Après une première lecture de Gargantua, l’aspect hétéroclite apparaît très nettement : les épisodes se lient de manière parfois surprenante, nous trouvons aussi bien du comique que des passages sérieux, et deux chapitres nous posent clairement des énigmes : le 2eme et le 58eme, qui fonctionnent en parallèle selon la structure en inclusion. Tel Gargantua qui possède un appétit de savoir insatiable, le roman de Rabelais semble incorporer plusieurs autres genres : on peut noter trois longs poèmes qui se font écho de part et d'autre de l'œuvre, les « fanfreluches antidotées » et l'inscription gravée sur la porte de Thélème, suivie de l'énigme trouvée à Thélème sur une plaque de bronze. Ces poèmes interrompent l'histoire et introduisent un autre genre, la poésie, langage plus recherché et moins rationnel en apparence que le roman, obligeant le lecteur à changer de façon de lire, le déstabilisant, le surprenant toujours.

Certains universitaires, Guy Demerson en tête, ont suffisamment indiqué que les romans de Rabelais étaient constitués selon des principes d’inclusion concentrique, mettant en valeur un noyau central autour duquel se déploient, par correspondances et oppositions, les chapitres « encadrants » : deux énigmes encadrent deux éducations, celle de Gargantua enfant et celle des Thélémites, qui encadrent deux épisodes monastiques, l’attaque de l’abbaye de Seuilly et la construction de l’abbaye de Thélème, qui encadrent deux épisodes guerriers à La Roche-Clermaud, la prise de la ville par Picrochole puis le siège victorieux de Gargantua, qui encadrent deux récits mettant en scène les pèlerins, etc. Il s’agira donc de s’interroger sur la nature de ces énigmes dans Gargantua.

  1. « Les fanfreluches antidotées » : chapitre 2
  2.  « L’énigme en prophétie » : chapitre 58
  3. Une œuvre énigmatique ?

 

1. « Les fanfreluches antidotées » : chapitre 2

L'ouverture sur une généalogie de Gargantua qui fait remonter son ascendance à des temps immémoriaux (chap. 1) se trouve authentifiée par les «Fanfreluches antidotées» (chap. 2), énigme découverte dans un « tombeau de bronze, d'une longueur incommensurable » (p. 57), censé être celui du héros.

Il s’agit d’un poème de cent douze décasyllabes, composé en huitains aux rimes croisées, qui a fait couler beaucoup d’encre… Rabelais dénonce-t-il les abus de l’église ? Annonce-t-il des temps meilleurs ?

L’énigme demeure… à tel point que bien des études « oublient » ce chapitre, absent de toutes les éditions abrégées de Rabelais. Et pourtant ! Il joue forcément un rôle puisque sa position est stratégique dans la structure en inclusion.

Voici l’analyse assez lumineuse de M. Screech (p. 178) : « L'énigme qui vient ensuite («Les Fanfreluches antidotées ») n'a pas été éclaircie de façon satisfaisante pour les lecteurs modernes; elle continue probablement à traiter du thème de l'empire. Ce chapitre est écrit dans le style des énigmes poétiques du poète de cour Mellin de Saint-Gelais. Il y a des ressemblances textuelles entre «Les Fanfreluches antidotées » et un certain poème de Mellin, sans que nous puissions dire lequel a copié l'autre. Comme il convient à un poème que l'on «trouve » dans un livre humaniste et comique de cette époque où se développait la passion de l'archéologie, il avait été découvert, nous est-il dit, lors du creusement d'un fossé à Chinon, la ville de Rabelais. Nous pouvons raisonnablement penser que «Les Fanfreluches antidotées» n'étaient pas si obscures que cela pour les lecteurs du temps : ce poème est proche du début du livre, à un moment où, normalement, n'importe quel auteur cherche à gagner et à garder l'attention de son public. Quel que soit le sens que nous puissions lui découvrir un jour, notons qu'il a son pendant dans l'autre énigme située à la fin du livre. Celle-ci a également des rapports avec Mellin de Saint-Gelais, puisqu'elle est écrite dans le style de «Merlin le Prophète», comme le fait remarquer Rabelais dans un ajout de 1543. Ces deux énigmes donnent à Gargantua un équilibre esthétique semblable à celui de Pantagruel et du Tiers Livre, dans lesquels le début et la fin présentent des similarités artistiques.

De nos jours, le caractère incompréhensible des «Fanfreluches antidotées» décourage sans doute beaucoup de lecteurs et, en particulier, ces étudiants pour qui Gargantua est peut-être le premier livre de la Renaissance française qu'ils lisent. Sans doute ne savent-ils même pas que les mandarins ne le comprennent pas mieux qu'eux. Parfois, on exclut tout simplement ces premiers chapitres des programmes de lecture obligatoire. Ce qui est compréhensible mais regrettable, car ces premiers chapitres nous entraînent au coeur même de certains aspects de la Renaissance; en outre, le divertissement qu'ils offrent est très accessible. Même un chapitre aussi obscur que «Les propos des bien yvres» (qui est constitué par une série du doctes plaisanteries) peut se révéler divertissant avec l'aide de quelques notes en bas de page »

Ainsi, l’ouvrage entier s’inscrit dans une structure énigmatique encadrant le texte. Peut-être faut-il simplement se laisser porter par l’humour des vers, sans chercher le « plus haut sens » ! Le roman se fait ici poème, et il est sûr que le sens d’un texte poétique n’est jamais univoque (cf. Jaccottet !). En tout cas, la 1ère énigme s’éclaire (au moins un peu !) à la lumière de la dernière.

