Hernani 1952
Hernani, air du temps...


[28 février]

En hommage à l'auteur absent, le Théâtre-Français fêtait hier soir mardi les cent cinquante ans de Victor Hugo. Et cela en reprenant Hernani au cours d'un gala que présidaient M. et Mme Auriol, et que M. Cornu, secrétaire d'État aux beaux-arts, honorait aussi, entre autres Excellences, de sa présence.

Il y avait là l'élytre de la société parisienne - celle qui fait le plus de bruit. Rarement, de loin en loin, on remarquait et jugeait sévèrement l'absence de quelqu'un de ses membres. Des jeunes de l'espèce de ceux qui pensent qu'il n'est pas... de lecture dont une heure d'existence ne puisse consoler. De vénérables chefs chenus presque contemporains de Don Ruy Gomez da Silva et qui n'ont plus beaucoup à faire pour entrer de plain-pied, si j'ose dire, dans la Légende des siècles. D'éclatantes Doña Sol, souvent mineures. Et l'on se désignait la tête des uns en parlant de la Tête des autres.

Voici justement un mal-aimé : François Mauriac, à l'orchestre, surveillé du balcon par son fils Claude ; Marcel Achard et ses lunettes qui l'« engrenouillent » ; Maurice Garçon, juste au milieu du parterre que l'allée centrale divise comme la raie ses cheveux. Voici Emile Henriot, qui a devancé la salle Richelieu de quelques heures dans notre journal ; André Billy, abordant à l'entr'acte Fernand Gregh :

« Alors, qu'en pensez-vous, cher hugolâtre ?

- Je... je rigolâtre ! »

Derrière nous Lise Deharme, sur l'épaule de qui butine un papillon d'or. Et l'on entend, de çà, de là, pareils à la... Feuille d'automne des mots, bizarres, insolites, du genre : « Saint-Moritz a beaucoup donné ce soir... » Après quoi chacun dénombre décolletés bruns ou nacrés.

Sur la scène pourtant Julien Bertheau complète non sans peine notre culture. Il rappelle après Alexandre Dumas, grâce à lui, mais sans le nommer, l'histoire de Mlle Mars et de son « lion superbe et généreux ». Le concours des erreurs continue. En présence de Pierre Brisson d'ailleurs. Et puis le rideau va se lever sur cinq décors baroques de Mariano Andreu, et l'on applaudira Don Carlos (Roland Alexandre), Doña Sol (Louise Conte), Hernani (Falcon), Don Ruy Gomez (Yonnel... superbe et généreux lui aussi) et leurs camarades mis en scène par Henri-Rollan.

Trois heures et plus de texte. Autant qu'en supportaient exactement dans les mêmes limites les parlementaires. Comment s'empêcher, écoutant certains alexandrins en même temps que M. Auriol, de sourire à quelques vers :

Ah ! ce serait un crime Que d'arracher la fleur en tombant dans l'abîme...

[29 février]

Quelques-uns riaient... Triste pourtant était mon âme de cet évanouissement après moins de cinq quarts de siècle d'une pièce qui passa pour un chef-d'œuvre ; que dis-je ? qui donnait encore à la jeunesse en 1900 le choc et la fièvre de la beauté... Voyez le Cid, il ne faiblit pas... Il est espagnol ; mais il est humain. Hernani brave la vraisemblance dans les faits et les sentiments. La rencontre du prince-bandit et de doña Sol, jeune fille surveillée, verrouillée, ne sera jamais expliquée. L'appétit de mort, de mort sans gloire - « Ah ! qu'un coup de poignard de vous me serait doux... »; ces désespoirs par verbosité ; ce cor plus ridicule cent fois que toutes les croix de ma mère et les branches de buis bénit des bas mélos qui vont naître ; ces insultes lancées à un roi par un prince espagnol hagard, outrancier ; la sauvagerie du vieillard qu'on appelle constamment « vieillard »... Mais à quoi bon rabâcher ? Tout a été dit cent fois. Et l'on sait que l'absurde règne dans Hernani. Mais il y régnait superbement. Nous comprenions l'enthousiasme vociférant des « batailleurs » à entendre sonner pour la première fois sur une scène cette voix de Hugo après les voix cotonneuses des derniers survivants de la tragédie classique, et même M. Casimir Delavigne. « Monts d'Aragon, Galice, Estramadoure... » Cela vaut la Fille de Minos et de Pasiphaé ; le bronze à côté du marbre. La musique des vers, oui, Hernani garde cela ; et ce n'est pas une beauté médiocre. Mais il se produit deux phénomènes. Premièrement que nous les connaissons tellement, ces vers, nous les murmurons intérieurement avec tant de dévotion, et des sourires si amicaux, que lorsqu'ils nous arrivent des lèvres des acteurs ils ne nous font plus aucun effet. Leurs sucs sont desséchés. La grappe est vide. Il faudrait qu'ils fussent ressuscités, qu'ils prissent un timbre et un souffle nouveaux - comme les vers du Cid lancés par Gérard Philipe ; qu'il parût pour les dire un nouveau Mounet... La surprise, l'enchantement, n'ont pas eu lieu ce soir...

