Hernani 1830
édacteurs dans Le Globe



Jeudi 25 février 1830

Nous ne comptons ni parmi les flatteurs ni parmi les détracteurs de M. Victor Hugo. On le sait : malgré notre penchant pour tous ceux qui sortent des routes battues, nous lui avons été plutôt sévères que favorables, juges froids et mesurés des beautés et des défauts de ses ouvrages. Quand il y avait combat sur chacun d'eux, d'une part enthousiasme, d'autre part dépréciation ennemie, nous avons tenu à exprimer en dehors de la lutte notre impression, ce que nous avons cru la vérité. Ainsi ferons-nous pour Hernani. M. Hugo, dont la riche imagination, dont la poésie ferme et colorée, ont déjà vaincu tant de préventions, n'a besoin ni d'éloges anticipés ni d'éloges de complaisance. Il est assez fort pour se passer de charlatanisme et de ménagements. Son drame, nous n'avons point désiré l'entendre avant la représentation, afin de rester libres de toute influence. Bon ou mauvais, qu'il obtienne justice. Mais s'il y avait échec, il y aurait échec, voilà tout. M. Hugo tomberait sur ses pieds, et pourrait se dire : « L'avenir me reste. » Même en trébuchant les novateurs s'aguerrissent, se fortifient, et gagnent du terrain.

Les attaques inconsidérées dont Hernani a été l'objet sont devenues moins vives, puis plus rares ; puis elles ont presque tout à fait cessé. Les agresseurs, ceux qui se disent classiques, et dont l'opinion littéraire s'est échauffée jusqu'au fanatisme, ont fini par sentir que leurs hostilités impatientes étaient impolitiques et de mauvais goût. Regrettant d'avoir, par entraînement, condamné un ouvrage sans le connaître, et ameuté les sifflets contre un homme de conscience et de talent dont le seul tort est de vouloir renouveler nos plaisirs, quelques-uns même se montrent aujourd'hui pacifiques et bienveillants. Cette espèce de réaction de décence et de probité a toutefois une autre cause. M. de La Bourdonnaie a honoré l'auteur de sa persécution, et l'on a rougi de s'associer à la brutale injustice de M. de La Bourdonnaie ; M. Hugo a repoussé avec mépris une bourse jetée par ce ministre ; et à ce digne refus, des inimitiés se sont désarmées, des sympathies ont pris naissance. Une manœuvre que nous devons signaler protégera peut-être encore l'auteur de Hernani, s'il en est besoin. Des copies et des parodies de son drame ont circulé dans le monde ; une lecture a même eu lieu chez un ancien censeur, avec addition de sottises et d'obscénités. Qui a fait cela ? Il n'existe que deux manuscrits de Hernani, l'un déposé au bureau de la censure, l'autre au secrétariat de la Comédie Française. Or, il est bien prouvé que la Comédie française n'a pas commis une infidélité à son préjudice. Qui donc accuser ? Cette trahison est si odieuse, cet abus de confiance si grave, qu'il répugnait d'en soupçonner même un censeur. Et pourtant, aux justes plaintes de M. Hugo, un censeur a osé répondre : « Quand j'aurais agi de la sorte, où serait le tort ? » ; et après cet impertinent et cynique aveu d'indifférence pour ce qui est loyauté et devoir, l'honnête homme déclare qu'll n'a communiqué que trois vers, plus déhonté que cette coquette qui disait : « Je suis vertueuse, je n'ai eu que trois amants » : car elle n'a pas ajouté : « J'en aurais eu trente, où serait le tort ? »

Si cette violation d'un dépôt sacré est vraie, il faut s'en réjouir : c'en est fait des censeurs, c'en est fait de la censure actuelle. Aux ministres qui jetteront à bas M. de Polignac, quels qu'ils soient, apparaîtra la nécessité d'une législation qui donne des garanties aux écrivains, puisqu'il ne peut y en avoir dans l'honnêteté de ceux qui descendent aux fonctions de censeurs. En attendant, plaignons les auteurs forcés de confier leurs manuscrits à de pareilles gens, de subir leur joug, leurs caprices et leurs perfidies.

Au reste, en voulant nuire à M. Hugo, on l'aura servi, n'en doutons pas. Chez nous, aujourd'hui, ces roueries de police obtiennent peu faveur. Secours et appui manquent rarement aux persécutés. Sans doute, il restera contre M. Hugo quelque malveillance. La guerre entre les deux partis littéraires est trop vive pour qu'on puisse espérer, quand l'un va se trouver en présence de l'autre, modération, paix entière, complète équité : l'homme est l'homme. Mais, après tout, le public, juge souverain, fait la loi ; le public, c'est-à-dire cette jeunesse éclairée et généreuse, qui méprise la moquerie des mots, et se passionne aux belles inspirations, admirant le passé, mais contemporaine ambitieuse des glories à venir. Elle craindra de devenir involontairement complice des censeurs et de leurs indignes menées.

