Hernani 1830
Articles du Journal des Débats politiques et littéraires



27 février

Quoique bien jeune encore, M. V. Hugo avait acquis dans la poésie lyrique une célébrité qui date déjà de quelques années. Allait-il donner un démenti au préjugé qui a regardé jusqu'ici comme incompatibles dans un même poëte le génie de l'ode et celui du théâtre ? Ainsi disaient tous ceux qui s'intéressent au succès et à la gloire d'un talent adulte, plein de vigueur et d'espérance, trop souvent désordonné dans son essor, mais pour qui le temps n'est peut-être pas encore arrivé de subir sans danger l'épreuve douloureuse du fer,

Ipsa acies falcis nondum tentanda
Que l'acier rigoureux n'y touche point encore,

le moment viendra trop vite, où, dans l'intérêt du poëte, ce sera un devoir de suivre le précepte du chantre des Gëorgiques :

... Alors, sans indulgence,
De la sève égarée arrête la licence,
Borne des jets errants, l'essor présomptueux
Et des pampres touffus le luxe infructueux.

En attendant, la question reste entière ; et des exemples nombreux déposent contre le cumul des deux genres de poésie. Pindare, Horace, Malherbe, Jean-Baptiste Rousseau (car il ne faut pas parler de la comédie du Flatteur), Lefranc de Pompignan, quoique coupable de Didon, Le Brun, La Martine, n'ont point porté d'hommages à la Muse dramatique. Sophocle, Euripide, Corneille et VoItaire ne comptent point parmi les poëtes lyriques. Les choeurs d'Esther et d'Athalie placent, avec deux belles odes religieuses, Racine dans l'exception ; mais elle est unique, comme son génie. Je ne dis rien de nos voisins d'outre-mer et d'outre-Rhin ; sans être étranger à leurs productions, je ne connais point assez à fond leur langue pour oser assigner à chacun d'eux la part légitime que leurs compatriotes, seuls juges compétents, ont faite dans les deux genres, à Dryden et à lord Byron, à Schiller et à Goëthe. Je n'ignore pas non plus qu'en Italie, Métastase a composé des odes et des pièces de théâtre, et que, dans ce double genre, il a été surpassé par AIfieri. J'accorderai donc, si l'on veut, que l'incompatibilité n'est pas rigoureusement démontrée, et je me bornerai à examicer aujourd'hui si le nouveau drame de M V. Hngo peut entrer, comme un élément de plus dans la démonstration.

Un premier obstacle se présente. Hernani n'est ni une tragédie, ni une comédie ; c'est un drame, et, il y a une quinzaine d'années, un drame ne tirait à aucune conséquence ; un drame ne prouvait rien, ou prouvait très peu de chose en littérature. Fût-il touchant, pathétique, déchirant même, on le prenait comme objet de distraction et d'amusement, mais il ne valait guère à son auteur qu'une part dans les recettes. Beaumarchais a obtenu beaucoup d'argent avec sa Mère coupable, il a dû au Barbier et au Mariage sa réputation d'auteur comique.

Aujourd'hui le drame a gagné du terrain. Traité avec talent, il a pris position à côté de ses deux sœurs. On l'accueille comme le dernier venu, comme le Benjamin de la famille. Les aînées ont leur établissement fait, on les respecte et on les néglige. Le drame a les grâces de la jeunesse et de la nouveauté ; il se présente entouré d'une pompe brillante, d'un cortège nombreux ; on lui prodigue les beaux habits, les riches appartements, l'appareil des fêtes. S'il n'est pas encore parfaitement raisonnable, on espère que le jugement lui viendra avec les années. Il a d'ailleurs des élans de verve si étourdissants, il sait si bien allier, par moments, l'élévation des pensées à la naïveté de l'expression ; une précision énergique corrige si à propos l'exubérance de quelques-uns de ses discours, qu'à moins d'une sévérité outrée qui ressemblerai à l'injustice, le public ne peut refuser de l'adopter comme enfant légitime. Toutefois il y met une condition : c'est qu'il se corrigera de ses défauts originels, que ses familiarités seront décentes, que dans ses plus grands écarts, la langue, le rythme, l'harmonie lui seront toujours sacrés et qu'il se fera pardonner ses licences en faveur de ses inspirations créatrices.

