Couverture de la biographie hagiographique de de Gaulle par Philippe Barrès (1941)

 

Lecture des douze premiers paragraphes

L’analyse du discours de Bayeux ayant été menée, nous sommes entrés dans le texte par la lecture de l’incipit, jusqu’à la page 12, les douze premiers paragraphes, jusqu’à « l’effort de toute la nation » ; nous avons pu repérer les échos avec le discours, dans une écriture différente dans sa visée (discours politique / mémoires) ; ensuite nous avons travaillé de façon thématique en couvrant l’ensemble du texte.

  1. « La marée, en se retirant, découvre donc soudain, en se retirant, le corps bouleversé de la France. » Métaphore liminaire de la France en noyée qu’il va s’agir de ramener à la vie.

    1. Le sauveur potentiel, c’est « le pouvoir » (§2), « l’autorité centrale » (§3), « nous » (§5) en liaison/ concurrence avec « les alliés » (§5 et 7), « De Gaulle » (§7), « moi » (§8). Donc, le pouvoir, c’est « moi ».

      Selon quelle légitimité ?
      • « incorporant aux yeux de tous cette prodigieuse libération » (§7)
      • « Le crédit que m’ouvre la France, j’entends l’engager tout entier pour la conduire au salut » (§8).
      Le programme qu’il se confie à lui-même correspond à ce que l’œuvre va déployer.

    2. Si la France est une allégorie (la noyée), il n’en est pas de même pour les Français dont on peut se demander quelle relation ils entretiennent avec elle d’une part, avec de Gaulle de l’autre.

      • L’usage du pronom « nous » (§3-4-5) est ambigu : désigne-t-il les Français, ou de Gaulle seulement ?
      • La désignation des Français, au 6e § montre une relation surprenante entre eux et le chroniqueur, qui commence à s’exprimer en leur nom au discours indirect libre, usant de la polysémie du « on », mais bien vite on comprend que De Gaulle s’extrait lui-même du portrait qu’il dresse d’un peuple français naïf, comparé à « un convalescent [qui] oublie », qui se berce d’illusions, qui confond libération et fin de la guerre, la réalité avec des images d’Epinal. Le « on » du § 7 exclut bien la personne de De Gaulle lui-même, qui prête aux Français des réactions enfantines, ce qui l’amène à parler de lui à la troisième personne, dans le cadre d’un discours indirect libre : « De Gaulle, personnage quelque peu fabuleux ».
      • Ce portrait condescendant s’oppose à la posture dans laquelle il se présente lui-même : « Pour moi », § 8 « je ne m’en fais point accroire » ; « je ne puis me bercer d’illusion » : un visionnaire capable de pénétration dans la perception et d’interprétation.

  2. A l’intérieur de ce cadre idéologique, la chronique de cette année et demie prend son point de départ. On notera le souci de la précision et de l’exhaustivité. Sont donc développés tous les problèmes de transport et de communication, chiffres à l’appui, tous les noms des membres du gouvernement ainsi que de ceux qui n’ont pas été nommés.

    Le style entremêle les données factuelles dont la rigueur est arborée avec ostentation avec les commentaires qui tendent à produire le sens de l’histoire en même temps que la geste du chef qui s’élève au dessus de « la masse » par le recours aux périodes affectionnant les propositions participiales anaphoriquement accumulées (§8), le tout parsemé de métaphores ou comparaisons construites sur le modèle d’HOMERE (« comme le convalescent (…) ainsi le peuple » §6). On verra à la lecture du volume entier comment ce contraste entre la sécheresse du rapport et le style orné de celui qui s’affiche comme lettré est récurrent.

Bilan de ce premier examen des deux bornes du texte

« Le Salut » se présente comme une chronique dans laquelle le narrateur est en même temps un héros épique ; le héros d’épopée traditionnelle présente avec le peuple qu’il dirige, qu’il représente, une relation de type métonymique ; or ce n’est pas le cas ici, puisque la relation n’est harmonieuse qu’avec « une certaine idée de la France » ; avec les hommes et les femmes véritables, elle s’annonce beaucoup plus compliquée, voire conflictuelle.

Mais de Gaulle lui-même le sait bien, puisque « s'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. » C’est la cinquième phrase des Mémoires de guerre.

© Marina Daniélou