M. Hugo sera donc écouté ; il obtiendra l'audience loyale et honorable que mérite son beau talent. Un ouvrage important ne sera point brusquement sacrifié pour un mot, pour un vers, pour une scène longue. On voudra l'entendre en entier pour le juger en connaissance de cause. Les amis de l'art, ceux qui, comme nous, cherchent dans tous les systèmes ce qu'ils ont de bon et de beau, ne seront point troublés dans leur étude consciencieuse ; dans leur expérience d'une tentative de rénovation. Après, les critiques auront la parole. Nous serons en garde contre nos amitiés, que les autres soient en garde contre leurs préjugés ou leurs engagements de parti.

L'auteur de Hernani nous adresse la note suivante :

« Il est peut-être à propos de mettre sous les yeux du public ce que dit la chronique espagnole de Alaya (qui ne doit pas être confondu avec Ayala, l'annaliste de Pierre le Cruel) touchant la jeunesse de Charles-Quint, lequel figure, comme on sait, dans le drame de Hernani.

« Don Carlos, tant qu'il ne fut qu'archiduc d'Autriche et roi d'Espagne, fut un jeune prince amoureux de son plaisir, grand coureur d'aventures, sérénades et estocades sous les balcons de Saragosse, raissant volontiers les belels aux galants, et les femmes aux maris ; voluptueux, et cruel au besoin. Mais, du jour où il fut élu empereur, une révolution se fit en lui (se hizó una revolucion en el), et le débauché don Carlos Ier devint ce monarque habile, sage, clément, hautain, glorieux, hardi avec prudence, que l'Europe a admiré sous le nom de Charles-Quint (Grandezas de España, descanso 24). »

Le fait principal du drame de Hernani, celui qui sert de base au dénouement, est historique.

 

Vendredi 26 février 1830

Nous sortons d'Hernani, et le public enthousiasmé applaudit encore. Cette grande et poétique composition a tenu au- delà des espérances et des craintes de l'amitié et de l'envie. Ébloui de tant de beautés, enivré d'une poésie si vive et si nouvelle, nous ne hasarderons pas ce soir un jugement ; il nous faut recueillir nos émotions et rassembler nos pensées. Nous ne voulons aujourd'hui qu'annoncer le triomphe de M. Victor Hugo. Hernani a obtenu un succès complet, un succès mérité. Grandeur et profondeur de pensée, poésie lyrique admirablement mêlée au drame, intérêt un peu romanesque, mais vif et pressant, vers souvent de facture cornélienne, le public a tout senti, tout écouté, tout applaudi : çà et là il a indiqué au poète avec une justesse extrême quelques coupures nécessaires. Mais l'œuvre est si pleine, si riche, que M Victor Hugo peut élaguer quelques accessoires sans craindre d'appauvrir l'ensemble. Nous osons prédire à ce drame un succès de vogue, un succès populaire. Michelot, Joanny, Firmin ont rivalisé de talent : mademoiselle Mars, remplie de grâce et de beauté dans les premiers actes, a été admirable et sublime au dénouement. La ise en scène est digne de l'ouvrage. Rien n'égale la splendeur des décorations, le bon goût et la magnificence des costumes. À bientôt de plus grands détails.

 

Dimanche 28 février 1830

Nous n'avons point encore rendu compte de la première représentation de Hernani. Il fallait une seconde épreuve pour se dérober aux émotions trop vives d'un public enthousiaste. Ce soir l'affluence était aussi grande et la réunion aussi brillante que la première fois. Le même zèle d'admiration enflammait la jeunesse du parterre ; mais les loges étaient plus calmes ; l'opposition était représentée. Plusieurs fois, durant les premiers actes, elle s'est manifestée par des réclamations timides ; mais elle a vite été étouffée, et par le respect que chacun porte à un grand talent, et aussi par la violence de l'amitié. Il faut le dire pourtant, ces réclamations ont rarement été injustes : elles ont éclaté à des passages que dès hier la critique la plus bienveillante signalait à l'auteur comme trop longs ou trop prétentieux : ainsi, la fin malheureuse du dialogue entre Hernani et Charles-Quint, lorsqu'ils disputent tous deux du prix de la tête du proscrit ; ainsi, la longue apostrophe aux portraits de famille ; et çà et là quelques affectations dans l'entretien avec Charles-Quint. La scène de la conspiration n'a pas produit d'effet ; mais toutes les grandes beautés de l'ouvrage, la magnanimité de Charles-Quint surpris par Hernani et refusant le duel, le premier entretien d'amour à la lueur de l'incendie de Saragosse, les excuses délicates et tendres du vieillard sur son amour, le magnifique symbole du peuple et de l'empire dans le monologue ; enfin, tout le cinquième acte, chef-d'œuvre de grâce, de naturel et de force, ont excité les plus vifs transports. Dans ce cinquième acte Melle Mars a dépassé tout ce que jusqu'ici l'imagination avait pu attendre d'elle. Douceur, rêverie voluptueuse et mélancolique, charmes de pudeur agaçante et discrète, élans brusques, cris de cœur, désordre de frayeur et d'amour désolé, éclats de force trompée, désespoir de pauvre femme faible ; tous les contrastes ont été épuisés, et toujours même harmonie, même grâce de beauté. Certes M. Hugo a admirablement inspiré l'actrice, mais l'actrice aussi est entrée dans toute sa pensée. Cet acte est pour Melle Mars ce que le rôle de Charles VI a été pour Talma. Nous ne saurions rendre ce que le public a ressenti sous ce jeu si puissant et si pénétrant à la fois. Après la toile baissée l'enthousiasme a éclaté à grands cris, et il a fallu que l'inimitable actrice vînt recevoir les hommages de l'assemblée.

