Quelle conception de l’Etat se dégage de la lecture du tome III des Mémoires de guerre ?
Elément d’introduction : Les Mémoires constituent le récit de l’Histoire par un homme qui y a tenu, selon lui, le premier rôle ; il construit par son récit le sens de cette histoire.
I/ De Gaulle, chef de l’Etat : un homme providentiel
- Selon quelle légitimité ?
Son action passée qui lui vaut la reconnaissance du peuple, ou de la France
p.10 : « Quant à de Gaulle, ce personnage quelque peu fabuleux, incorporant aux yeux de tous cette prodigieuse libération ». « Le crédit que m’ouvre la France, j’entends l’engager tout entier pour la conduire au salut. »
p.20 : « Il faut dire que l’apparition du général de Gaulle, parlant à une foule rassemblée […] soulevait une vague d’adhésion populaire»
p.22 : « à mon égard, la même sorte de plébiscite qui se manifestait partout. »
p.30 : « La nation… elle s’attachait aujourd’hui à de Gaulle pour échapper à la subversion comme elle l’avait fait hier pour échapper à l’ennemi. »
p.31 : « cette légitimité de salut public, clamée par la voix du peuple »
p.54 : « Entre le peuple et son guide, le contact s’est établi. Par là se trouve tranchée toute espèce de contestation, quant à l’autorité nationale. »
p.103 : « On me voyait installé à Paris et entouré de la ferveur nationale. »
p.118 : « Or, en raison de mes pouvoirs et du crédit que m’ouvre l’opinion »
p.127 : « ma primauté dans le système provisoire, […] à mon crédit services rendus et popularité, […] adhésion spectaculaire ».
p.130 : « La démarche même que vous faites prouve que tout le pouvoir m’est en charge. »
p.173 : « la confiance que le pays porte à de Gaulle. »
p.301 : « Quatre jours plus tard, la fête de Jeanne d’Arc offrit une semblable occasion à la ferveur participative. »
p.303 : « Entre les soldats ravis, le peuple pleurant de joie et de Gaulle placé au centre de la cérémonie, passait ce courant enchanté qui naît d’une grande et commune émotion. »
p.323 : « l’impression que le pays, dans son ensemble, souhaitait que je le conduise, tout au moins jusqu’au moment où il aurait ratifié ses institutions nouvelles. Il me semblait d’ailleurs essentiel, historiquement et politiquement, que ce fût fait d’accord avec moi, étant donné ce que les événements m’avaient amené à représenter. »
p.342 : « Où qu’il m’arrivât de paraître, l’assistance éclaterait en ardentes manifestations. »Mais sa légitimité doit être ratifiée par le peuple
p.31 : « Il en serait ainsi jusqu’au jour où, toute menace écartée, le peuple français se disperserait de nouveau dans la facilité. »
p.125 : « Dans l’immédiat, il est vrai, les congrès et leurs motions n’avaient qu’une importance restreinte puisque de Gaulle gouvernait et continuerait de le faire jusqu’à ce qu’il rende la parole au pays. Mais il la lui rendrait bientôt. »
p.130 : « Seul le peuple est souverain. En attendant qu’il soit en mesure d’exprimer sa volonté, j’ai pris sur moi de la conduire. »
p.214 : « Cette flamme, comment la maintenir ardente quand le vent sera tombé ? »
p.286 : « Ainsi que je l’ai promis, je donnerai donc la parole au peuple par des élections générales. »
p.289 : « Mais, si j’ai, dès l’origine, compté qu’en dernier ressort, c’est le peuple qui déciderait, je n’en suis pas moins pénétré de doute et d’angoisse quant à ce que sera l’issue. »Malgré la tentation de la dictature
p.135 : « En cette matière, comme en tant d’autres, je pris sur moi de faire ce qu’il fallait. »
p.284 : « En apparence, il me serait loisible de prolonger l’espèce de monarchie que j’ai naguère assumée et qu’a ensuite confirmé le consentement général. »
p.285 : « Seule l’armée pourrait me fournir le moyen d’encadrer le pays en contraignant les récalcitrants. Mais cette omnipotence militaire, établie de force en temps de paix, paraîtrait vite injustifiable en temps de paix. Au fond, quel fut jamais, quel peut être le ressort de la dictature, sinon une grande ambition nationale ou bien la crainte d’un peuple menacé ? […] La dictature momentanée que j’ai exercée au cours de la tempête et que je ne manquerais pas de prolonger ou de ressaisir si la patrie était en danger …»