La représentation n'a pas été bonne ; non, malgré les décors de Mariano Andrieu, d'une beauté orgueilleuse, un peu encombrante et encombrée... Le plus éclatant est celui de la salle des portraits, chez Ruy Gomez de Silva. D'une splendeur presque de « parvenu », pour un seigneur dont un ancêtre fut trois fois consul de Rome. Je vois des défauts à la petite place de Saragosse, si fermée, encastrée, qu'on ne voit point courir les torches des poursuivants. Bel effet, sacrifié... La crypte d'Aix-la-Chapelle, sur gros pilier, belle en soi, ne permet aucun déploiement de mise en scène, et l'éclairement romantique - « J'en allume encore plus » - est manqué. Du reste, voudrais-je complimenter Henri-Rollan, que j'aime bien, de sa mise en scène, je ne pourrais. Hernani allant et venant comme mouche sous cloche, autour d'une table, chez le duc de Pastrana, son hôte, et hurlant à faire accourir tous les valets... Hernani et doña Sol, dans le très noble paysage nocturne du dernier acte, si loin de nous que les adorables musiques de leur duo nous parviennent par lambeaux. Très magnifiques costumes, certes. Mais le bonnet ou je ne sais quoi d'Hernani au II le rend ridicule; et au III le costume du pèlerin, couvert de coquilles, son absurde chapeau relevé par devant, sont indéfendables. Cet homme se cache ; il lui faut un capuchon. Je me souviens de la voix de Mounet sortant du capuchon : « Oui, je veux voir brûler les flambeaux et les cires... »

Les comédiens ? Sans Yonnel, très ému et suffoquant au premier acte, mais qui a joué la scène des portraits par la beauté du profil - pourquoi n'a-t-il pas mieux blanchi ses cheveux d'arrière-tête ? on ne fait que lui rappeler qu'il a blanchi... -, de l'attitude et de l'accent ; oui, sans Yonnel et quelques couplets assez flambants de M. Falcon, c'était un désastre. Oh ! M. Falcon est aussi peu prince que possible. Jean d'Aragon ? Il a une carrure à faire sauter Sancho Pança dans sa couverture ; et un aimable visage rougi par l'air des montagnes. Il grasseye... Mais enfin, de loin en loin, il s'est courageusement époumonné. C'est dans la mélodie qu'il faiblit... Et Mlle Conte, doña Sol glacée. Elle gardait son peu de chaleur pour la scène finale. Cette jeune artiste qui a tant de dons les cultive mal. Elle me désole. La silhouette, un visage bien dessiné mais qu'elle n'anime point, une voix qui m'a paru admirable mais qui sèche et durcit...

M. Roland Alexandre ? Il est élégant, fin de race comme il se doit. Il a dix-neuf ans ; c'est bien, pour l'histoire. Mais le Carlos de Hugo n'a plus dix-neuf ans. Il a une âpreté, des rêves, une politique d'homme fait. L'artiste doit être infidèle à Clio, ou à Hugo... Roland Alexandre, avec sa voix d'adolescent, pas encore descendue, sa minceur, ses petits gestes, semble un coquelet qui veut faire le coq. Il a bien marqué le plan du monologue ; et ce n'est sûrement pas par l'intelligence qu'il est faible. Mais par les moyens, et par l'autorité.

Ah ! oui, ils doivent une fière torche à leur aîné, Yonnel !

On a ri ? Certains rires pouvaient être évités. « Et quand j'aurai le monde ? - Alors j'aurai la tombe... » C'est impossible. Cela vaut : « Si tu ne viens pas à Lagardère... » Il faut gommer, estomper ; si seulement on osait effacer !... Et le « Je reste ! » d'Hernani ! Avec la virevolte sur le talon de M. Falcon ! On a ri de cette promptitude excessive... On a ri de « Voilà donc le paiement de l'hospitalité... » Le remède est difficile à imaginer. Ruy Gomez pourrait se parler à soi-même, d'une voix découragée ; sur le souffle...

Ce qu'il faut surtout, toutes les fois que les vers sont beaux, et cela arrive souvent, en faire une belle musique. Ne me parlez pas de naturel. Naturaliser c'est empailler, d'après le dictionnaire. L'idée de « naturel" n'a jamais été dans une tête de poète romantique. Le goût n'en est venu à Hugo, plus tard, dans sa poésie lyrique, que par le chagrin, et sur les conseils de Sainte-Beuve... Hernani est un opéra. Voilà son vice ; et voilà son salut. Mais chanter n'est pas crier, grands dieux. M. Falcon, croyez-moi !

« Je suis blasé sur Hernani... », écrivait Sainte-Beuve à Hugo ; quelques jours après la bataille. Nous le sommes bien davantage ! Je crains que le divorce ne soit définitif, entre la pièce et le public d'aujourd'hui. Je ne parle pas du public « populaire », s'il existe encore. Lui, peut-être...


Henry Magnan, Le Monde, 28 et 29 février 1952