Après ces deux épreuves, la critique peut maintenant juger avec plus d'assurance. Tous les journaux d'hier se sont tenus dans les généralités vagues. L'œuvre d'un homme comme M. Hugo doit exciter une controverse sérieuse. Il le faut pour l'art, et pour l'avenir du poète. Excès de force et de grandeur, proportions colossales, confusion du roman vulgaire et du fantastique le plus idéal ; style épique et lyrique ; du coloris, quelquefois le plus riche et le plus harmonieux, et quelquefois mêlé et heurté ; mots de cœur et de génie jetés en images étincelantes ou échappant tout vifs de simplicité ; puis des recherches, des affectations, des redites, des plaisanteries, les unes de mauvais goût, les autres rudes et gauches, voilà certes matière à discussion. Mais partout il faudra reconnaître la supériorité, l'originalité et la puissance, vertu de génie si rare et si vainement demandée depuis tant d'années à notre scène épuisée et appauvrie.

 

Lundi 1er mars

La représentation si attendue d'Hernani, ce coup d’essai théâtral d’un poète si jeune et déjà d’une si haute renommée, ce drame, où beautés et défauts portent l’empreinte de la puissance et de la poésie, a produit la plus forte commotion littéraire dont nous ayons encore eu l’exemple. Qu’on nous pardonne donc si, en prenant la plume, la main nous tremble. Cette pièce, qui va offrir cet hiver aux oisifs de nos salons un sujet de délicieuses distractions, est un événement sérieux pour tout ami des arts. Ce drame va changer la face de nos discussions, porter le jour sur des points de critique plus avancés, et opérer la dissolution prochaine des anciens partis littéraires. En effet, écoutez dans les foyers, causez dans les cercles, lisez les journaux, plus un mot des querelles de formes, des unités de lieu, de temps, d’action, du mélange des tons. Ces questions sont épuisées, dépassées. C’étaient préfaces indispensables : nous sommes arrivés au livre, l’œuvre est commencée ; elle est sous nos yeux : il s’agit aujourd’hui d’en jouir, et, s’il se peut, de la juger.

Cependant une opinion préjudicielle et formellement contraire à la nôtre a été émise. Un critique ingénieux, mais véritable Jérémie littéraire, n’a pas craint de prophétiser qu’en ces temps, tout de politique et d’histoire, la fin des arts d’imagination et surtout des créations dramatiques est arrivée. A ses yeux, toute véritable innovation dans le drame est impossible, de sorte que, pour être conséquent, il sera tenu de démontrer qu'il n'y a aucune nouveauté, aucun progrès poétique dans Hernani. C’est là vraiment une triste thèse, à laquelle une partie de cet article répondra.

Un autre, moins décourageant, reconnaît à M. Hugo un grand fonds de talent poétique ; mais que son drame soit original, qu’il soit nouveau, il le nie. Ce n'est pas encore là le drame que cet écrivain a rêvé, le drame du dix-neuvième siècle. Et nous non plus nous ne croyons pas que Hernani soit le drame du dix-neuvième siècle, ni le nec plus ultra de l’esprit humain ; nous ne pensons pas d’ailleurs qu’il n’y ait qu’une forme de drame par siècle, et nous croyons pouvoir applaudir celui-ci sans préjudice de ceux que l’avenir nous donnera. Il est vrai que nous ne nous faisons peut-être pas de la création d’un genre une idée si effrayante et un point si capital que certains critiques. Par exemple, nous croyons que Racine, en 1666, trouva une tragédie inconnue jusqu’à lui en écrivant Andromaque ; que, plus tard, Voltaire créa un drame nouveau, dont le chef-d'œuvre est Mahomet. Nous voyons beaucoup de nouveauté dans Figaro. Au même titre, il nous semble que M. Victor Hugo vient d’exploiter, je ne dirai pas une forme, mais une source nouvelle d’émotions dramatiques, et de nous donner un drame dont l’avénement n’a guère été possible que depuis trente ans, et qui, depuis quinze, a été vingt fois tenté sans succès : nous voulons parler du drame d’imagination.

