Comment justifier les anachronismes et l'irréalité de certaines dates dans Tous les matins du monde ?

Dans les romans historiques, il me paraît habile d'utiliser la technique des Chinois où les dates ne doivent être notifiées que quand elles ajoutent à l'irréalité, c'est-à-dire quand elles sont totalement inutiles. C'est-à-dire quand le tragique côtoie le rêve. C'est-à-dire quand la précision elle-même devient un fantôme dans l'histoire.

Ne doivent être retenus de l'époque dont on parle que quelques ornements intransposables dans une autre époque. Ces osselets troués sont comme le squelette de la main du temps : parce qu'ils ne peuvent en aucun cas servir de véritables repères dans le néant du temps.

Ces attributs, ces quelques colifichets peu nombreux, ces dates vaines doivent, plus encore que dépayser, perdre le lecteur.

Alors le lecteur a l'impression de vraiment y être.

Alors, si nous y sommes, c'est parce que nous y sommes comme nous sommes profondément dans nos vies avant la mort.

C'est-à-dire comme nous ne sommes en aucun cas dans nos vies lors des accouplements invisibles qui ont nécessairement eu lieu neuf lunes avant nos naissances.

Pascal Quignard - Rhétorique spéculative (1995) Folio pp.164-165