Hernani satisfait-il à toutes ces conditions ? C'est ce qu'il convient actuellement d'examiner, et je tâcherai de le faire avec tout le respect dû à la vérité, et en même temps, avec cette franchise impartiale qui seule donne du poids à la critique et de la valeur aux éloges.

Qu'est-ce qu'Hernani ? Nous avons été prévenus que le sujet était historique ; peu importe, car il est peu connu, et, à l'exception de Charles-Quint, les personnages du drame sont pour nous des personnages d'invention ou de fantaisie. Le second titre indique suffisamment que l'honneur castillan, c'est-à-dire l'honneur, tel qu'on le concevait en Espagne au commencement du seizième siècle, sera le principal ressort de l'ouvrage. Ce sentiment, quand il signifie autre chose que le courage de la vertu et le sacrifice fait au devoir, se modifie au gré des siècles et des peuples qui le professent ; il peut aller jusqu'à un fanatisme irréfléchi, poussant à des actes défendus par la conscience libre et par la morale universelle. Il paraît qu'en Espagne, à l'époque de l'action, les Castillans plaçaient exclusivement l'honneur dans la fidélité au serment, dans l'accomplissement des promesses jurées, quand même ce serment eût été imposé par la crainte, quand même ces promesses auraient été faites au préjudice des plus saintes lois de la religion, des sentiments les plus impérieux de la nature.

Le père d'Hernani, l'un des plus grands et des plus puissans seigneurs de l'Aragon, a péri sur l'échafaud, condamné à tnort par Philippe-!e-Beau, auquel a succédé depuis peu son fils D. Carlos, petit-fils de Maximilien, empereur d Allemagne. Privé des biens paternels, qui ont été confisqués, le jeune D. Jean d'Aragon s'est retiré dans les montagnes, et là, sous le nom d'Hernani, il s'est mis à la tête d'une troupe de mécontents, avec lesquels il porte la terreur dans les environs de Saragosse, et quelquefois même dans le sein de cette capitate où D. Carlos a fixé momentanément son séjour.

La vengeance n'est pas la seule passion dont le malheureux proscrit soit animé. Un amour dont le poëte a trop négligé de nous faire connaître l'origine et les développements, l'entraîne à la suite de dona Sol, nièce du duc Luys Gomes de Silva ; elle habite à Saragosse le palais de son oncle, et paie du plus tendre retour la passion de son amant.

Cependant dona Sol a attiré en même temps les vœux de son vieux oncle qui, avec l'agrément du Roi, doit, dès le lendemain, en faire son épouse ; elle a appelé également les attentions du roi lui-même qui, emporté par la fougue de l'âge, et croyant tout permis à sa puissance, entend bien en faire sa maîtresse.

Telle est l'avant-scène d'une action qui, comme on le pressent, sera raisonnablement compliquée.