p.338 : « à moins d’établir par la force une dictature dont je ne veux pas et qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. » - Un chef au dessus des partis
p.130 : « La France est plus large que la résistance. Or, c’est au nom de la France toute entière que j’accomplis ma mission. »
p.142, à propos de l’Académie : « Et puis de Gaulle, vous le savez bien, ne saurait appartenir à aucune catégorie, ni recevoir aucune distinction. »
p.285 : « Or, étant le champion de la France et non point celui d’une classe ou d’un parti »
p.287 : Suivant moi, il est nécessaire que l’Etat ait une tête, c'est-à-dire un chef, en qui la nation puisse voir, au dessus des fluctuations, l’homme en charge de l’essentiel et le garant de ses destinées. Il faut aussi que l’exécutif, destiné à ne servir que la seule communauté, ne procède pas du parlement qui réunit les délégations des intérêts particuliers. »
p.288 : « Que de Gaulle, ayant réussi à rassembler la nation et à la conduire au salut, doive être maintenu à sa tête, ce n’est pas leur [les partis] manière de voir. »
p.333 : « une conception générale du gouvernement et de ses rapports avec la représentation nationale […] nécessités absolues d’autorité, de dignité, de responsabilité du gouvernement »
p.342 : « cette mission que la France continuait de m’assigner, lors même que, dans l’immédiat, maintes fractions ne me suivissent pas. » - Un rempart et un recours
p.319 : « Mais, étant moi-même responsable du destin de la France… »
p.322 : « Si, décidément, le « parti » n’avait pu saisir l’occasion, c’est parce que je m’étais trouvé là pour incarner la France tout entière. »
p.324 : « Pour moi […] il me revenait d’être et de demeurer le champion d’une République vigoureuse et l’adversaire de la confusion qui avait mené la France au bord du gouffre et risquait demain de l’y rejeter. »
p.342 : « Dans le chef tenu à l’écart, on continuait de voir une sorte de détenteur désigné de la souveraineté, un recours choisi d’avance. On concevait que cette légitimité restât latente au cours d’une période sans angoisse. Mais on savait qu’elle s’imposerait, par consentement général, dès lors que le pays courrait le risque d’être, une fois encore, déchiré et menacé. »
p.343 : « Au moment de terminer ce livre, je sens, autant que jamais, d’innombrables sollicitudes se tourner vers une simple maison. »
II/ L’action de l’Etat
- L’Etat « maître chez lui » (p.49)
p.16 « Les autorités locales avaient d’autant plus de peine à dominer la situation que la force publique leur faisait gravement défaut […] commissaires et préfets de la République se trouvaient dépourvus des moyens d’assurer l’ordre. J’aurais pu, certes, les leur donner en répartissant à l’intérieur du territoire les forces venues d’Afrique. Mais c’eût été soustraire l’armée française à la bataille. »
p.49 : « Au milieu des courants qui soulèvent les passions et, au moindre fléchissement, emporteraient son autorité, il lui faut s’acquitter de deux devoirs impératifs : que la justice soit rendue et l’ordre public assuré. »
p.51 : « J’amène le gouvernement à ordonner formellement la dissolution des milices. »
p.131 : Enfin, dans le public, l’impression que les principales mesures arrêtées par le pouvoir étaient débattues au grand jour […] contribuèrent [sic] certainement à rétablir le libre cours des opinions et des sentiments qui est, en profondeur, une condition essentielle de l’ordre. […] Il fallait que la justice passe. Elle passa. »
p.169 : « Constatant moi-même quelle place restreinte et quels fades commentaires les journaux consacrent à nos troupes et ayant convoqué les directeurs pour les inviter à mettre en lumière ce qui se passe sur le front … » - « Remettre le pays au travail. » (p.47)
La libération
p.47 : «notre plan était fixé depuis Alger. […] En l’espace de quelques semaines, le gouvernement prit un ensemble de mesures qui empêchèrent que la nation s’en allât à la dérive. […] ce qui s’impose d’abord, c’est de remettre le pays au travail. Mais la première condition est que les travailleurs puissent vivre.»
