Hernani 1830
Articles d'Armand Carrel dans Le National
8 mars 1830
Hernani sera très incessamment publié ; tous les journaux l'annoncent ; il y aura sans doute une préface de M. Hugo ; nous saurons par elle si c'est décidément tragédie d'imagination qu'on appelle ce nouveau genre. Nous aurons enfin l'œuvre elle-même sous les yeux ; nous ne serons plus réduits à l'injustice involontaire de citer en mauvaise prose les choses exprimées par l'auteur en vers inimitables, qui tous portent son cachet, et qui, pour étonner assez l'oreille, ne se retiennent pas encore aussi facilement qu'on pourrait croire : attendons. Mais, s'il est bon de ne vouloir donner son avis que pièces en main sur le style, les idées et le fond même du drame nouveau, on peut, sans grande témérité, hasarder dès à présent un jugement sur ce qu'il y a de plus neuf, de plus surprenant peut-être dans cette triomphante apparition d'Hernani, nous voulons parler de la manière dont la pièce a été jouée jusqu'ici. Il est impossible de se faire une idée de cela quand on a vu Talma, et qu'on n'a été témoin que des classiques transports excités par Œdipe, Cinna, Britannicus.
M. Hugo aurait pour lui un public fort nombreux, si l'on en jugeait aux quatre premières représentations ;
car une majorité d'admirateurs très prononcée soutenait, à la quatrième comme à la première, les beautés
de son drame avec une énergie faite pour intimider
quiconque eût voulu laisser percer le moindre sentiment de désapprobation. Dans le temps des succès
classiques, ou prétendus tels, on n'eût pas manqué de
dire que c'était une cabale montée par l'administration,
et qu'il était indigne que l'ignoble populace des claqueurs fît ainsi violence au goût des honnêtes gens qui
payaient leur place. Mais ici il n'y a rien de semblable :
c'est du plus pur zèle d'amitié ; c'est l'admiration,
comme on dit doctrinairement, la plus sentie ; c'est de
la religion pour M. Hugo, pour la tragédie d'imagination, pour l'art en révolte contre ce qui constitue l'art,
pour une prétendue puissance de génie affranchie des
règles, et qui se passe des longues études, de la connaissance des hommes, de la pratique de la vie, toutes
choses qui se devineront à l'avenir, et qu'on n'aura
plus la peine d'apprendre. Il y a là un égarement d'esprit très réel, très certain, partagé par beaucoup plus
de monde qu'on n'aurait cru peut-être, et nous ne nous
amuserons pas à le déplorer; l'esprit humain n'a jamais
marché autrement ; aujourd'hui sensé, demain fou, il
arrive au but, cependant ; il trouve le vrai ; mais c'est
après avoir été tour à tour admirable et ridicule. Presque tous les arts sont en fausse direction depuis dix ans ;
mais, dans le spectacle des siècles, c'est un quart d'heure
de folie.
Ce qui se passe maintenant au théâtre de la rue de
Richelieu n'est donc pas le fait de cette administration qui se mourait en faisant claquer dans la solitude son
vieux répertoire et ses vieux acteurs ; c'est l'explosion
désordonnée d'une pensée qui veut renouveler l'art sous
toutes ses formes, et qui, juste au fond, s'exaspère
contre les obstacles, et veut tout à fait rompre avec un
passé que plus tard elle se verra forcée de continuer et
de modifier seulement : car il faut que ce qui était déjà bien se retrouve dans ce que l'on veut donner comme
mieux ; les progrès humains ne sont qu'à cette condi
tion ; notre civilisation actuelle n'est que le produit de
ces additions lentes. La pensée dont nous parlons, que
tout le monde a déjà reconnue sans doute, et, faute
d'autre nom; appelée le romantisme, a dû se précipiter
avec toutes ses forces du côté où elle était plus assurée
d'entrer en communication immédiate avec le public ;
elle a voulu être jugée, acceptée tout entière sous sa
forme dramatique ; elle a fait de M. Hugo, pour quelques jours, son représentant unique ; elle l'a suivi au combat, destinée à vaincre ou à succomber avec lui.
Mais, comme le Théâtre-Français n'a pas tout à fait
l'immensité des cirques du peuple-roi, M. Hugo et ses
amis ne se sont guère trouvés qu'en présence d'eux-mêmes ; la chose s'est à peu près passée en famille, et
le grand procès, qui semble jugé, n'a pas même encore été appelé.
Ainsi, à ces quatre premières représentations, un
spectateur, étonné de la violence et du peu de sens des
acclamations, eût vainement cherché ces hommes à huileuse et sinistre figure, à grandes mains et à manches écourtées, qui peuplent ordinairement la région
claire-obscure sur laquelle le lustre de l'antique Comédie-Française projette sa grande ombre ; tout le parterre, comme les stalles de l'orchestre, était plein de
gens qui jouissaient sincèrement, qui se mouraient
d'aise, qui témoignaient leur ravissement de toute la
puissance de leur âme, et non pas seulement du plat
de leurs mains. Un observateur tant soit peu répandu
dans Paris pouvait çà et là reconnaître, tantôt un de ces
artistes, qui, dans la frayeur d'être académiques comme David, ne peignent plus, sous l'habit de toutes les époques, qu'une nature d'hôpital, des os pointus, des
membres démuselés, des chairs vertes, des mines allongées, des yeux hagards ; tantôt un de ces poëtes charmants qui, une fois par an, se laissent mourir, dans un
joli volume, d'amour trompé, de désenchantement
d'imagination, de langueur indéfinissable. Chacun de
ces jeunes hommes, qui tous reconnaissent M. Hugo pour
leur maître, pour le pape de leur église, et qui s'inspirent de lui, ne jurent que par lui, était l'oracle près
duquel un groupe respectueux et plus jeune venait,
dans les entr'actes, chercher les raisons de son enthousiasme. On entendait fort distinctement quelques-unes de ces chaudes prédications, et, d'acte en
acte on voyait croître leur effet sur cette jeunesse
fashionable qui ne passe pas vingt-deux ans, et qui porte
petite barbe sous le menton, gilet ouvert jusqu'au
ventre, cravate renouvelée des incroyables du directoire,
et chapeau à la duc de Guise.