Au lever du rideau, il est nuit. D. Gomez est absent ; une duègne veille pour introduire Hernani auprès de sa maîtresse. La situation est vive Des pas se font entendre en dehors ; un homme se présente, il entre : ce n'est point Hernani ; c'est D. Carlos, c'est le Roi. La duègne effrayée veut appeler au secours ; l'offre d'une bourse, la menace d'un poignard, lui impose silence. De nouveaux pas retentissent à la porte d'entrée : ce sont ceux d'Hernam. Le Roi n'a que le temps de se cacher dans une armoire, et de là, il a le plaisir d'entendre les témoignages d'amour que se prodiguent les deux amants, et les paroles de malédiction et d'anathème lancées par Hernani contre le Roi, dont il a juré la mort. D. Carlos s'élance avec fureur hors de s prison. Les deux rivaux, qui ne se connaissent point l'un l'autre,croisent leurs épées ; dona Sot les sépare, lorsque tout à coup paraît D. Gomez, fort surpris et encore plus indigné de trouver à pareille heure, et à la veille de son mariage, deux jeunes gens chez sa nièce. Le roi se fait reconnaître ; il venait apprendre à D.Gomez Ia nouvelle de la mort de l'empereur, et prendre les conseils du vieillard sur les moyens de parvenir à ce magnifique héritage. La vanité de D. Gomez est dupe du subterfuge ; il reconduit le roi avec les plus vives démonstrations de respect et de reconnaissance ; mais il veut s'assurer d'Hernani. Le roi prend généreusement son rival sous sa protection, et déclare que l'étranger est de sa suite. Hernani retire donc tranquillement, non sans avoir renouvelé dans un trop long monologue ses serments de rage et de mort contre le prince qui vient de lui sauver la vie.

Le théâtre change et représente une place de Saragosse sur Iaquelle on distingue le palais de D. Gomez et un balcon en saillie ; D. Carlos, suivi de trois de ses amis, est déjà sous les fenêtres de dona Sol. Dans l'acte précédent, il avait intercepté un signal convenu entre elle et Hernani ; il donne le signal, dona Sol descend, et, reconnaissant son erreur, elle crie à l'effroi. Le roi veut l'entraîner de force ; il appelle les trois hommes de sa suite pour le seconder : « En voici un.quatrième que vous n'attendiez pas. Vos hommes sont en ma puissance, et vous-même je pourrais vous tuer ; mais je consens à me battre. Défendez-vous. » Je n'ai pas besoin, de dire que c'est Hernani qui a parlé. Le roi refuse de se battre contre un brigand que pour cette fois, il est obligé de reconnaître. « Assassinez-moi, assassinez-moi ! » On frémit en pensant que, plus fidèle à son caractère, Hernani devrait prendre D. Carlos au mot. Il laisse au contraire le roi se retirer dans son palais ; bientôt, et l'on s'y attend, le tocsin sonne, la ville est illuminée, les brigands sont cernés, taillés en pièces. Le bruit se répand qu'Hernani est au nombre des morts.

Il a échappé pourtant. Nous le retrouvons au troisième acte, déguisé en pèlerin, et demandant l'hospitalité à D. Gomez, tout occupé dans son château fort des préparatits de son mariage avec dona Sol. Le pèlerin est reçu avec cette bienveillance qui caractérise les mœurs antiques. Mais quand Hernani s'avise qu'il n'a échappé au carnage des siens, que pour être témoin du mariage de sa maîtresse, il abjure tout déguisement. Sa tête est à prix. Mille caroius d'or seront la récompense de qui le livrera. Il s'adresse aux nombreux valets du duc, se proclame Hernani, et les invite à se disputer la prime décernée par le roi à la trahison. Le duc le protèe contre ses imprudences, fait lever le pont et abaisser la herse de son château, et cache ie proscrit dans un creux de murailte, masquée par un tableau. Cependant le roi est instruit, il arrive suivi de forces imposantes, et somme D. Gomez de lui livrer Hernani. Le vieux Aragoanais montre au roi les portraits de famille dont la salle d'honneur est décorée, et lui rappelle tous les exploits, tous les services par lesquels les Silva se sont illustrés. Le roi veut-il que le dernier de cette illustre race la souille par une perfidie ? « Mon prisonnier, ta tête, ou ta nièce en otage. » Telle est la réponse du Roi. Le duc consent à laisser partir sa nièce. Hernani sort de son cachot. Il apprend à quel prix sa vie a été sauvée. « Vieillard stupide, il l'aime. » Et voilà le duc et Hernani qui se mettent à la poursuite de dona Sol et de son auguste ravisseur.