p.48 : « majoration des salaires de l’ordre de 40 % ; refonte des allocations et accroissement de 50 %. Majoration modeste au regard de l’augmentation des prix. »
« Mais à quoi bon mieux payer les gens si la monnaie s’effondre et si l’Etat fait faillite ? […] il faut un grand emprunt public. […] on peut penser que c’est, en effet, un triomphe de la confiance que les Français ont en la France. »
L’ordre
p.115 : « le grand débat du siècle : la classe ouvrière sera-t-elle victime ou bénéficiaire du progrès mécanique en cours ? […] De là résulte cette évidence que […] la question sociale au premier rang de toutes celles qu’ont à résoudre les pouvoirs publics. Je suis sûr que, sans des changements profonds et rapides dans ce domaine, il n’y aura pas d’ordre qui tienne. »
p.117 : « Aussi, l’idée que les ouvriers pourraient de nouveau s’écarter de la communauté nationale était-elle odieuse au pays. Bref, rénover l’économie afin qu’elle serve la collectivité avant de fournir des profits aux intérêts particulier et, du même coup, rehausser la condition des classes laborieuses, c’est ce que souhaitait le sentiment général. / Le régime de Vichy avait essayé d’y répondre. Si, dans le domaine financier et économique, ses technocrates s’étaient conduits, malgré toutes les traverses, avec une incontestable habileté, d’autre part, les doctrines sociales de la « révolution nationale » : organisations corporatives, charte du travail, privilèges de la famille, comportaient des idées qui n’étaient pas sans attraits. Mais … »
p.118 : « il [le Parti communiste] a toutes chances de prendre la tête du pays grâce à la surenchère sociale, lors même qu’il ne pourrait le faire par la voie du Conseil de la résistance, des comités et des milices. A moins, toutefois que de Gaulle, saisissant l’initiative, ne réalise des réformes telles qu’il puisse regrouper les esprits, obtenir le concours des travailleurs et assurer, sur de nouvelles bases, le démarrage économique. […]
Les comités d’étude […] ont préparé les projets. […] En l’espace d’une année, les ordonnances et les lois promulguées sous ma responsabilité apporteront à la structure de l’économie française et à la condition des travailleurs des changements d’une portée immense, dont le régime d’avant-guerre avait délibéré en vain pendant plus d’un demi-siècle. La construction est, semble-t-il, solide, puisque, ensuite, rien n’y sera, ni ajouté, ni retranché.»
Lire les pages 118 à 121 pour la description du programme du CNR que de GAULLE reprend à son compte.
p. 120 : « Encore le plan que je me suis formé va-t-il bien au- delà de ces réformes d’ordre matériel. […] Qu’ils [les travailleurs] soient associés à la marche des entreprises ... »
p.121 : « Quant aux « politiques », […] alors qu’ils règlent leur attitude d’après les préjugés de leurs tendances respectives, ces considérations me touchent peu. Par contre, je les vois médiocrement sensibles au mobile dont je m’inspire et qui est celui de la grandeur de la France. »
p.122 : « Promouvoir les travailleurs au rang d’associés responsables. La cohésion de la France exige qu’ils réintègrent moralement la communauté nationale dont, par révolte ou par désespoir, beaucoup tendent à s’écarter. Si, au surplus, la classe ouvrière applique d’elle-même au rendement les ressources de sa capacité, quel ressort sera mis en œuvre dans l’activité productrice et, par là, dans la puissance française ! »
p.144 : « Sans doute, l’emprunt de la libération […] a-t-il évité de justesse la catastrophe […]. Mais, […], il faut maintenant tout autre chose, une politique de longue haleine. A ce sujet, doctrines et experts s’opposent. En dehors du système communiste […] et du libéralisme intégral […], nous nous trouvons devant deux théories. Les uns déclarent […], les tenants de la manière forte. […] D’autres disent : […] C’est à moi, en dernier ressort, qu’il appartient de trancher. […] Mendès France, ministre de l’économie nationale, s’identifie à la première. Pléven, ministre des finances, soutient la deuxième. […] j’opte pour la manière progressive et je repousse le blocage. / Ce n’est point que je sois convaincu par des arguments théoriques. En économie non plus qu’en politique ou en stratégie, il n’existe, à mon sens de vérité absolue. »
p.149 : « Comme il est naturel, Pierre Mendès France quitte le gouvernement, sur sa demande, au mois d’avril. […] Au demeurant, si je n’adopte pas la politique qu’il préconise, je n’exclus nullement de la faire mienne un jour, les circonstances ayant changé. »
Désunion
p.281 : « En 1939, c’est donc une France très appauvrie et équipée d’une manière vétuste qui est entrée dans la lutte. […] Comment garder l’indépendance si nous recourons aux autres ? »
p.283 : « Je me suis formé un plan qui n’est que de simple bon sens. Ce qui nous a si longtemps manqué, en fait de source d’énergie, il s’agit de nous le procurer. »