Assurément un tel public n'est pas à mettre en comparaison, comme autorité, avec les applaudisseurs de
métier. Les hommes qui comprennent M. Hugo sont
bien plus exigeants que ne le seraient les claqueurs. Il faut absolument trépigner, pleurer, rugir d'admiration
comme eux ; malheur à l'homme froid qui se trouverait
par hasard au milieu d'eux, resterait immobile sur sa banquette, aux beux endroits, et dont le visage montrerait quelque étonnement des signes de ravissement donnés à la fois par tant de monde ! Quant à du mécontentement, si rarement et si peu qu'on en éprouve, il y
aurait à le manifester un véritable danger.
Certes, nous ne réclamons pas le vieux privilège de
siffler, qu'on a cru jusqu'ici acheter à la porte ; et, s'il
y avait une circonstance où l'on dût renoncer à cette
grossière façon d'exprimer son avis, c'était à ces premières représentations d'Hernani, où un public fatigué de voir les chefs-d'œuvre de notre théâtre indignement
représentés et platement imités, était convié à venir
jouir de plaisirs nouveaux, plaisirs promis depuis dix ans
par l'école qui s'est séparée avec éclat des grands maîtres
en tous genres. On devait de la faveur à qui venait s'offrir
pour soutenir de ses épaules la voûte d'un vieux temple
que l'abandon général condamnait à périr et, si l'effort était démontré vain, d'encourageants égards attendaient
encore une présomption vaincue, mais fondée sur d'assez beaux succès, et soutenue avec des parties de talent
incontestables, une rare et forte persévérance, et l'ambition, toujours louable, d'obtenir de la gloire en se
rendant utile. En France, l'imagination et l'esprit espèrent toujours de qui cherche des routes nouvelles ; et
le désappointement qui succède assez souvent à une
attention complaisante sait toujours s'exprimer avec
des formes généreuses. M. Hugo et ses amis pouvaient
compter sur ces dispositions bienveillantes de la part
d'un public qui n'a point de routine, point d'idées fixes ; mais, au contraire, une curiosité, une mobilité extrêmes,
et qui, sûr appréciateur des bonnes choses, sait, quand
les convenances le demandent, paraître un instant dupe
des mauvaises. Quant à nous, du moins, nous aurions
vu de l'injustice et du mauvais goût à accueillir par
des sifflets une tentative aussi intéressante que celle d'Hernani ; mais il devait y avoir place aussi pour cette
opposition de bonne compagnie qui se manifeste par des
observations de voisin à voisin, le sourire, et parfois
d'involontaires exclamations de surprise. Les admirateurs de M. Hugo, en ne permettant pas même ces
légères marques d'improbation, en ont provoqué de
beaucoup plus sévères. Une telle exaltation est, par sa
nature même, incapable de se soutenir. Le temps des
rieurs viendra, et peut-être Hernani sera beaucoup
moins ménagé qu'il ne l'eût été sans l'étouffante assistance d'une amitié qui n'a su garder ni mesure ni décence.
En effet, les cris A la porte ! Taisez-vous ! A bas
les perruque ! les rococo, les imbéciles, les faiseurs de
pétitions ! n'ont cessé d'être adressés par la majorité qui avait le bonheur de jouir d'Hernani d'un boutà l'autre, à la minorité qui n'avait point d'attaques de
nerfs, et n'était point maîtresse de garder son sérieux.
Messieurs les connaisseurs du lustre n'auraient pas su
trouver, pour qualifier des dissidents, classiques ou non
classiques, ce choix remarquable d'épithètes et le ton
qu'ils y auraient pu mettre n'eût pas valu l'accent véritablement délirant avec lequel s'élançaient quelques-unes de ces injonctions de respect, si ce n'est d'admiration, pour le nouveau chef-d'œuvre.
Cependant, c'étaient des jeunes gens à figure douce,
et généralement de très jeunes gens, qui proféraient ces
exclamations furibondes. Est-ce que vraiment la contemplation passionnée des mœurs bien ou mal connues du
moyen âge endurcirait insensiblement les nôtres, et
nous ferait devenir sauvages et brutaux, de polis età peu près civilisés que nous commencions à être ? Non,
car de ces imaginations qui prennent feu à la vue
d'hommes terribles dialoguant l'épée au poing ou l'arquebuse allumée, et de femmes charmantes défendant
leur vertu par le poignard et avalant le poison avec une
grâce perdue de nos jours ; de ces imaginations, disons-nous, il n'en est pas une peut-être qui ait jamais rêvé le mal de personne. On ne parle pas des nobles dames
enlevées, des rivaux poignardés, des haines de famille
implacablement poursuivies par ces sublimes reproducteurs des habitudes du moyen âge. Des hommes qui
entrent dans le monde, des jeunes gens qui connaissent à peine la vie telle qu'elle est de notre temps, veulent
nous faire voir comment on se jouait du meurtre il y a
trois siècles ; et leurs amis, qui n'en savent pas plus
qu'eux, nous jurent, à la vue d'une scène sur laquelle on
grimace, on crie, on se roule, on se fait moribond, agonisant, cadavre, que c'est là la nature, la belle nature, la
nature prise sur le fait. Regardez-la d'un peu près, la
nature, dans ce qu'elle a de vraiment horrible ; allez
vivre quinze jours avec des hommes qui aient vieilli
dans le sang, comme on faisait au moyen âge ; allez
chercher en Corse ou dans les Calabres un véritable
brigand, et vous verrez si la stupidité la plus dégoûtante
n'est pas compagne de cette férocité de mœurs que vous trouvez si attrayante, si dramatique, et que vous mariez si bien aux sentiments, aux idées, à l'esprit de
notre époque, dans de beaux vers faits sans peine et
purgés de césures. Dans toute l'Europe moderne, sans
en excepter l'Italie, qui a eu sa civilisation à part, plus
prompte et moins perfectible, les beaux discours ne sont venus qu'après les admirables coups de poignard.
