Hernani 1974
Le vrai « Hernani »
Vingt ans ont passé depuis la dernière représentation d'Hernani à la Comédie-Française. Elle fut, cette représentation, conforme à certaines règles de goût : panache, couleur, enjouement. Mais, depuis vingt ans, on sait quels événements ont secoué notre pays, notre théâtre, et la part qu'a prise la jeunesse dans ces volontés de changement. Nos barricades culturelles ont eu un précédent célèbre : la bataille d'Hernani. Pierre Dux a eu l'idée très juste de demander à un banni notoire, Robert Hossein, de nous restituer l'Hernani d'Hugo pour la première fois dans sa totalité, et dans la lumière, non pas colorée mais assez noire et dramatique, où l'on vit la jeunesse de février 1830 s'opposer à la réaction.
L'une des œuvres les plus fortes d'Hugo, Hernani restait, en fait, inconnue. On ne l'avait jamais jouée, jusqu'à ce jour, en entier. On l'avait un peu cachée sous un maquillage bonhomme, imagé. Et puis il y avait cette bataille d'Hernani, qu'on avait amoindrie aussi dans les manuels, qui était devenue une sorte d'énorme chahut, à la première - une échauffrourée littéraire, sans plus.
Même un esprit aussi pénétrant qu'Hugo von Hofmannsthal croit voir, dans l'affaire d'Hernani, un conflit de vocabulaire. Certes, il a raison de rappeler que la Révolution française n'avait provoqué, dans la poésie et dans le théâtre, aucun progrès, au contraire. Sur les scènes de théâtre, un « bon ton » gracile, débile, avait enjambé 89, 93, s'était accentué sous l'Empire. « La muse était, dit Hugo dans la préface de Cromwell, d'une bégueulerie rare. » Jamais les publics de 1830 n'auraient permis aux jeunes acteurs de dire, comme Corneille, que Flaminius « marchandait » Hannibal, ou que l'empereur Claude était « mis dans le lit » d'Agrippine Hofmannsthal rappelle qu'Othello, dans la traduction d'Alfred de Vigny, tomba dès les premières représentations, à cause du mot « mouchoir », dont l'emploi était inadmissbile dans la tragédie.
Et sans doute les « libertés » de langage d'Hugo dans Hernani furent-elles pour quelque chose, en surface, dans le scandale. « Le public siffle tous les soirs tous les vers », note Hugo dans son Journal. Mais le vrai combat était ailleurs. On le voit bien lorsqu'on lit les conclusions du rapporteur de la censure : « Il est d'une sage politique de ne pas retrancher un seul mot. Il est bon que le public voie jusqu'à quel point d'égarement peut aller l'esprit humain affranchi de toute règle. " On le voit mieux encore dans les articles du journal ministériel la Quotidienne : « De quelque importance que soit la représentation d'Hernani pour la république des lettres, la monarchie française ne peut avoir à s'en inquiéter. »
La monarchie française, pourtant, ne se trouve, le soir d'Hernani, qu'à quelques mois de la révolution de Juillet. Ni l'histoire littéraire ni l'histoire tout court ne cherchent à déterminer un peu précisément la part des œuvres littéraires, « artistiques », dans les événements publics. Comme si tout ne portait pas à croire qu'Hernani mobilisa, raffermit, la jeunesse de 1830, de même que la Chinoise et Week-End éveillèrent, ou en tout cas stimulèrent la jeunesse de 1968.
Une jeunesse massacrée
Robert Hossein a très bien vu qu'en 1974 nous ne pouvons revivre ni-même imaginer la « bégueulerie rare » de 1830. Il a très bien vu aussi, en étudiant de près les registres de scène de la Comédie-Française, que depuis plus de cent ans la présentation d'Hernani a été censurée et faussée. Il a pris sur lui de rompre entièrement avec les habitudes, de faire jouer le texte complet, sans aucune coupure, et de faire apparaître, dans une nuit qui convient au meurtre, à l'émeute, et dans ce que Hofmannsthal appelle « des évocations de glissements et de pas, de fouillis et d'élans », le combat de la jeunesse contre l'oppression-combat qui reste, dans Hernani, provisoirement perdu.
Qui est Hernani ? Hernani est un pseudonyme, le nom d'emprunt qu'a pris, dans la clandestinité, dans le maquis. Don Juan. Et ce Don Juan-là figure la jeunesse, qui veut gagner des libertés, renverser des injustices, et qui piétine, dans son combat, beaucoup de principes. Jeunesse hasardeuse, qui peut organiser des partisans dans la montagne, tenter des coups de main en ville, mais qui a devant elle le pouvoir, l'armée. Qui a contre elle aussi, c'est là peut-être le pire, son cœur généreux, sa bonne foi.