p.294 : « la question financière et économique. […] Il s’agissait, tout à la fois, de procurer au trésor des ressources exceptionnelles, de s’opposer à l’inflation et de contenir la montée des prix […] On devait, maintenant, entreprendre un nouvel effort. […] Je choisis de ne point attendre et de prendre entièrement au compte de mon gouvernement les mesures d’assainissement. / […] Mais, aussi, cette « photographie » de la matière imposable allait permettre au gouvernement d’établir sur une base solide la contribution extraordinaire qu’il méditait de lever. / […] Pour n’avoir pas adopté le plan d’extrême rigueur qu’avait proposé Mendès France, […], le gouvernement n’en était pas moins résolu à endiguer le flot ascendant. […] Deux ordonnances du 30 juin codifièrent ce qu’il fallait. L’une fixait la procédure suivant laquelle l’autorité arrêtait ou modifiait les prix. L’autre règlementait la manière dont les infractions devaient être réprimées. »
p.296 : « Une ordonnance du 15 août institua l’impôt de solidarité, destiné à régler les frais exceptionnels entraînés par le retour des prisonniers … Nous avions décidé que les ressources à obtenir seraient fournies par les possédants. En dehors d’eux, qui pouvait le faire ? »
Départ
p.329 : « Sans doute, au cours du mois de décembre, fis-je adopter par le gouvernement, puis voter par l’assemblée, la loi qui nationalisait la Banque de France et quatre établissements de crédit et instituait un conseil national de crédit … Peu après une autre loi réglait les modalités pour le transfert à l’Etat de la production et de la distribution de l’électricité et du gaz. Au cours de ces deux débats, tous les amendements démagogiques avaient pu être écartés. »
p.330 : « Cependant […] la menace d’une grève générale des fonctionnaires venait mettre brutalement en cause la cohésion du gouvernement et ma propre autorité.» - Organiser l’Etat
p.52 : « Le 12 octobre, une ordonnance fixe la composition de l’Assemblée consultative nouvelle. »
p.113 : « Le vent du changement souffle en rafales sur la France libérée. Mais la règle doit s’y imposer, sous peine que rien ne vaille rien. »
p.115 : « Mais, si le présent se traîne dans les séquelles du malheur, l’avenir est à bâtir. Il y faut une politique. J’en ai une, dont je tâche qu’elle soit à la dimension du sujet. Renouveler les conditions sociales, afin que le travail reprenne et qu’échoue la subversion. Tout préparer pour que, le moment voulu le peuple reçoive la parole, sans permettre que, jusque là, rien n’entame mon autorité. Assurer l’action de la justice, de telle sorte que les fautes commises soient sanctionnées rapidement, que la répression échappe aux partisans, qu’une fois les jugements rendus rien n’empêche la réconciliation. Remettre la France en liberté, en liquidant, toutefois, les organes qui ont servi l’ennemi. Ramener le pays vers l’équilibre économique et financier, en suscitant son activité et en lui épargnant d’excessives secousses. Gouverner à coups d’initiatives, de risques, d’inconvénients. Voilà ce que je veux faire. »
p.122 : « Mais cette conception d’un pouvoir armé pour agir fortement dans le domaine économique est directement lié à l’idée que je me fais de l’Etat. […] Pour concevoir et pour décider, il lui faut des pouvoirs ayant à sa tête un arbitre qualifié. Pour exécuter, il lui faut des serviteurs recrutés et formés de manière à constituer un corps valable et homogène dans tout l’ensemble de la fonction publique. De ces deux conditions […], la seconde me conduit à créer, en août 1945, l’Ecole nationale d’administration.»
p.154 : A la fin des débats, dans le gouvernement, s’il y a désaccord, « je formule la solution que je crois bonne. De ce fait, elle devient celle du conseil. »
p.312 : « j’abordai donc le débat constitutionnel entouré du gouvernement que j’avais reconstitué au lendemain de la libération de Paris. […] Le pays déciderait par référendum si l’assemblée serait constituante. […] Dans le cas où l’assemblée devrait être constituante, ses pouvoirs seraient réglés par la deuxième question du référendum.»
p.314 : « Le 12 juillet, par la radio, je fis connaitre au pays sur quels points il allait être consulté et ce que je lui demandais de faire. »
p.315 : « Je soulignais ce qu’il y avait de mensonger dans la comparaison que beaucoup feignaient d’établir entre le référendum que j’allais mettre en place et le plébiscite napoléonien. […] Mais il fallait que demain et plus tard, la République ait un gouvernement, que celui-ci en soit vraiment un et qu’on n’aille pas en revenir aux déplorables pratiques d’antan. »
p.316 : « Une fois encore il me fallait trancher d’autorité. […] La souveraineté du peuple, formellement établie au-dessus de l’assemblée, allait, en dernier ressort, décider des institutions. »
p.330 : « D’autre part, la satisfaction m’était donnée, le 15 décembre, d’inaugurer l’Ecole nationale d’administration, institution capitale […] jusqu’à devenir peu à peu, au point de vue de la formation, de la conception et de l’action administratives, la base de l’Etat nouveau. »
© Marina Daniélou