Du temps que l'on se défaisait si lestement de soi ou de
ceux qui vous gênaient, on parlait peu, mal, et dans
un langage aussi incomplet qu'obscur ; on se tuait, faute
de savoir disputer. C'est à peine si les échantillons
qui nous restent des idées et du langage du temps fournissent à l'histoire des textes suffisants et assez intelligibles. Le brillant François Ier, au moins aussi cultivé que Charles-Quint, et protecteur des arts tant célébré, écrivait :
« Tout à steure ynsi que je me vouloys mettre o lit est arryvé Laval lequel m'a aporté la certaineté du levement du siège, etc. »
Jugez de ce que devait être alors, dans la partie la
plus sauvage de l'Espagne, la politesse et le bien-dire
du seigneur brigand Hernani et de sa très fidèle maîtresse la noble dona Sol ! Nous examinerons cela d'un
peu près quand viendra la pièce imprimée. Aujourd'hui
nous voulions signaler l'attitude et les dispositions extraordinaires du public qui a presque exclusivement
assisté aux premières représentations d'Hernani. Il était temps, car probablement cet autre public, qui
n'est ni romantique ni classique, mais simplement dans
son bon sens, aura bientôt accès à son tour; et, au moment où nous écrivons, on nous assure que déjà un commencement de réaction s'opère. Nous aurions
voulu parler aussi du jeu et de la déclamation des
acteurs, autre révolution, mais celle-là vraiment digne
de compassion, car il est incroyable comment les poumons et les nerfs de MM. les sociétaires y peuvent tenir.
L'espace nous manque ; mais cela durera bien encore
quelque temps ; nous y reviendrons : l'art des Mole, des
Talma, des Fleury, vaut bien la peine qu'on ne le laisse
pas sacrifier à une manière de vociférer et de secouer
les membres, qui nous rend, sur notre première scène,
le spectacle des convulsionnaires témoignant de la sainteté du diacre Paris.
24 mars
On a trouvé sévère ce que les premières représentations d'Hernani nous ont fait dire de cette pièce. Nous
avons cru devoir peu ménager un succès que le fanatisme d'école, presque aussi intraitable que celui de
secte, imposait violemment contre le goût et la liberté d'opinion d'une portion du public très considérable, et
probablement la plus considérable. On nous a dit que
cette intempérante admiration n'avait pas reçu le mot
d'ordre de l'auteur d'Hernani ; qu'autant que nous,
peut-être, il la blàmait ; que, voué solitairement à la
poursuite d'une révolution littéraire rêvée dans un petit
cercle d'amis, jeune encore, malgré sa réputation, et
n'ayant guère vécu jusqu'ici qu'avec ses propres impressions, il avait très sincèrement désiré qu'on l'écoutât, et non pas qu'on le fit réussir ; qu'il était trop sage,
enfin, pour n'avoir pas senti qu'en ôtant la liberté aux
oppositions, on leur ôterait le calme, et que plus tard
elles éclateraient bien plus vives, bien plus difficiles à ramener.
Là-dessus, nous voudrions pouvoir nous en rapporter
tout à fait à quelques amis du poëte, romantiques pleins
de douceur dans leur foi, qui ne veulent pas qu'on batte
personne au parterre pour n'être pas de leur avis, et
qui n'ont pas attendu que les sifflets se déclarassent en
nombre pour trouver que chacun devait être libre d'aimer ou de ne pas aimer la tragédie d'imagination.
Assez heureux, quant à nous, pour avoir condamné les
représailles avant qu'elles vinssent, et lorsque l'inconvenance et la brutalité étaient encore tout du côté des admirateurs, nous avions su aussi ne pas confondre ce
qui, dans nos jugements, devait être séparé, le poëte
et l'école, la pièce et le succès. Sur l'école et le succès,
il y avait à dire quelques vérités un peu rudes, et nous
les avons dites ; au poëte, nous n'avons attribué, dans
cet étrange succès, que sa part de poëte, c'est-à-dire
sa pièce ; sur l'œuvre, enfin, nous n'avions hasardé qu'une première impression, aimant mieux, disions-
nous, nous en rapporter à la lecture. Nous avons lu,
très attentivement lu, et nous venons tenir parole.
Les amis d'un poète sont fort bons à entendre quand il s'agit de son caractère et de ses qualités privées, de ses habitudes d'artiste, de ses sentiments d'homme, enfin de l'indifférence plus ou moins grande avec laquelle il peut abandonner à leur sort ses compositions à peine achevées ; mais, pour éclairer la critique sur une production telle qu'Hernani, ces intéressantes particularités ne valent pas, à beaucoup près, une courte et modeste préface d'auteur. C'est bien peu que cinq ou six pages, sans titre d'avertissement ni de préface, placées en tête d'un drame nouveau. On s'attendaità une poétique tout entière, plutôt qu'à un bulletin de la grande victoire romantique ; mais, si peu que ce soit, M. Hugo est là tout à fait lui, tel qu'il lui convient de se donner au grand nombre, à la postérité, peut-être, et non pas à tels ou tels de ses adversaires il est là forcément l'homme de son système, le poëte dont les sublimités ont mis tout hors d'elle-même la nouvelle école, et qui manquerait à cette école s'il n'acceptait pas sa maladive admiration comme celle du public même. Toute notre malveillance pour M. Victor Hugo se bornera à le laisser parler en courant, comme il fait de lui, de ses amis, des croyances, des idées, des raisons sur lesquelles se fonde la prétendue nécessité d'une révolution littéraire. Entre beaucoup d'assertions extrêmement curieuses, non pas démontrées, ni même développées, mais posées simplement, et, selon toute apparence, sans le moindre soupçon qu'il puisse se présenter personne pour les contredire, nous prenons presque au hasard celles qui suivent.
« Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est que le libéralisme en littérature.
Bientôt le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel tendent d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques...
La liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle et prévaudra.. Ces ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme littéraire ? A peuple nouveau, art nouveau...
Elle saura bien avoir sa littérature propre, et personnelle et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance...
Le principe de la liberté, en littérature, vient de faire un pas... Un progrès vient de s'accomplir, non dans l'art, mais dans le public... Cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut que désormais la poésie ait la même devise que la politique : TOLÉRANCE ET LIBERTÉ.