Face à Don Juan : Ruy Gomez. Un vieillard, un grand propriétaire, couvert de privilèges. Et de la plus redoutable espèce : il ne cesse de réfléchir. Les valeurs qu'il défend sont mortes, c'est avec une prodigieuse inconscience qu'il ressasse sérieusement ses alibis, ses analyses nuancées de la situation, ses inquiétudes morales. Il est capable de montrer, dans un moment de crise, un sens du « sacrifice » et une sorte d'esprit d'examen qui cherche à réconcilier les contraires. En vérité, il fait la part du feu. On dirait Luther, pendant la révolte des paysans, publiant des éditoriaux d'une haute rigueur morale, indiquant aux princes leurs abus, puis prenant carrément le parti des massacreurs lorsque les insurgés n'en peuvent plus, Luther demandant encore plus de sévérité, encore plus de fusillés. Tel est Ruy Gomez, qui sous ses autocritiques et ses airs parfois confus d'expert en haute moralité, enserre peu à peu Hernani dans un filet horrible jusqu'à l'adosser à la mort, lui Hernani qui, au fur et à mesure des incertitudes, des défaites, voit s'accroître irrésistiblement ses penchants suicidaires.
Soutenant Ruy Gomez sans trop en avoir l'air, dissimulant son plan de répression derrière quelques « petites phrases " et derrière des projets politiques à long terme, voici Charles Quint : le pouvoir, la police, l'armée. Il est enjoué, il est clément, il est très fort. Il ne doute de rien. Pour anéantir Don Juan, toute l'espérance de liberté et de progrès qu'incarne Don Juan, il n'hésitera pas à feindre de « lâcher » la classe possédante figurée par Ruy Gomez et d'accorder aux insurgés représentés par Don Juan une amnistie, des leviers d'action.
Secrète, musicale, immobile, et sans aucun autre exemple dans le répertoire français : Dona Sol, qui ne fait avec Don Juan, avec l'insurrection entière, qu'un seul cœur, qu'une seule volonté, mais que les circonstances ont placée là, au nœud du drame, et sur le visage dur et digne de qui les protagonistes comptent les coups, avec sadisme. Dona Sol, qui ne va quitter son attitude de mât de repère, de point fixe, que lorsque Don Juan est forcé de mourir, pour mourir avant lui. Dona Sol, le personnage le plus intelligent du drame, le plus décisif en un sens puisqu'elle polarise et incline les actions, le plus strictement clandestin, et qui, si elle avait eu une seconde l'occasion de prendre elle-même l'épée, eût peut-être acquis la victoire. Mais elle n'a pas pu, tant les trois autres sont restés, jusqu'à la fin, comme dit Hugo, sur le « qui-vive ».
Une course au soleil
Voilà les grandes lignes du combat d'Hernani, et nous sommes loin, on le voit, du drame coloré, pittoresque, que certains manuels décrivent aux enfants. Au contraire Robert Hossein a serré de près ce combat, en a fait jouer toutes les phases. Il ne fait que détailler les hauts et les bas de la lutte, dans un espace rigoureux dont il prend les ombres, les reliefs blessants, dans l'univers mental d'Hugo. On ne saurait imaginer quelque chose de plus stratégique que cette mise en scène d'une guerre de partisans dans laquelle n'existe plus aucune des douceurs de la vie. La seule épice est apportée par ce que Victor Hugo appelle le « grotesque », et qui est comme une torsion, une émergence du fantasme à la surface du paysage humain.
Dans le vide de ce paysage, les combattants ne cessent pas de marcher, de marcher vite, le jour, la nuit, de suivre parfois, à la hâte, pour rien, les traverses d'un échiquier dont ils ne distinguent pas les cases. Ici apparaît par sursauts la seule touche personnelle que s'est permise Robert Hossein : la touche russe. Et l'on ne songe pas à Dostoïevski, mais à l'aventure la plus haute de la poésie et de la politique russes, à Mandelstam par exemple. Car entre le texte d'Hugo, magnifiquement prolixe et inégal comme est prolixe et inégal le débit des révoltés dans toute période de crise, oui, entre ce texte et la course désespérée des protagonistes s'institue très vite un lien fascinant, effrayant, qu'avait exactement décrit Ossip Mandelstam.
Voilà la très grande idée de cet Hernani d'Hugo présenté par Robert Hossein : les partisans qui marchent, les révoltés qui parlent, la marche et les mots qui tancent le combat, jusqu'à la mort, une mort qui sonne « comme un début ». C'est simple, vital. C'est très beau.
François Beaulieu interprète Hernani-Don Juan, Nicolas Silberg Charles Quint, Dominique Rozan, Ruy Gomez, Geneviève Casile Dona Sol. « Si les Comédiens-Français ne sont pas mes adversaires véritables, alors qui sont mes adversaires ? », s'écriait Hugo après Hernani, un peu fatigué qu'il était par une longue lutte contre tous. Si Hugo pouvait voir cette mise en scène d'Hernani, il avouerait que les Comédiens-français, lorsqu'ils peuvent s'appuyer sur une direction visionnaire et implacable, sont les tout premiers compagnons de l'auteur, « avancent comme dans un rêve », « sont toujours en route », savent prendre, corps et âme, leur part d'une « bataille d'Hernani qui aura, un jour, le dernier mot.
Michel Cournot, Le Monde, 14 octobre 1974