Mais le duc avait surpris Hernani aux genoux de sa fiancée. A peine celui-ci est-il sorti de sa cachette, que le duc !ui présente deux épées parfaitement égales, et c'est aux deux rivaux à les mesurer de plus près. Mais comment Hernani accepterait-il un duel contre son bienfaiteur ? Il n'a pas le droit d'attenter à la vie du duc, mais il a celui de lui abandonner la sienne. « Tiens, voilà le cor que je porte toujours avec moi, c'est celui qui me sert à rallier mes compagnons. Je te le donne. Dès que tu t'en serviras, ce sera le signal de ma mort. J'entendrai ton arrêt, et dans l'instant même, il sera exécuté.

Plus jaloux en ce moment qu'il ne s'est montre naguères magnanime, le duc accepte cet incroyabte marché. Nous verrons bientôt l'usage qu'il fera du présent fatal. Mais ici, je me vois obligé de m'arrêter, et de laisser D. Gomez et Hernani courir sur les traces de D.Carlos et de Dona Sol. Aussi bien il nous reste une bonne route à faire. Dans l'intervalle du troisième au quatrième acte, nous aurons à parcourir toute la distance de Saragosse à Aix-la-Chapelle, et puis, entre le quatrième et le cinquièmeacte, il nous faudra revenir à Saragosse. Ce n'est pas trop d'un repos de vingt-quatre heures dans un si long voyage.

Profitons d'un séjour obligé pour dire l'effet d'une représentation qui fera époque dans les annales du Théâtre-Français. Le succès, comme l'affluence, a été prodigieux. Les beaux endroits, et ils sont nombreux, ont recu des applaudissements unanimes. On a remarqué des longueurs, et le public les a signalées par son silence, deux ou trois fois même par un sourire un peu bruyant, et qui, prolongé, aura pu ressembler à des murmures. Dans les moments d'enthousiasme, un ou deux sifflets timidement hasardés, ont été repoussés par la masse entière des spectateurs. Une critique calme et réfléchie
relèvera dans cet ouvrage des fautes indépendantes du système aventureux dans lequel il a été composé, des fautes qui, à mon gré, ne peuvent être justifiées par l'indépendance la plus absolue de la méthode ; mais aussi elle marquera peut-être à l'attention du public quelques unes de ces beautés neuves et délicates qui échappent au brouhaha d'une première représentation, et qui ne peuvent guères de prime abord être démêlées que par l'instinct d'un goût pur et longtemps exercé.

L'administration n'a rien négligé pour donner du relief aux représentations d'Hernani : les costumes sont variés et parfaitement dessinés Les décorations sont remarquables par leur mouvement et par leur fraîcheur. Rien de plus imposant que la cérémonie du couronnement dans les souterrains d'Aix-la-Chapelle.

Je ne dirai aujourd'hui qu'un mot des acteurs. Les principaux rôles sont joués et bien joués par Michelot (D. Carlos), Joanny (le vieux duc), Firmin (Hernani. Quant à Melle Mars, il faut la mettre hors de ligne. Dans les premiers actes il est imposstbie de prêter à l'amour tendre, inquiet, désintéressé, un langage plus vrai, un organe plus séducteur. Dans le cinquième, elle a prouvé qu'au besoin toutes les ressources d'une grande tragédienne étaient à sa disposition.

L'auteur, demandé à grands cris, a été nommé par Firmin, et ce nom, bien connu d'avance, a été écrasé d'applaudissements.