Maintenant vienne le poëte ! il y a un public. »
Vienne le poëte ! Quoi ! serions-nous encore en attente ; et l'orageuse apparition d'Hernani ne serait-
elle qu'un prélude ? Vienne le poëte, dit M. Hugo ;
vienne l'homme qui inscrira son nom sur la colonne de
la révolution après ceux de Mirabeau et de Napoléon !
Les amis de M. Victor Hugo assurent que ce poëte est
venu, que ce troisième astre de gloire et de liberté a lui
sur la patrie. N'ont-ils pas tressé les couronnes ? N'ont-ils pas cherché partout, dans les loges, dans les couloirs,
dans les escaliers, ce glorieux rénovateur qu'ils voulaient emporter sur leurs épaules, et qui s'enfuyait pour
n'être pas étouffé dans son triomphe ! M. Hugo ne s'en
souvient plus. Il rend grâces à cette JEUNESSE PUISSANTE qui a porté aide et faveur à l'ouvrage d'un jeune homme
sincère et indépendant comme elle. Mais il a l'air de
croire qu'elle s'est méprise dans son enthousiasme, et
que le véritable régénérateur de l'art n'est pas venu. Ainsi, ce n'est pas lui encore qui peut accomplir cette
révolution tant promise ; ce n'est pas non plus l'élégant
traducteur d'Othello, ni le désolé Joseph Delorme, ni
l'admirable M. Musset, qui voit la lune au bout d'un
clocher comme un point sur un i ; ce ne sera pas non
plus l'infortuné Dovalle, qui vient de mourir tout exprès pour tromper les grandes espérances qu'on fondait sur lui : un poëte s'élèvera, plus étonnant que tout
cela ; M. Hugo ne dit pas quand.
Mais revenons à cette heureuse et indissoluble fraternité du libéralisme et du romantisme dont nous ne nous
doutions pas, et qui nous est révélée par l'auteur d'Hernani. Si cela n'était imaginé par un solitaire étranger
aux choses du monde politique, on pourrait bien crier à la perfidie ! Quel facile et beau succès ne serait-ce
pas en effet pour la tragédie d'imagination si l'on
persuadait à tout ce qui veut la liberté en France,à trente-deux millions de Français, comme on dit tous
les jours, qu'ils sont romantiques ? Et quelle bonne vengeance ne serait-ce pas tirer aussi des hommes qui veulent conserver l'hémistiche, l'expression vraie, la rime
riche, le vers sans chevilles, le substantif sans plats adjectifs, si, en les assimilant aux ultras, on pouvait faire
qu'ils fussent méprisés, haïs, repoussés de partout comme ultras ? Mal nous prendrait, à nous qui croyons
aimer la liberté politique autant que personne, de nous
souvenir de Voltaire, de Bossuet, de Pascal, de Racine,
quand on nous dit qu'il faut sortir des formes littéraires
du régime despotique, et apprendre comme parlent et
sentent les hommes libres ; il nous faudrait bientôt
céder au torrent du romantisme populaire, ou bien
aller tendre à M. Dudon une main fraternelle ; à ce
compte, qui voudrait s'avouer classique ?
Une si ridicule confusion de choses, faite à dessein,
et pour aller seulement aux grosses intelligences, pourrait se concevoir ; mais, débitée avec l'air, le ton de la
conviction, et par un homme d'esprit, vraiment c'est
incroyable. Notez que, si la politique et l'histoire pouvaient avoir affaire le moins du monde dans une simple
question d'art et de goût, le romantisme se trouverait être cousin germain de l'émigration, et non pas fils de
la révolution, comme il se dit être. En effet, la révolution n'a laissé après elle rien de ce qu'elle a dû renouveler ; elle a essayé toutes les réformes à la fois, et n'a
manqué aucune de celles qui étaient désirées par la raison ; elle a poussé jusqu'à ses derniers termes la liberté absolue du langage et de l'art ; elle en a usé un instant
comme de toutes les autres libertés ; les feuilles d'Hébert, les procès-verbaux de certaines assemblées, et le
catalogue des monstruosités qui se débitaient alors sur
le théâtre, en font foi. Mais, de toutes les folies auxquelles la révolution a été entraînée, il n'en est point
dont elle soit revenue et dont elle ait rougi plutôt que
de celle-ci. La langue, telle que Montesquieu, la Fontaine, Fénelon, Rousseau, l'avaient écrite ; l'art, tel que
Voltaire, Corneille, Racine, Despréaux, Beaumarchais,
l'avaient compris, eurent retrouvé bientôt leur empire.
Au contraire, le goût des littératures étrangères et les
premières velléités du romantisme naissaient, dans le
même temps, parmi ceux qui avaient fui le sol français. Il
n'y a pas plus de quatre ou cinq ans que le romantisme
a perdu le caractère un peu ennemi de la révolution
qu'il devait à cette origine. La première feuille qui s'est
déclarée pour lui, feuille distinguée et assurément très
libérale, ne s'est rattachée à lui que par des théories,
et ce qu'il a produit de plus remarquable, il l'a dû aux
inspirations monarchiques et religieuses ; pour tout dire,
enfin, ce n'est guère qu'après avoir servi la cour et
s'être un peu brouillé avec elle, qu'il s'est avisé de venir
réclamer la voix puissante du peuple. Mais, en changeant de camp, le romantisme changeait nécessairement d'amis ; il perdait d'un côté et gagnait de l'autre ;
les hommes des deux écoles se sont mêlés, et la physionomie politique primitivement propre à chacune d'elles
a disparu : aujourd'hui, il n'y a plus en présence que
des gens concevant l'art de telle façon ou de telle autre.
Nous ne voudrions donc pas, imitant l'exemple qui nous
est donné, mêler à une querelle, après tout peu sérieuse, des haines malheureusement trop profondes,
trop graves, trop justes, pour qu'il soit permis de les
transporter là où elles ne sont point ; nous n'appellerons pas le bon droit politique au secours du bon goût
littéraire ; nous ne renverrons point à M. Hugo et aux poëtes de son école l'épithète d'ultras ; cela ne serait ni
courageux ni vrai. Les hommes les plus opposés en politique se rencontrent tous les jours dans les mêmes
préférences littéraires ; nous voyons la liberté, les droits
du pays, les lumières du siècle, défendus avec les
formes de l'ancienne scolastique, et le despotisme, la
servitude, l'ignorance vantés et recommandés dans la
langue de Voltaire.