Soit ; mais où est la preuve que ce genre soit nouveau ? Elle est en vous-mêmes. Qu’éprouvez-vous en sortant de Hernani ? vous sentez-vous l’âme émue comme en sortant d'Iphigénie ; élevée, agrandie, comme après avoir entendu Cinna ; déchirée, comme après Tancrède ou Roméo ? — Non. — Tant pis pour M. Hugo, dites-vous.— Doucement : le Mariage de Figaro ne vous cause-t-il pas une impression fort différente du Tartufe ? Eh bien ! Hernani est à la tragédie que nous connaissons à peu près ce que la Folle Journée est à la comédie de Molière. Nos trois grands tragiques agissent vivement sur le cœur, sur l’esprit, sur la raison, faiblement et seulement comme moyen sur l’imagination. Au contraire, dans Hernani, le poète saisit l'imagination, la frappe, la passionne ; il agit sur elle directement et comme but. Ce n’est pas à dire que le cœur reste froid, que les larmes ne coulent point, qu’une seule de nos facutés soit mise en jeu dans la nouvelle pièce : presque toutes y sont satisfaites, mais y sont subordonnées à une seule, l'imagination. Il arrive de là, comme dans Figaro, que les mœurs, les passions, les pensées, les sentiments, le langage, n’ont qu’une vérité, qu’une justesse relative et de position. Séparez les parties, vous trouverez le faux, ce qui est commode pour la critique aveugle ou malveillante ; mais, regardé d’ensemble et au point de vue du poète, tout est vrai, tout est proportionné : l’imagination du poète, comme un verre d’optique, grossit les parties, tout en conservant les distances et gardant les proportions.

Qui eût parlé il y a quarante ans d’un drame où l'imagination jouerait le premier rôle eût passé pour fou. Il était convenu alors que nul trait, nulle lueur de vive poésie ne devait éclater dans le drame. Toute comparaison, toute métaphore hardie en était exclue. Les autres genres même où l'imagination devait régner, l’admettaient à peine : témoins Malherbes et J.-B. Rousseau. Depuis environ trente ans notre goût a paru changer. Le spectacle d’une révolution, les promenades militaires de nos armées à travers l’Europe, la vue de tant de cieux, de tant d’usages, et, plus que tout cela, l'ombre si poétique du géant de Sainte-Hélène ont donné à nos imaginations une activité nouvelle et comme une fièvre de poésie.

Atala, il y a trente ans, fut le premier symptôme de ce changement. C’est peut-être la première œuvre passionnée où, chez nous, l'imagination ait fait franchement irruption. L’abbé Morellet protesta contre cette licence, et commença la querelle qui dure encore sous le nom de classique et de romantique, querelle qui n’est autre, comme on voit, que la vieille et éternelle lutte du prosaïsme et de la poésie. De 1814 à 1820, cette révolution, continuée dans la prose par Mme de Staël, se répandit dans les vers, et de ce mouvement surgit M. Lamartine. Depuis dix ans une seconde génération de poètes a fait de grands travaux ; leur vocation, leur tâche à tous semble avoir été d’introduire partout plus d’imagination ; presque tous les genres de poésie ont été renouvelés, quelques uns avec bonheur. Le théâtre seul a langui ; là de nombreux essais ont été tentés, mais jamais décisifs. La dose de poésie que pouvait supporter un public qui en était depuis si longtemps sevré, la dose même que le drame en peut légitimement admettre, étaient des problèmes d’une extrême difficulté. D'heureuses, d’habiles transactions furent faites par M. Delavigne. M. Soumet, moins heureux, étala ses vers dityrambiques sur de vieux canevas sans poésie, et ne fit qu’augmenter les préventions adverses. Enfin, de nos jours, de jeunes poètes ont senti que, pour que la poésie de style ne choquât pas dans le drame, elle devait sortir d’un canevas poétique ; ils se mirent à l’œuvre ; mais ils eurent le tort grave de vouloir poétiser des faits connus et de faire du roman avec l’histoire. La Christine de M. Soulier est un malheureux essai de cette espèce. M. Hugo a été mieux inspiré : c’est sur un fonds romanesque, sur une histoire inconnue d’antique honneur castillan, d’où M. Mérimée aurait pu tirer une jolie nouvelle, qu'il a jeté pensées, passions, couleurs, trésors de poésie. Il fascine si bien nos veux tout d’abord que, malgré nous, nous acceptons ses données Sa fable invraisemblable n’est pourtant pas fantastique comme celle de Faust ; ce sont encore moins les allégories bouffonnes et le patriotisme lyrique d'Aristophanes ; ce ne sont pas davantage les fééries de la Tempête ou d'une Nuit d'Eté. Qu'est-ce donc ? Rien, en véritié, que nous connaissions ; c'est un genre frais et nouveau à la scène, une légende féodale, une romance espagnole qui peint mieux peut-être les mœurs du temps du Cid que celles du temps de Charles-Quint ; c’est, si l’on veut nous passer cette expression, qui ne sera claire que pour qui a vu la pièce : c’est une ballade allemande élevée aux proportions de la tragédie. A présent, essayons de la raconter.