2. L’énigme en prophétie » : chapitre 58

Cette énigme est présentée comme un message trouvé dans les fondations de l’abbaye, dans une «grande lame de bronze». Elle doit être mise en relation avec l’inscription mise sur la grande porte de Thélème (chapitre 54) : les forces hostiles assiègent l’abbaye, à l’inverse du beau et du bien qui règnent à l’intérieur. Le lecteur est donc amené à reconnaître dans ces ennemis tous ceux qui attaqueraient l’Evangile et son déploiement harmonieux, malgré la protection que constituent les nouveaux principes, libres et indépendants.

Le dernier chapitre s’affirme ainsi dans son caractère évangélique : c’est l’hypothèse de Michael Screech lorsqu’il commente la double signification de l’énigme :

Par conséquent, le lecteur pourrait reconnaître ici un message codé : il s’agirait bien, pour les Réformés de 1535, de résister aux persécutions, de n’être pas “scandalisés”, c’est-à-dire de garder la foi en dépit des événements, ce en quoi peuvent également les encourager les derniers vers : “Reste, en après ces accidens parfaictz / Que les élus joyeusement refaictz / Soient de tous bien et de manne celeste / Et d’abondant par recompense honeste / Enrichiz soient [...]”

L’interprétation de Frère Jean constituerait ainsi une habile échappatoire : l’auteur pourrait toujours se replier sur cette deuxième lecture, au cas où ses intentions véritables seraient percées à jour. D’ailleurs, on ne peut que noter le caractère surajouté du sens allégorique (le jeu de paume), après que le sens littéral a été défini par Gargantua (la persécution des élus) : or, ces deux interprétations sont inversées par rapport à ce que l’on attendrait, le sens religieux devant être, en principe second et non pas premier dans une parabole biblique.

D’autre part, la quasi-disparition de Frère Jean dans l’épisode de Thélème (dont il est pourtant l’abbé fondateur !) accentue l’artifice de la version finalement proposée. Selon Michael Screech, on ne pourrait comprendre ce passage que si l’on accepte de ne pas enfermer l’œuvre tout entière dans une allégorie simpliste (idée qu’annonçait déjà le prologue) et que le lecteur reconnaisse dans l’auteur «un maître dans l’art de surprendre : il est capable de quitter la scène sur la pointe des pieds et en une pirouette, à l’instant même où nous pensions le tenir. Comme Shakespeare, il mêle si étroitement le rire et les larmes que son art se trouve immensément appauvri si l’on perçoit l’un sans les autres.» Ce n’est pas le moindre des paradoxes que la nouvelle abbaye soit défendue, dorénavant, par le premier représentant du rire dans le texte.

En même temps, cette clôture de Gargantua nous offre, selon M. Screech « une des plus grandes surprises » : « après tant d’optimisme et de rire nous nous retrouvons confrontés au martyre subi par des chrétiens par amour de l’Evangile… Dans Gargantua, la haine impliquée dans l’inscription se transforme en l’or de la souffrance chrétienne ». (p. 260) : c’est bien l’interprétation de Gargantua : un appel à être prêt et à souffrir, voire mourir pour l’Evangile.

3. Une œuvre énigmatique ?

Il ne faut pas oublier que les énigmes amusantes étaient à la mode : c’était un genre plaisant à la Cour. D’où peut-être leur présence « stratégique » au début et à la fin de l’ouvrage.

Comme ces 2 énigmes, «  les propos des bienyvres » (chapitre 5), la harangue de Janotus de Bragmardo (chapitre 19) et l’inscription de Thélème (chapitre 54) ne se réduisent pas à une dimension allégorique ou symbolique. Dans la lecture de ces passages, ne pourrait-on accepter la présence d’un langage poétique, libéré de ses contraintes ? Cette langue inventive est conçue aussi pour entraîner le récepteur dans un tourbillon enivrant. Le sens n’aurait finalement d’autre justification que le jeu sur les rythmes, les sonorités, les créations verbales. Roman polyphonique, Gargantua a aussi à voir avec la poésie…

En tout cas, roman du langage, comme l’attestent la poésie scatologique insérée dans l'hymne anaphorique au torche-cul (chap. 13), le discours fait de bruit et de vide par Janotus Bragmardo (chap. 19), la liste des noms de jeux du chapitre 22 dérivant vers des jeux inconnus et inventés à cette occasion par l'auteur…

Ainsi, encadré par 2 énigmes, Gargantua les multiplie. Faut-il rire des facéties du récit ? Faut-il interpréter avec le plus grand sérieux ? La vérité n’est toujours pas univoque : il faut accepter la pluralité des lectures, source de l’extrême richesse de l’ouvrage. La vérité n’est autre que l’interrogation, le sens est toujours double et ambigu.Gargantua ne possède ni ouverture ni clôture : c’est à nous de continuer à ronger notre os à moelle !


© Muriel Avril