Puisqu'on veut que nous nous intéressions à la liberté dans l'art, comme à la liberté dans la société, on ferait
bien de nous dire en quoi cette liberté de l'art peut importer à ceux qui, ne faisant ni poëme ni pièces de
théâtre, n'ont jamais éprouvé la tyrannie des règles en
vigueur sous l'ancien régime. On assure que la voix
puissante du peuple a demandé l'abolition de la césure
; qu'elle s'est élevée contre les unités d'Àristote, comme
autrefois contre les gabelles et les droits de main-
morte. Ce peuple est vraiment bien étonnant. Que
tout le monde se soit ému, il y a quarante ans, pour
obtenir des libertés qui devaient être à l'usage de tout
le monde, à la bonne heure ; et il n'est personne, du
moins aujourd'hui, qui, pour sa part, n'ait gagné à ce
qu'il n'y ait plus de dîmes, de corvées, de droits féodaux, de Châtelet, de Bastille, de lettres de cachet, de
lit de justice. Chacun va, vient, à peu près comme bon
lui semble écrit, lit, pense, croit ou ne croit pas, selon
qu'il lui plaît, et rien de tout cela ne se pouvait sous
l'ancien régime. Mais qu'est-ce que la liberté dans l'art,
la révolution dans les formes littéraires, ajouteront à la
liberté et au bien-être de chacun ? Sera-ce que, la
composition devenant chose beaucoup plus facile, plus de gens pourront arriver sans étude à la poésie, et
vivre honnêtement du libre exercice de leur génie ?
Mais les lettres ne sont point formées en corporation ; écrit qui veut, se fait lire qui peut ; toute la tyrannie
est dans la saine et majeure partie du public, qui approuve ou n'approuve pas, achète ou n'achète pas.
Nous ne voyons pas comment réformer cela. Et puis,
s'il faut absolument que l'art soit mis chez nous en harmonie avec les institutions, et que nous ayons une
poésie, un théâtre, peut-être même une peinture selon
la charte, pourquoi donc le romantique Shakspeare
ne serait-il pas venu, en Angleterre, sous le beau règne
de George III, dans le temps où florissaient les Burke,
les Pitt, les Fox, les Sheridan ? Pourquoi ce Sheridan,
homme passionné, grand esprit, beau génie, n'a-t-il
fait qu'une comédie de second ordre, tandis que Shakspeare a pu inventer et faire mouvoir à lui seul tout
un monde dramatique, dans le temps qu'Élisabeth la
superbe faisait mettre à genoux les communes, tuait
Marie Stuart, tuait ses amants, tuait les puritains, les
papistes, tout ce qui était un peu plus ou un peu moins
protestant que son glorieux père Henri VIII ? C'est
qu'entre l'art et la liberté, il n'y a pas le moindre engagement ; c'est que la liberté appelle, distingue, occupe
le génie ; la tyrannie le laisse à lui-même, et c'est alors
qu'il est artiste. On fera bien longtemps appel à la voix
redoutable du peuple, avant qu'elle vienne détruire ce
fait si simple et nous faire une révolution romantico-
libérale.
Et la censure dramatique, nous dit M. Hugo, la censure exercée par M. Briffaut, n'est-ce pas là une véritable oppression ? Oui, sans doute, c'en est une mais
elle ne donnera pas encore le peuple à l'école nouvelle.
Le peuple va chercher ses plaisirs à la Gaîté, à l'Ambigu, au Cirque, à la Porte-Saint-Martin ; on lui montre
de francs militaires, des épouses chastes et délaissées,
des époux dérangés et tyrans, des jeunes gens qui s'aiment et dont on retarde le bonheur, des scélérats bien élevés, timides dans le crime, repentants après, et
d'autres qui n'ont ni principes ni remords. Le peuple
ne sait pas si la censure dramatique le prive de quelques-unes de ces émotions qu'on peut lui procurer avec
ces moyens. Chez lui terreur et pitié s'obtiennent facilement, et il trouve qu'on l'épouvante et l'attendrit
assez comme cela ; il n'en veut pas à M. Briffaut. Quant
au public des Variétés, du Gymnase, des Nouveautés,
du Théâtre-Français, du Vaudeville, il rirait peut-être
de plus d'un trait malicieux que la censure fait disparaître, par égard pour les puissances ; mais l'art y perd-il beaucoup ? C'est une question. Pour ce qui est des
anciennes formes littéraires et des nouvelles que l'on
propose, la censure ne craint guère moins les unes
que les autres; et, si Tartufe, Œdipe, Mahomet, Figaro,
et quelques parties d'Athalie, étaient encore à faire, on
verrait quelle est sa tendresse pour le classicisme. Ce
n'est point au nom de Boileau, mais de M. Mangin,
que se rend cette secrète justice des ciseaux, et l'examen d'Hernani nous prouvera que l'estimable M. Briffaut ne fait point sérieusement la guerre aux hardiesses
de composition et de style qui distinguent l'école nouvelle. Il n'a pas empêché M. Hugo d'avoir un cinquième acte de supplément et un drame sans drame ; il lui a
laissé latitude complète de lieu, de temps, d'intérêt ; il
lui a même permis des tirades contre la tyrannie, des
sentences politiques, énergiques, philosophiques, toutes
choses que le classicisme semblait avoir usées de façon
qu'on n'y revînt jamais. Avec tant de libertés de toutes
les sortes, qu'a fait M. Hugo ? Nous le verrons. Sa
préface nous a occupé jusqu'ici ; ce n'est pas trop
nous y être arrêté, car tout ce que nous avons dità l'occasion d'Hernani s'appliquera à beaucoup de productions du même genre, et nous n'aurons plus à revenir sur la question principale : la liberté dans l'art
réclamée au même titre que la liberté dans la société.