Un cavalier s’introduit par surprise dans l’appartement d’une jeune Espagnole, dona Sol, nièce et pupille de don Sylvia. La duègne l’a pris pour Hernani, l’amant aimé qu’on attendait en l’absence du vieillard. La duègne veut crier ; la vue d’un poignard et le don d’une bourse lui ferment la bouche. L’arrivée de Hernani ne laisse au jeune cavalier que le temps de se cacher dans une armoire. Dona Sol apprend de tristes nouvelles à son amant. Le vieux duc son oncle l'aime et veut l'épouser. Elle fuira plutôt avec Hernani. Mais le jeune homme hésite : dona Sol ne sait pas quelle est sa condition. Il est le chef d'une bande de montagnards qui répand la terreur dans le pays. Le feu roi a fait décapiter son père ; et lui s'est jeté dans cette vie d'aventurier, dans l'espoir de se venger sur son fils Charles-Quint. Partager le sort d'un proscrit n'effraie pas dona Sol. Plutôt les bois, la mort, l'échafaud, que d'être séparés. Cependant le premier amant, l'inconnu, qui étouffait dans sa cachette, en sort sans cérémonie. Dona Sol s'effraie, Hernani s'emporte. Bientôt les deux rivaux ont croisé le fer. Mais voici le vieillard qui rentre. Indigné de trouver deux cavaliers chez sa nièce, il leur adresse de longs reproches, longs comme les discours du vieux Nestor. L'inconnu jette son manteau, et se fait reconnaître pour Charles, pour le roi. Il venait, dit-il, apprendre à Sylvia la mort de l'empereur Maximilien, et le consulter dans cette grave conjoncture. Le vieillard s'incline, et Hernani, protégé par le monarque, peut se retirer sain et sauf.

Cependant le prince a surpris l'heure d'un nouveau rendez-vous donné par dona Sol à Hernani. Il le devance ; des gardes appostés l'arrêteront, car il sait à qui il a affaire. Au signal convenu, la jeune fille paraît au balcon : bientôt elle descend ; mais elle reconnait le roi, jette un cri, veut fuir ; Charles emploie la violence. Alors un homme accourt : c'est Hernani. Mieux escorté que le roi, il a surpris sa troupe ; il le somme de se mettre en garde, mais le roi refuse de croiser le fer avec un bandit : « Assassinez-moi, monsieur », est toute sa réponse. Hernani brise de rage son épée, et laisse se retirer son ennemi railleur, qui, par estime singulière, double et porte à mille carolus le prix de sa tête. Suit une délicieuse scène entre les amants, scène qui, toutefois, rappelle un peu trop celle de l'alouette dans Roméo. Enfin le bruit des pas et la lueur des torches des sbires qui le cherchent forcent Hernani à s'arracher des bras de sa maîtresse. Quelque temps s'écoule ; le bruit de la mort de Hernni a couru : don Silvia persiste à vouloir épouser sa nièce ; il l'entretient avec un charme mélancolique que rien n'égale de tout ce qu'il y a de tendresse encore dans l'amour d'un vieillard. Au milieu de ces discours, on annonce un étranger, un pélerin : c'est Hernani. Quelques mots lui apprennent que dona Sol consentit à le trahir ; dans l'égarement de sa douleur, il jette sa robe, déclare hautement son nom, proclame devnt tous les gens du duc que sa tête est à prix ; mais l'hospitalité est sacrée pour don Silvia, il va fermer son château, et pour veiller lui-même à la sûreté de son hôte il le laisse avec sa nièce. Hernani reproche amèrement à la jeune fille sa trahison ; pour toute réponse, l'Espagnole tire au fond de sa corbeille de noce, et montre à son amant un poignard qu'elle y a caché. Le jeune homme tombe à ses pieds : en ce moment Silvia rentre. vant que le vieillard ait pu tirer une loyale vengeance de cet affront, on annonce l'arrivée du roi ; il sait que Hernani est caché chez le duc, il vaut qu'on le lui livre. La réponse du vieillard est bien espagnole, et n'a d'autre défaut que d'être mal habilement mise en scène : il montre un à un du doigt au monarque les portraits de ses loyaux ancêtres, puis demande à don Carlos s'il peut souiller une telle généralogie par un acte déloyal ? Le roi lui donne le choix de lui livrer sa tête ou le proscrit ; Silvia est prêt à mourir : un mot de dona Sol change la pensée de Charles-Quint ; à présent, c'est la charmante nièce du duc qu'il veut pour otage. A ce dernier trait, la constance du vieillard est à bout : il va céder ; un coup d'oeil sur les images de ses ancêtres lui rend sa vertu. Il voit avec désespoir sa nièce sortir de son château. Dès qu'il est seul, il court à Hernani, prend deux épées et veut lui arracher la vie. Celui-ci s'offre à ses coups. Silvia vient de sauver ses jours, ses jours sont à lui ; mais, quand il apprend que Charles vient d'enlever dona Sol, ses transports surpassent encore ceux du vieillard. Il tombe à ses pieds : Ma vie est à toi, vieillard, mais prête-la-moi pour notre commune vengeance ; courons délivrer dona Sol, tu me tueras après quand tu voudras. Tiens, prends ce cor ; à tel jour, à telle heure que tu le sonnes, je serai prêt à mourir. - Et qui me répond de ta parle ? - J'en jure par la mémoire de mon père. Le viellard accepte. Cependant Charles est parti pour Cologne, où se fait l'élection de l'empereur. Ils l'y poursuivent. Mais Charles a découvert leur trame : il sait qu'ils font partie d'une société secrète qui conspire sa mort et qui tient la nuit ses séances près du tombeau de Charlemagne. C'est là qu'il compte les surprendre. Mais un souci plus grave le préoccupe. Dans peu d'instants, l'élection sera connue : trois coups de canon doivent lui annoncer son triomphe. Cependant, à la vue du tombeau de Charlemagne, les pensées d'abord les plus ambitieuses, et bientôt les plus mélancoliques, s'emparent de l'esprit du futur empereur. Un monologue, unique au théâtre, moins par son étendue que par ses beautés, vient suspendre l'action, et nous emporte nous-mêmes dans des régions tellement élevées que, pendant quelques minutes, Carlos, Hernani, Silvia, dona Sol, les spectateurs, l'auteur et sa pièce, ne nous paraissent plus que comme des points perdus dans l'espace.