1er mars

Nous avons laissé le vieux et le jeune amant de dona Sol courant de concert après le roi d'Espagne, auquel la confiance crédule de l'oncle, du tuteur, de l'époux présomptif, vient de la livrer imprudemment en otage. C'est à ce prix que D. Gomez de Silva a obtenu le rachat d'Hernani. Sacrifier sa nièce et sa fiancée à la sûreté d'un hôte qu'il connaît déjà pour son rival, ce serait là sans doute le triomphe de l'honneur castillan, si le dénouement ne devait pas nous en fournir un modèle plus surnaturel encore et plus effrayant. Ici néanmoins je trouve une difficulté dont le drame ne donne point l'explication. Qu'est-ce qu'un otage ? C'est le garant de l'exécution d'un contrat. Mais quel contrat a pu intervenir entre le Roi et le duc? Celui-ci ne livrera jamais Hernani, sa nièce ne lui sera donc jamais rendue. Elle sera donc éternellement prisonnière à la cour d'un roi jeune, et qui, comme on l'a vu dans les premiers actes, se montre trop peu jaloux du décorum pour que le bruit de ses fredaines journalières ne soit pas parvenu aux oreilles d'un premier conseiller de la couronne. Ainsi l'honneur castillan est sauf d'un côté, mais de l'autre il est furieusement compromis. Respectez mon hôte, et prenez ma femme ; c'est une convention léonine, tout entière à l'avantage du seigneur roi. Quelle peut être dans cet arrangement la part de l'imprudent D. Gomez ?

Sera-t-il dédommagé par le pacte qu'il vient de faire avec Hernani ? Le malheureux pensait lui avoir livré sa vie, comme dans le bon temps, les sorciers vendaient leur âme au diable ; mais convenait-il à la fierté d'un Silva d'accepter le rôle de Satan ou de Méphistophélès, et de dire à un jeune homme qui refuse généreusement de se battre à armes égales contre lui : « Tu ne veux pas t'exposer à percer le sein de ton bienfaiteur ; tu préfères mettre tes jours à ma discrétion ; j'accepte ton offre, et, quand il m'en viendra la fantaisie, aux premiers sons sortis de ce cor que tu me remets entre les mains, tu t'engages, par la tête de ton père, à te déchirer les entrailles. » N'examinons pas ce qu'il y a d'atrocement et de froidement cruel dans l'acceptation d'une pareille offre ; mais pour l'honneur castillan, qu'il nous soit permis de révoquer en doute la réalité, la possibilité même d'un contrat qui nous paraît aussi opposé à la morale de tous les temps qu'aux mœurs religieuses de l'époque où l'action est placée.

Le marché se fait pourtant, et voilà que reunis tout à coup par un sentiment commun de jalousie et de vengeance, D.Gomez et Hernani, l'acheteur et le vendeur, s'élancent à la poursuite du roi et de dona SoI sur Ia route de Saragosse.

Nouvelle invraisemblance. Le poëte a pris soin lui-même de nous instruire que le roi s'était présenté devant le château de D. Gomez accompagné de forces imposantes. Est-ce avec le secours de quelques valets, de quelques écuyers, que les deux coureurs espèrent arracher la colombe aux griffes du vautour ?

Il faut que M. V. Hugo ait pressenti l'objection, et que lui-même l'ait jugée insoluble. Car, de la poursuite et de son résultat, il n'en est plus question. Le troisième acte s'arrête au départ des vengeurs de dona Sol, et le quatrième acte nous transporte à Aix-Ia-Chapeile, où nous allons les retrouver tous les trois, sans que rien nous indique par quelle route détournée ni comment ils y sont parvenus, ni si dona Sol est encore au pouvoir de Don Carlos, ni à quel titre, ni en quelle qualité décente elle se trouve appelée au couronnement, encore bien controversé, de Charles-Quint.

Ne rien expliquer, ne rendre compte de rien, c'est assurément un moyen très commode de composer des scènes. Ne cherchons point de mauvaise querelle à M. V. Hugo ; ne le blâmons pas d'avoir violé l'unité de lieu, l'unité de temps ; il nous répondrait par un sourire de dédain et de pitié. Ce qu'il a fait, il l'a voulu faire ; son intention est ici trop manifeste pour être contredite, et l'invocation aux règles antiques paraîtrait ridicule à celui qui tient à honneur de les avoir méconnues. Laissons donc son génie se complaire et se développer en toute liberté dans les routes nouvelles qu'il s'est ouvertes. Mais qu'il nous soit permis de lui demander un compte sévère de ces aberrations qu'il a lui-même condamnées dans ses dissertations théoriques sur un art dont il a approfondi les plus secrets mystères, et que, par son talent poétique il est appelé à pratiquer avec gioire.