Tout le mal est dans cette confusion, et M. Hugo est la
preuve de toutes les extravagances auxquelles un
homme capable de faire de belles choses peut être
entraîné par elle.
29 mars
Nous ne pouvons nous livrer à l'examen littéraire d'Hernani sans revenir un peu sur le compte que nous avons rendu de cette pièce lors de la première représentation. Comme c'est aux situations à déterminer le caractère du style, pour juger le style il faut rappeler les situations. La pièce, au reste, a déjà été tant jouée, tant parodiée, tant critiquée, tant vantée, que nous pourrons nous borner à de rapides esquisses, certain que la plupart des lecteurs connaissent déjà ce dont nous parlons. Ou sait donc assez généralement qu'Hernani est le fils proscrit d'un père assassiné par sentence du roi d'Espagne, père de Charles-Quint. Ce roi est mort, mais Hernani tout jeune a fait serment de venger sur le fils la tyrannie du père. Il a grandi caché dans les parties les plus âpres de l'Espagne ; il y a pris les mœurs, la vie, l'habit d'un brigand des montagnes ; il est devenu chef de bande, et rassemble quand il veut, au son d'un petit cor qui ne le quitte jamais,
... Ses rudes compagnons,
Proscrits dont le bourreau sait d'avance les noms,
Gens dont jamais le fer ni le cœur ne s'émousse,
Ayant tous à venger quelque sang qui les pousse.
Ainsi, bandit par choix, ayant son torrent, son bois, sa montagne, qu'il affectionne particulièrement, aimant aussi la faim, la soif, le froid, la dure, la liberté, la misère, et jouissant à souhait de toutes ces choses
Dans des rocs où l'on n'est que de l'aigle aperçu,
Hernani ne forme que deux désirs au monde : 1° tuer de sa main, quand il pourra le rencontrer, le jeune roi Carlo s; 2° s'emparer d'une jeune dame espagnole dont il a fait connaissance on ne sait comment. C'est dona Sol, nièce et pupille de don Ruy de Sylva,
Riche homme d'Aragon, comte et grand de Castille.
... Un bon seigneur caduc,
Vénérable et jaloux.
Ce don Ruy de Sylva, comme tous les tuteurs passés, présents et futurs, veut épouser sa pupille, et sa raison, à lui, c'est que
Le monde trouve beau,
Lorsqu'un homme s'éteint, et lambeau par lambeau
S'en va, lorsqu'il trébuche au marbre de la tombe,
Qu'une femme, ange pur, innocente colombe,
Veille sur lui, l'abrite, et daigne encore souffrir
L'inutile vieillard qui n'est bon qu'à mourir.
Mais dona Sol est comme toutes les jeunes filles ; quoi qu'en puisse penser le monde, elle aime mieux
Un jeune oiseau,
A l'aile vive et peinte, au langoureux ramage,
Qu'un vieux dont l'âge éteint la voix et les couleurs.
Elle aime donc Hernani ; elle ne le connaît que pour un brigand montagnard vaillant et généreux ; c'est égal, la plus heureuse conformité de goûts les a préparés l'un pour l'autre ; ces choses-là ne s'expliquent pas. Son penchant lui dit qu'elle serait très bien avec Hernani,
Errante, en dehors du monde et de la loi,
Ayant faim, ayant soif, fuyant toute l'année,
Partageant jour à jour sa pauvre destinée,
Abandon, guerre, exil, deuil, misère et terreur.
Voilà déjà trois des personnages principaux, Hernani, dona Sol, don Ruy de Sylva, et l'on voit ce qu'ils
sont l'un à l'autre.
Maintenant, puisque Hernani veut absolument tuer
le jeune roi Carlos ou Charles, pourquoi celui-ci ne
viendrait-il pas s'offrir de lui-même au coup qui le menace ? Il y a une raison, et même une raison historique,
pour que cela arrive. Le roi Charles, dans sa jeunesse, était un libertin effréné, s'en prenant à toutes les
femmes, ne s'arrêtant à aucune, et les enlevant de
force quand elles voulaient demeurer fidèles à leurs
amants ou à leurs maris. Comment une aussi jolie
personne que dona Sol n'aurait-elle pas son tour avec
un prince aussi amoureux de changement et aussi entreprenant que don Carlos ? C'est ce qui se voit au lever
du rideau. Voilà donc, entre Hernani et le jeune roi
Carlos, deux haines pour une ; voilà deux rivaux pour
un au vieux Ruy de Sylva ; voilà dona Sol poursuivie
par trois hommes également ardents, et dont le plus
vieux, capable encore, malgré son âge de soixante ans,
de ressayer son harnais de bataille, dit fièrement aux
plus jeunes
Sinon le bras, j'ai l'âme.
Aux rouilles du fourreau ne jugez pas la lame !
Dona Sol, cependant, à qui don Carlos, toute nièce qu'il la sait être d'un grand d'Espagne, adresse l'étrange compliment
Qu'on voit dans sa belle âme
Tant d'amour, de bonté, de nobles sentiments,
Qu'à coup sûr elle en peut avoir pour deux amants ;
Dona Sol, disons-nous, est incapable de se partager,
et tient à Hernani au moins autant que chacun des trois
prétendants tient à elle. Évidemment, cela ne peut finir
sans qu'il arrive malheur à quelqu'un.
Autre chose maintenant. Il est question d'élire un
empereur, et le jeune roi Carlos a les prétentions les
plus fondées. Tandis qu'Hernani a deux intérêts, un
amour et une vengeance, don Carlos en a deux aussi,
un de débauche et un d'ambition, et il est homme à les mener de front et à trouver du temps pour tout.
Si nous ne nous trompons, il y a trois données bien distinctes, trois intérêts, et nous ne nous en plaindrons pas si la pièce est trois fois amusante comme une pièce ordinaire :
1° Trois galants : un bandit que l'échafaud réclame
Puis un duc, puis un roi, d'un même cœur de femme
Font le siége à la fois. L'assaut donné, qui l'a ?
2° Hernani, qui s'est fait brigand par piété filiale,
immolera-t-il ou n'immolera-t-il pas le roi Charles
aux mânes paternels ?