La scène de conspiration, qui succède à cette étonnante, inspiration, fait peu d'effet : rien n'en pourrait faire. Cependant l'intérêt renaît un peu, quand trois coups de canons annoncent l'élection de Charles. Il sort rayonnant du tombeau, donne un signal et fait arrêter les conjurés. Les électeurs, en grande pompe, les chefs de l'église et de l'armée, viennent lui présenter la couronne. Devnt cette foule, Hernani se fait connaître ; je suis don Juan d'Aragon ! s'écrie-t-il ; don uan dont le père a été dépouillé de ses états par le tien ; j'ai voulu te tuer pour venger mon père. Cette fois, Charles-Quint ne se montre pas généreux à-demi ; il rend à don Juan ses titres, il fait plus, il veut qu'il épouse dona Sol. La pièce se terminerait par ce pardon, si l’on n’entendait la voix sépulcrale du vieux Silvia murmurer : moi, je n’ai pas pardonné !

Le dernier acte nous transporte au milieu du bal, et des fêtes qui ont eu lieu pour les noces des deux amants. La joie est vive et générale ; seulement un grand homme en domino noir est resté immobile tout le soir ; nul ne le connaît, on s’interroge, on s’inquiète ; le voilà qui traverse la salie : on dirait un spectre ou la statue du Festin de Pierre.

Les.deux époux, trop préoccupés de leur bonheur, sont les seuls qui n’ont pas remarqué ce terrible hôte. Le bal cesse. Une scène de bonheur paisible, une douce rêverie au clair de lune, jette dans tous les cœurs une longue impression de mélancolie inconnue jusqu’ici sur notre scène. Dona Sol, au milieu de cette sérénité enivrante de la nuit, regrette de ne pas entendre un rossignol, une voix, le bruit d’un instrument. Tout à coup se fait entendre le cor ; ce son la charme, tandis que son époux pâlit. Il a reconnu le cor fatal ; il faut mourir. Le vieillard, comme une destinée inflexible, s’avance à pas lents ; il veut sa vie. Don Juan obéira : seulement il demande un jour, une heure. — Non. Dona Sol, en apprenant ce pacte insensé, se désespère ; elle pleure , elle prie , et les cris d’amour qui lui échappent redoublent dans le vieillard dédaigné sa muette et inflexible colère ; du moins ils mourront ensemble. Dona Sol a saisi le poison dans les mains de Hernani et en a bu la moitié. Le vieillard, toujours immobile, observe et compte leurs derniers moments. Dès qu’ils sont morts, il se poignarde, en jetant un cri de réprouvé.

Telle est, toute effacée, toute décolorée, cette fable bizarre.