Un incident est jeté dans le drame : l'incident a de la grandeur, de l'intérêt, du surprenant. Le spectateur le voit commencer ; il désire remonter à l'origine. C'est le voyageur en Egypte, qui ne rapportera qu'une satisfaction incomplète de son expédition, s'il est abandonné de son guide au moment où il veut reconnaître les sources du Nil. Plus loin, c'est un autre genre de mécompte. Ce même voyageur a parcouru les bords du Rhin, et, tout à coup, le fleuve majestueux se perd dans les sables, et le poète, qui devrait être son Malte-Brun, ne se donne pas ta peine de lui expliquer le nom des canaux par où il va se perdre dans la mer. Ainsi le but du voyageur lui échappe ; il cherchait l'instruction ; il n'a trouvé que le plaisir ; mais un plaisir imparfait, qui lui laisse des inquiétudes, qui ne répond qu'à demi à ses espérances.

Que l'imagination, dira le poète, supplée à mon silence : à !a place de ce que je pouvais vous apprendre, supposez où et comment D. Carlos et Hernani sont devenus amoureux de dona Sol ; qu'ai-je besoin de vous le dire ? Supposez (et, en Espagne plus qu'ailleurs les suppositions en ce genre ne sont pas difficiles) comment, dans une ville occupée par le souverain, soixante brigands parviennent à se réunir, sans que l'autorité soit exercée sur leur marche, sur leur introduction nocturne ? Supposez : la polies est mal faite, l'Inquisition dort, les alcades de cour sont à leurs plaisirs : c'est une supposition comme une autre. Non, ce n'est point là une supposition admissib!e. Tout doit être positif et réel dans le tableau dramatique d'un fait ; tout doit y être annoncé, motivé, nécessaire. Rien de ce qui arrive ne doit pouvoir se passer autrement que de la manière indiquée par le caractère connu, par la situation donnée des personnages. Autrement, le poète, quand ce poëte sera M. V, Hugo, entraînera les applaudissements par de beaux vers, des pensées fortes, des peintures terribles ou voluptueuses ; mais le moment de l'enthousiasme passe, la froide raison qui finit toujours par avoir raison, se reprochera son propre entraînement, et, tout en payant au poëte un juste tribut d'admiration, elle regrettera qu'au premier et au plus rare de tous les dons, au génie, l'âge n'ait pas encore joint ce qu'heureusement y joindront bientôt l'expérience et le temps, les principes de composition communs à toutes les formes, à tous les genres de l'art dramatique.

Croit-on, par exempte, que ce quatrième acte, si beau dans ses détails, si imposant dans son spectacle, si plein de vie, d'intérêt, de sentiments généreux, n'eût pas gagné à être annoncé d'avance comme le résultat d'un conseil tenu à !a suite de la nouvelle qui a appris à D. Carlos la mort de son aïeul Maximilien ? Les spectateurs eussent fait dans l'entre-acte, avec plus de sécurité, le voyage de .Saragosse à Aix-la-Chapelle, s'ils avaient été préalablement informés de la nécessité de leur déplacement. Au lever du rideau, ils auraient mieux connu le local ; ils auraient su ce qu'on leur voulait dans ces souterrains pompeux, au fond desquels s'élève le mausolée où dort Char!emagne, sous la garde de ses portes d'airain.

