André Ribaud et Moisan (1960)

De 1960 à 1969, le journal satirique Le Canard enchaîné a publié toutes les semaines une chronique intitulée La Cour - Chronique du royaume. Les textes étaient signés d'André Ribaud, et les dessins de Moisan. La totalité de ces articles a été publiée en volume chez Julliard à partir de 1961, puis reprise en 1990.

Le premier texte présente un portrait de de Gaulle en pied, à la manière du duc de Saint-Simon, pendant que le caricaturiste Moisan de son côté s'inspire du grand portrait de Louis XIV par Rigaud.


Chapitre premier - Portrait du Roi dans sa septantième année

Le Roi est un grand homme de six pieds quatre pouces, qui avait passé septante ans, gris, avec peu de cheveu, mais beaucoup de nez et énorme, creusé de rides, raviné de sillons, qui s'était augmenté considérablement par l'âge. Long, il avait été maigre avant qu'assez de gros ne se mît à son estomac, jusqu'à lui faire la taille épaisse et fort tombée. La majesté de son air, qu'il voulait suprême en toutes circonstances, en eût été affaissée et abaissée, sous l'habit militaire qu'il se piquait de porter dans les conjonctures les plus cérémonielles, s'il n'eût eu soin de procurer le remède par une ruse légale et singulière. Dans les tout premiers jours de son second règne, il avait fait publier par Guillaumat, lors son secrétaire d'Etat de la Guerre, un règlement général prescrivant le retranchement du ceinturon de la garde-robe des officiers afin de n'avoir plus à s'incommoder lui-même d'un objet qui démasquait et tout ensemble opprimait l'excès de son embonpoint.

Dessin de Moisan

Sa physionomie promettait beaucoup d'esprit et n'était pas trompeuse ; le Roi en avait infiniment, très orné de lecture, châtié de grec, sachant mettre la plus brillante latinité au service d'un français pur, coulant, raffiné, mais que sa dissimulation naturelle lui persuadait de faire équivoquer, par calcul ou par goût, aux endroits les plus scabreux, dans tout le ménagement subtil des ombres et du clair-obscur. La parole aimait à s'assaisonner d'un sel fin, âcre, semé de poivre, et de prouesses de mots, d'expressions mordantes qui frappaient souvent par leur cruauté, quelquefois par leur justesse, toujours par leur singularité. Le débit était éloquent, facile, choisi, habile à moduler, dans une pompe et une autorité séductrices, les dissertations les plus savantes, mais qui pouvaient se relâcher soudainement en platitudes, en non-sens, en rotures de style, en grossièretés de tours les plus exécrables, et il était surprenant alors d'entendre tomber d'aussi haut des propos aussi bas.

Peu de grâce au maintien, mais un visage noble, quoique rechigné, hautain. L'oeil, fort court en vue, était d'un rond étrange comme celui d'un éléphant, sous de pesantes paupières, au milieu d'un cerne profond et noir, semblant toujours goguenarder le restant des humains quand il n'était pas simplement éteint par l'indifférence ou l'ennui de les devoir regarder. Il ne s'allumait, mais alors s'embrasait, que de cette passion de soi-même, qu'elle fût orgueil, colère, jouissance, qui consumait le Roi, car c'était un homme uniquement personnel et qui ne comptait les autres, quels qu'ils fussent, que par rapport à soi, prêt à hasarder mille fois l'Etat pour son unique grandeur. Rien dans cet oeil qui marquât jamais la bonté, la tendresse, la pitié, même la simple considération d'autrui. Entiché d'humanités, le Roi était fort peu embarrassé d'humain, et les entraînements de son coeur le laissaient toujours éloigné des lieux dont les mouvements de sa rhétorique, par parade, par politique, l'approchaient quelquefois.

Sa gloire, sa vanité, car ce sont deux choses, étaient en lui au plus haut point. Sa politesse était extrême, mais pour s'en faire rendre autant, se prenant aux louanges, aux déférences, aux ovations, avec les dernières faiblesses. Toujours sur les échasses pour la morale, l'honneur, la plus rigide probité, les sentences et les maximes : toujours le maître des conversations et des compagnies. Il parlait beaucoup, et beaucoup trop, mais si agréablement qu'on lui passa longtemps ces débordements de discours. [...].

© Julliard, 1990, pp.11-13