Mais quoi ! allons-nous clore cet article sans avoir fait la part des défauts ? N’y en a-t-il point ? Si fait, et nous avons indiqué hier les plus saillants. Aujourd’hui nous avons voulu surtout établir à quel titre cet ouvrage nous paraît original et nouveau. Quant aux défauts, ils sont de deux sortes : les premiers tiennent à l’inexpérience que l’auteur a du théâtre. Ainsi le dialogue est souvent gêné, la plaisanterie pénible ; la scène quelquefois languit, se prolonge démesurément ou manque de progression. Les seconds sont plus profonds ; ils sont habituels à M. Hugo ; on les connaît : c’est abus de force, exagération de moyens ; coquetterie d’athlète, qui découvre ses muscles et se dessine hors de propos. Mais, en vérité, le plus froid critique, s’il lui fallait effacer de sa main quelques-unes de ces taches qu’il blâme le plus, hésiterait. Comme l’a dit M. de Chateaubriand, au sujet de quelques écarts pareils épargnés par lui dans ses Natchez : « Il y a quelquefois plaisir à voir l’écume qui blanchit le mors du jeune coursier. »

 

Mardi 2 mars

Il s'est passé ce soir au Théâtre-Français une petite scène assez animée entre le public et la police. Après avoir excité dans le cinquième acte de Hernani les mêmes transports, le même enthousiasme qu'à la seconde représentation, Melle Mars a été rappelée à grands cris. Bientôt le rideau s'est levé, et l'on s'attendait à voir, comme samedi, paraître l'admirable dona Sol ; mais c'est M. Faure qui s'en est venu seul faire des saluts au public, et lui parler d'ordres supérieurs reçus à l'instant même. On avait aperçu M. Mangin dans la salle : bientôt le bruit s'est répandu qu'il avait mandé le commissaire de police, et lui avait commandé ce petit coup d'autorité. Alors les cris du public sont allés croissant, et le pauvre commissaire s'est mis en devoir de prononcer une harangue ; mais il n'en était pas à l'exorde que, le rideau se relevant brusquement, Melle Mars, qui s'était décidée fort à propos de prendre sur elle de désobéir, est venue calmer l'effervescence de l'assemblée, et recueillir ses unanimes applaudissements.

 

Vendredi 12 mars

I! y a pour la poésie certaines époques de langueur, certains temps d'éclipse et de défaillance pendant lesquels l'art est sans force et sans pouvoir. La critique alors s'empare de la direction des intelligences ; elle les échauffe et les avive ; elle déploie librement ses théories, stimule et tourmente la pensée, fomente tous les instincts poétiques, qu'il ne lui appartient pas de satisfaire. C'est le règne des idées en attendant celui de l'art. Ces temps sont à la fois les plus glorieux et les moins gênants pour la critique : elle se développe à l'aise et presque sans obstacle. Mais quand l'art renaît, quand la poésie se réveille, autre et plus difficile devient sa mission. Elle pourrait à la vérité contester l'avènement de sa rivale ; elle pourrait lui dire : Vous n'êtes pas celle que j'attendais, et continuer ses appels à la poésie du dix-neuvième siècle. Mais ce serait régner comme Jacques II à Saint-Germain. L'art est roi dès qu'il agite les esprits, dès qu'il est original et puissant, dès que le mouvement intellectuel part de lui et lui revient. Dès lors la critique doit renoncer à l'initiative de la pensée ; comprendre, exposer, juger celle d'autrui, telle est sa tâche ; et cette tâche plus modeste est aussi plus épineuse. Le public veut la partager et il la trouble. Il faut à tous moments éclairer, réformer les préjugés de cette foule intelligente, mais tout occupée d'affaires, de plaisirs et de politique. Laissez-la juger, dira-t-on ; le bon sens du public est admirable. Oui, sans doute, le bon sens ; mais la poésie, comme la musique et la peinture, se compose d'autre chose encore que de bon sens. Donnez à un parterre anglais de la musique nouvelle à juger, et vous m'en direz des nouvelles. En France, un ouvrage d'esprit est apprécié à merveille du premier coup. En fait d'esprit, le goût français est infaillible ; mais, en fait de poésie, il est moins sûr. Devant une société comme la nôtre, qui va bien moins au théâtre pour jouir que pour critiquer ; chez un peuple où le beau porte avec soi si peu d'évidence que quelques centaines de factum furent écrits pour ou contre le Cid ; chez un peuple où Tarte à la Crème faillit faire tomber l'Ecole des Femmes ; chez un tel peuple, il peut être utile qu'une critique éclairée et partiale pour l'art s'interpose entre un nouvel ouvrage de poésie et le public. Une tragédie originale de conception, neuve de fond et de formes, est une partition difficile, dont il est quelquefois nécessaire de faire sentir aux auditeurs le caractère et les beautés, tout en découvrant à l'auteur son côté faible. Nous avons essayé et nous essaierons encore de remplir ce double devoir en parlant de Hernani. Ce drame continue de soulever, ans les journaux et les salons, une foule de critiques dont nous allons combattre quelques unes, et fortifier quelques autres.