Mais enfin le trajet est achevé et D. Carlos, qui n'est pas encore Charles-Quint, se présente à leurs regards étonnés. Que vient faire ie roi d'Espagne au milieu de ces monuments de mort ? Deux choses : y méditer, sous l'inspiration de la grande ombre, sur la grandeur de la dignité impériale, sur la vanité de toutes les grandeurs ; puis y déjouer les projets de nombreux conjurés qui se sont donné rendez-vous pour assassiner le candidat espagnol à l'Empire d'Allemagne. Quels sont ces conjurés ? Des princes, des seigneurs, des barons, qu'un confident prend soin de signaler à D.Carlos, plus, deux inconnus, l'un âgé de vingt ans, l'autre de soixante ; c'est D. Gomez, c'est Hernani, qui ont fait le voyage, sans que le poëte nous instruise des moyens qu'ils ont dû prendre pour se soustraire à une surveillance que leur échauffourée sur la route de Saragosse a rendue inévitable.

C'est dans cet acte, et avant l'arrivée des conjurés, qu'a lieu un monologue qui restera comme un des morceaux les plus remarquables de la poésie contemporaine. Ce monologue, quoiqu'abrégé depuis la première représentation, a encore des longueurs, et respire en quelques endroits l'exagération que l'on reproche généralement aux hommes de la Péninsule. Il n'est pas exact de faire dire à un roi catholique par excellence, que le pape et l'empereur soient deux moitiés de Dieu ; car deux moitiés font un tout, et, d'après le compte de D. Carlos je ne vois pas trop ce qui reste en définitive à l'Etre dont le pape est le vicaire, et l'empereur l'image sur la terre. C'est une hyperbole un peu forte mais, à part cette critique, tout le morceau est si fort de pensées et de sentiments ; les angoisses, de l'ambition, l'exaltation d'une âme enivrée de sa grandeur future, le contraste de l'orgueil avec les réflexions suggérées par le lieu de la scène, tout cela réuni et exprimé en vers réguliers et harmonieux, est si puissant, si incisif, qu'il n'ya plus ni Iongueurs ni exigérations qui tiennent. On est entrainé, et il ne reste de place qu'à l'admiration.

Son monologue achevé, D. Carlos s'enfonce dans le tombeau de Charlemagne ; les conjures entrent en foule sur la scène. Ils tirent au sort le nom de l'heureux assassin qui portera le premier coupà D. Carlos. Celui d'Hernani sort de l'urne. « J'ai gagné ! » s'écrie avec transport le jeune frénétique. Mais le duc réclame pour lui ce funeste honneur. A ce prix, il rendra à Hernani son cor fatal, et la promesse plus fatale qui le tient toujours dans les liens de Gomez. Vains efforts ! Hernani, moins attaché à la vie qu'à ses projets de vengeance, se refuse à la cession de son sinistre privilège. Trois coups de canon se font entendre. C'est le signal de l'ëiection de Charles à l'empire. Le tombeau s'ouvre

Messieurs, allez plus loin, l'empereur vous entend.

Ce serait le moment, ou jamais, pour les conjurés d'accomplir leur dessein. Mais l'attitude calme et fière du chef de l'empire leur impose ; ils restent consternés. Charles frappe à la porte d'airain et, à ce signal, mille soldats accourent, environnent les conspirateurs, les désarment et les enchaînent.

Tout à coup paraît dona Sol que personne, au moins dans la salle, ne croyait si près ; etie vient demander grâce pour son amant. Charles, par un motif qui pourrait, rigoureusement parlant, ressembler à la reconnaissance pardonne à tous les conjurer. « Relevez-vous, duchesse de Ségovie, marquise de Montroi ; tes autres noms, D. Juan ? » Ainsi, le roi, ou plutôt l'empereur, proclame l'union des deux amants, et le pardon des autres coupables. Du reste, ce n'est point dona Sol, c'est Charlemagne qui a tous les honneurs de cette magnanimité. « Je t'ai dit, par où veux-tu-que je commence ?

Et tu m'as répondu : mon fils, par la clémence !