3° Don Carlos, qui touche à l'empire et le trouve à son gré, l'aura-t-il, ne l'aura-t-il pas ? Le verra-t-on
Seul debout, au plus haut de la spirale immense,
D'une foule d'États l'un sur l'autre étagés
Formant la clef de voûte, ayant sous lui rangés
Les rois, et sur leur tête essuyant ses sandales ?
Assurément, ce n'est pas la matière dramatique qui manque ici. Sous l'ancien régime littéraire, où de timides génies avaient pour précepte : « Peu de matière et beaucoup d'art, » on se serait effrayé d'avoir tant de choses à développer en cinq actes. Alors on faisait cinq actes de tragédie sur cette simple donnée : « L'enfant Joas, caché et nourri dans le lieu saint, en sortira-t-il pour monter au trône de David, son héritage ?» On faisait cinq actes de comédie non moins pleins sur cette autre donnée : « Monsieur Tartufe, qui s'est impatronisé dans une famille où tout le monde est édifié de lui, poussera-t-il la sainteté jusqu'à s'emparer de la femme, de la fille et des biens de son hôte ? » On trouvait moyen d'écrire cela dans un langage admirable, constamment soutenu au ton voulu par la nature même des intérêts mis en action ; imposant le recueillement, le respect, l'aflliction comme les vicissitudes mêmes du peuple de Dieu; familier, vif, dégagé, franc, comme le mouvement de la vie privée, mais pas plus bas qu'elle. Sans mêler le comique et le tragique, sans plaquer à tort et à travers des bouts de pastorale, d'idylle, d'épître philosophique, des tirades descriptives ou des strophes lyriques, on parvenait à entretenir l'attention, la curiosité, la sympathie des spectateurs, et les personnages ne disaient rien absolument que ce qu'ils devaient dire dans leur situation. La tragédie d'imagination, digne on ne peut plus de son titre, avec trois données, arrive à peine à compléter quatre actes. Ainsi, à la fin du quatrième acte, la rivalité dont dona Sol était l'objet est terminée par la victoire de l'un des prétendants ; et celui-ci, qui visait à l'empire en même temps qu'aux faveurs de dona Sol, ayant obtenu l'empire, s'était dit noblement
Tes amours, désormais, tes maîtresses, hélas !
C'est l'Allemagne, c'est la Flandre, c'est l'Espagne.
Alors le sujet était épuisé, le drame accompli, et, si
le public n'est prévenu, il va s'en aller, pensant avoir
tout vu, tout entendu, laissant tous les personnages de
la pièce heureux, à l'exception du vieux tuteur ; et
celui-ci se résignera, sans doute, comme tous les tuteurs dont l'amour est immolé, berné, sifflé journellement sur les théâtres.
Mais la nouvelle école connaît bien mieux le cœur
humain. Et d'abord, tout intérêt pour deux jeunes
amants cessera-t-il du moment où les obstacles qui les
empêchaient de s'unir n'existeront plus ? Est-ce qu'on
ne s'est pas surpris mille fois à se demander, quand la
toile se baisse sur un de ces heureux couples, pour ne
se plus relever ; si cette suprême félicité durera toujours ; si elle durera seulement quelques années, quelques mois ? Eh bien c'est ce doute qu'il faut exploiter ; il promet des surprises, des retours à déchirer les âmes
les plus dures. Par exemple, si dona Sol et Hernani ne
doivent pas être heureux en ménage, pourquoi ne pas
montrer cela dans un cinquième acte ? Bien plus, si,
renchérissant encore, on peut faire que ces jeunes époux n'arrivent pas seulement jusqu'au lit nuptial,
quel ne sera pas le désespoir des spectateurs, tout à l'heure si enchantés de les voir s'appartenir l'unà l'autre, et non plus comme de misérables proscrits,
mais nobles, brillants, magnifiques et comblés des faveurs du plus grand prince de la terre ? Il faut donc
faire un cinquième acte ! On a dit que c'était un défaut,
et beaucoup de personnes, même en admirant Hernani, l'ont pensé. C'est, au contraire, un effet profondément
calculé, une beauté jusqu'ici inconnue, une découverte
dramatique. Si Beaumarchais, qui, dit-on, a fait entrer
l'imagination dans la comédie, comme M. Hugo dans
le drame tragique, s'en fût douté, il n'eût pas manqué de faire de sa Mère coupable le cinquième acte du
Barbier de Séville. Mais l'art ne marche qu'à pas lents ;
Beaumarchais avait encore un pied dans l'ancien régime !
Admirez maintenant la catastrophe imprévue de ce
cinquième acte. Voilà qu'entre la signature et le coucher de la mariée, à l'instant où les feux du bal de
noces commencent à s'éteindre, à l'instant même où les deux époux ont cherché le frais et l'écart, et où la
pudeur de dona Sol ne sait plus opposer à l'impatience
d'Hernani qu'un tout à l'heure trois fois répété et fort expressif, voilà, disons-nous, que survient l'oncle, à qui
Hernani voulut bien promettre de mourir à première
sommation quand dona Sol serait retrouvée. Pas un spectateur, peut-être, n'avait prêté attention à cet incroyable pacte, et Hernani l'avait oublié lui-même. Un
horrible dialogue, mais horrible d'absurdité, s'engage,
dans lequel le vieux frénétique exige, sans délai, sans
remise, qu'on lui livre une vie dont il se dit propriétaire, tandis que le jeune homme, sans oser nier la
dette, se perd à chercher des raisons de mauvais payeur
pour gagner du temps, un temps qu'il emploiera on
n'ose dire comment, tant la seule idée de ces voluptés
goûtées sur la tombe entr'ouverte est révoltante pour
les sens. Enfin les deux jeunes gens se décident à avaler ensemble le poison, après avoir essayé vainement
de fléchir l'atroce imbécile qui les veut voir expirer
pour être bien sûr qu'on lui tient parole. Ils meurent
donc, ces deux fiancés, en passant par des convulsions,
par des déchirements d'entrailles, des crampes moribondes, dont Firmin et mademoiselle Mars se sont étudiés à graduer l'horreur. Des tortures, des cris qui
feraient trop mal à voir et à entendre dans une salle
d'hôpital, on s'en repaît sur notre premier théâtre, et
la toile, qui s'était levée, à ce dernier acte, sur les féeries d'un bal d'opéra, s'abaisse sur un spectacle digne
de la Morgue. C'est là précisément le beau, nous dira-t-on ; c'est ce contraste qui est sublime ; c'est à ménager
de pareils effets qu'il y a du génie. Et puis, voilà l'honneur castillan, voilà comme en Espagne, du temps de
Charles-Quint, on savait mourir, plutôt que de trahir
un engagement sacré Eh bien, amusez-vous !
