs, quand vous serez
imprimé ! » Au fond, je n'y crois plus,
ça ne change pas énormément ; ce qui reste
mauvais reste mauvais et le bon n'est pas meilleur.
L'Express. — Beaucoup vous considèrent
comme le romancier le plus sérieux du temps. Il y en a
aussi pour dire : « Pourvu que Queneau ne soit jamais
sérieux » Qu'en pensez-vous ?
R. Queneau. — Ça m'est indifférent. Dans
« Zazie dans le métro », il y a un moment
où Gabriel, qui vient de faire un numéro de
danseuse de charme, est un peu mon porte-parole. Une dame lui
dit : « Comme vous avez été
drôle ! » et il répond :
« Il n'y a pas que la rigolade, il y a aussi
l'art ! »
L'Express. — Si vous n'aviez pas été
écrivain ?...
R. Queneau. — Ce que j'aurais fait ? Curieuse question.
Des tas de choses. Je peux vous citer des tas de
métiers : couturier, cuisinier, banquier.
L'Express. — Et pourquoi pas philosophe, puisque
vous l'êtes ?
R. Queneau. — Je crois que la philosophie n'a pas besoin
de beaucoup s'écrire.
(1) Style phonétique selon la technique souvent employée par Raymond, Queneau. Le premier mot de son nouveau roman : Dou Kilpudontan (D'où qu'il pue donc tant ?)
Propos recueillis par Marguerite Duras - L’Express, 22 janvier 1959, pp.27-28