La pièce semble finie avec un de ces dénouements qu'en termes d'art on appelle dénouements heureux. CharIes-Quint possède l'empire ; D. Juan d'Aragon possède une épouse chérie ; mais il reste ce vieux Gomez qui seul n'a point pardonné, et. qui, maître de la vie de D. Juan, se promet de la lui arracher dans le moment où il aura le plus de raisons d'en regretter la perte, et c'est lui qui nous prépare un dénouement d'une nature bien différente.

Nous sommes revenus en Espagne. La scène s'ouvre par un bal masqué, prélude d'une nuit de bonheur. Le palais de D. Juan est resplendissant de flambeaux ; il retentit des sons d'une musique enchanteresse ; les quadrilles sont nombreux, les danses animées. Au milieu de tous ces plaisirs d'apparat, on a remarqué un masque revêtu de la tête aux pieds d'un domino noir, et qui, triste, silencieux, est resté étranger aux plaisirs de la fête. Quel est-il ? On l'ignore dans les satons du bal mais il n'est point de spectateur qui ne nomme le duc de Gomez.

Minuit sonne ; la compagnie se retire ; les jeunes époux restent seuls. Moment délicieux, qui doit être suivi de moments plus délicieux mille fois. D. Juan, par un mouvement respectueux et timide, indique à dona Sol la porte et le chemin de la chambre nuptiale.« Pas encore, tout à l'heure. » répond la pudique épousée ; puis vient une tirade charmante sur le calme enchanteur de la nuit, sur la beauté du ciel, sur la clarté tremblante de la lune qui s'élève à l'horizon. C'est un tableau de l'Albane, auquel vont succéder trop tôt les touches terribles de Michei-Ange et de Rembrandt.

Un son de cor se fait entendre. D. Juan frémit ; dona Sol s'échappe pour lui aller chercher du secours. En ce moment, D. Gomez vient réclamer l'exécution des sermons jurés par Hernani sur la tête de son père. Il lui laisse le choix du poignard ou du poison. Hernani choisit le poison, et reçoit des mains du vieillard la fiole qui renferme la liqueur mortelle. Rentre dona Sol. A la vue de son oncle et du vase, l'affreuse vérité se revêle ; ce n'est plus une amante vulgaire, ce n'est plus une épouse désespérée ; c'est une tigresse à qui l'on s'efforce d'arracher ses petits. Elle menace D. Gomez de son poignard puis tout à coup, par un retour admirable, elle se précipite à ses pieds, embrasse ses genoux, implore avec des sanglots et des larmes, la grâce de son époux. « Je l'aime tant ! » Il faut avoir entendu Melle Mars prononcer ces trois mots ou plutôt il faut lui avoir vu jouer la scène entière pour avoir une idée de l'effet tragique qu'elle y produit ; ce n'est plus là du drame, c'est déjà vraie, de la bonne tragédie du vieux temps ; et lorsqu'un poète est capable de produire un acte aussi admirable, on s'étonne, on s'afflige encore plus que dans la même pièce, il dédaigne de se faire admirer quatre fois davantage.

Enfin les deux époux s'empoisonnent et meurent tendrement enlacés dans les bras l'un de l'autre. D. Gomez se poignarde sur leurs corps en s'écriant : « Je suis damné ! » Sans entrer dans les jugements éternels, le public souscrit de bon cœur à son arrêt.

Les premiers actes d'Hernani renferment assez de beautés pour qu'on puisse dire qu'ils ont préparé le succès de l'ouvrage. Le cinquième l'a rendu complet et assuré. Hernani, malgré ses défauts, est une production brillante et originale à laquelle le cinquième acte, aidé d'une exécution supérieure, promet une continuité du succès qui a couronné les deux premières représentations. Hier encore, le concours des spectateurs était immense ; on a redemandé l'auteur qui, comme de raison, n'a point paru ; au moment de mon départ, on redemandait Melle Mars, à laquelle les règlements défendent de
reparaître.


Originaux sur Gallica :