Nous ne pouvons pas nier que, dans une autre planète que la nôtre, dans Saturne ou dans Jupiter, l'honneur ne fasse faire de telles choses mais, sur notre globe, pour le peu que nous le connaissons, il nous semble que rien de sembiable ne peut se voir. Tout au plus l'admettrions-nous des plus insensés habitants de Bedlam ou de Charenton, si, par prudence, on ne les gardait à vue. C'est trop que de payer par une telle méconnaissance du vrai, du probable, du possible, la liberté de l'art, la latitude illimitée de l'invention. Et ici nous citerons l'opinion d'un homme qui paraît avoir trouvé, en faveur de ses défauts, grâce et crédit auprès de la nouvelle école, celle du vieux Corneille. Il n'était que trop porté, pour sa part, à tomber dans l'oubli des vraisemblances ; mais, après y avoir bien réfléchi, après avoir beaucoup inventé pour le théâtre, il disait :
«Les grands sujets qui remuent fortement les passions et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir ou auxtendresses du sang, peuvent aller au delà du vraisemblable ; mais ils ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, s'ils n'étaient soutenus, ou par l'autorité de l'histoire, qui persuade avec empire, ou par la préoccupation de l'opinion commune, qui nous donne ces mêmes auditeurs déjà tout persuadés. Il n'est pas vraisemblable que Médée tue ses propres enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu'Oreste poignarde sa mère ; mais l'histoire le dit, et la représentation de ces grands crimes ne trouve point d'incrédules. Il n'est ni vrai ni vraisemblable qu'Andromède, exposée à un monstre marin, ait été garantie de ce péril par un cavalier volant qui avait des ailes aux pieds ; mais c'est une fiction que l'antiquité a reçue, et, comme elle l'a transmise jusqu'à nous, personne ne s'en offense quand on la voit sur le théâtre. Il ne serait pas permis, toutefois, d'inventer sur ces exemples. Les sujets viennent de la fortune qui fait arriver les choses, et non de l'art qui les imagine. La fortune est maîtresse des événements, et le choix qu'elle nous donne de ceux qu'elle a faits enveloppe une secrète défense d'entreprendre sur elle et d'en produire sur la scène qui ne soient pas de sa façon. Aussi les anciennes tragédies se sont arrêtées autour de peu de familles, parce qu'il était arrivé à peu de familles des choses dignes de la tragédie.»
Voilà ce que le vieux Corneille, avec son expérience
et son sens profond, était arrivé à reconnaître, et il ne
craignait pas, après cela, de condamner celles de ses
pièces où il s'était écarté de ces saines notions. Nous ne
demandons pas qu'on en revienne aux éternels Atrides,
et que, par respect pour l'antiquité, on s'en tienne là sans oser rien inventer après elle ; mais la difficulté d'inventer est extrême ; elle est aujourd'hui plus grande
que jamais. Nous voudrions qu'on se persuadât de
cela; que l'on ne se prît pas pour un homme de
génie parce qu'on s'abandonne à la faculté d'imaginer, faculté égale chez presque tous les hommes, et
qui, comme toute autre faculté, n'est puissante qu'autant qu'elle est réservée et réglée. Un pacte tel que
celui du troisième acte d'Hernani, un dénouement tel
que celui du cinquième acte, sont choses trop incroyables pour qu'on puisse se permettre de les présenter à
des spectateurs dans leur bon sens, comme le type des
catastrophes auxquelles pouvait donner lieu, il y a trois
siècles, le sentiment exagéré de l'honneur castillan. Mais, nous dit-on, cette fable n'est point de pure invention : elle a un fond vrai, et M. Hugo l'a déclaré lui-même dans les journaux. Et quand il serait vrai qu'on
pût lire dans quelque vieux et poudreux almanach l'histoire d'un homme qui aurait promis de s'empoisonner
quand son ennemi ferait entendre un signal convenu,
cet obscur récit de ce qui a pu se passer entre deux aliénés, on ne sait ni quand ni où, a-t-il le degré d'authenticité que recommandait tout à l'heure, par de si
bonnes raisons, notre vieux Corneille ? Peut-on tirer de
là une peinture de mœurs qui appartienne d'une manière
assez générale à un pays, à une époque quelconque ?
Peut-on dire que ce soit là l'honneur castillan ? Nous
mettrions volontiers M. Hugo au défi de publier l'anecdote dont il s'est inspiré ; et, si jamais il y a eu, en Espagne ou ailleurs, un sentiment général, une frénésie
d'honneur qui puisse autoriser le cinquième acte d'Hernani, nous dirons que c'est une belle chose que cette catastrophe. En attendant, il nous sera permis de
trouver que M. Hugo n'a peint que des insensés, et,
malheureusement pour lui, des insensés conséquents
avec eux-mêmes d'un bout de la pièce à l'autre. Chaque
rôle mérite bien une étude à part ; nous la ferons.
On ne peut attaquer par trop d'endroits à la fois une
production pareille, quand on voit, par la préface des
Consolations, la déplorable émulation qu'elle peut
inspirer à un esprit délicat et naturellement juste.
Armand Carrel, Le National, 8, 24 et 29 mars 1830
On pourra consulter les originaux sur Gallica :
- Armand Carrel, Le National, 8 mars 1830
- Armand Carrel, Le National, 24 mars 1830
- Armand Carrel, Le National, 29 mars 1830
Pour contextualiser, voir l'article de Jean Gaudon dans Europe, mars 1985.