Nous avons voulu montrer, dans notre premier article, quel genre d'émotions produit le drame de M. Victor Hugo. Ces émotions, soit qu'elles résultent de la volonté du poète, ou de la pente naturelle de son talent, nous paraissent nouvelles sur notre scène. Nous connaissions la tragédie héroïque de Corneille, la tragédie tendre et passionnée de Racine, la tragédie déchirante et philosophique de Voltaire : l'auteur de Hernani semble avoir voulu nous faire connaître un plaisir tragique d'un autre ordre, un plaisir qui passe bien par le cœur et par l'esprit, mais qui agit principalement et par-dessus tout sur l'imagination. C'était naguère encore un axiome de la poétique française, que les plaisirs de cette espèce veulent être goûtés dans l'isolement, tandis que ceux de l'âme ont d'autant plus d'énergie qu'ils sont ressentis par un plus nombreux auditoire. Cette supposition, repoussée par l'exemple de tous les théâtres, y compris celui des Grecs, qui donnait beaucoup à l'imagination, ne fût-ce que dans ses .admirables chœurs , était jusqu'ici restée vraie pour la France. C'est en effet le caractère de ce que nous appelons dramatique, de présenter les passions humaines avec toute leur éloquence, et dépouillées de leur poésie. M. Victor Hugo a dérogé à cet usage. Il a convié l'imagination à son drame, et il ne l'a pas fait entrer à la dérobée : il l'a introduite avec éclat, trop d'éclat peut-être, et l'a fait asseoir à la première place.

Il était naturel qu'une telle innovation fît un grand scandale. L'imagination, qui est peu habituée chez nous à recevoir de pareils hommages, a paru plus étonnée que reconnaissante. La sensibilité et la passion, que l'auteur avait heureusement bien traitées, n'ont pas réclamé ; mais la raison s'est mise en révolte. Les arguments les plus forts, les plus serrés, les plus logiques, ont été lancés par elle contre cette œuvre à la vérité peu raisonnable.

C'est vraiment plaisir que d'entendre les avocats de la vraisemblance démolir pièce à pièce cette pauvre histoire. Est-il croyable, disent-ils, qu'une fille noblement élevée, comme dona Sol, préfère le cœur d'un bandit à l'amour d'un prince ? Est-il vraisemblable qu'un ennemi mortel qui peut se vengei ne profite pas mieux de l'occasion que Hernani ? L'abandon que le jeune homme fait de ses jours au vieillard n'est-il pas absurde ? Est-il naturel que Hernani refuse de reprendre son cor, d'où sa vie dépend, pour se donner le plaisir d'assassiner un prince qu'il a déjà pu et n'a pas voulu assassiner ? Enfin l'exécution du pacte fatal est-elle tolérabie ? Hernani ne pourrait-il pas au moins répondre à son bourreau ce que don Carlos lui avait répondu à lui-même : Assassinez-moi ?

Tous ces raisonnements et bien d'autres encore sont tous très bons, très justes, et à peu près, je crois, sans réplique. On pourrait les délayer en vingt feuilletons, et se donner pendant un mois le plaisir de battre tous les jours l'auteur et la pièce. Que prouverait-on ? une seule chose : c'est qu'avec beaucoup de sens commun il peut arriver que l'on manque du sens poétique.

Peut-être n'a-t-on pas oublié le temps où une fois par semaine un feuilleton de Geoffroy venait foudroyer le Mariage de Figaro. Le rigoureux dialecticien démontrait à merveille l'invraisemblance du plan, la fausseté des caractères, les divagations et le néologisme du dialogue. Où Beaumarchais avait-il vu un homme pensant, agissant, bavardant comme Figaro ? Sont-elles aussi fort communes les femmes qui, comme la Comtesse, sachant leur mari jaloux, et, sur un faux avis, prêt de rentrer chez lui, prennent ce moment pour s'occuper sous clef de la toilette d'un jeune page ? Et puis la rare habileté que celle de ce rusé barbier qui se dit en état de conduire à la fois deux, trois, quatre intrigues, qui se mêlent, qui se croisent, et qui n'est délivré de Marcelline que par la plus ridicule reconnaissance. Le terrible aristarque ne tarissait pas sur tous ces défauts de vérité, de raison et de logique. Ses lecteurs approuvaient le matin l'article, et le soir applaudissaient la pièce, même dans les passages les plus critiqués : c'est qu'ils entraient dans le point de vue de l'auteur. Geoffroy, au contraire, cherchait une comédie d'observation, une comédie vraie et à la manière de Molière dans une comédie toute fantasque ; il était sûr de ne la point trouver. Il en usa de même contre Voltaire. Pour discréditer Figaro il arguait de la comédie d'observation; pour déprécier Alzire et Mahomet il faisait appel à l'art pur. M. Schlegel, comme on sait, par une semblable préoccupation, s'est étrangement égaré dans les jugements qu'il a portés de notre théâtre. En se plaçant dans le point de vue contraire au nôtre, et en refusant de descendre de la sphère poétique, il lui est arrivé de ne comprendre que très peu de chose à Racine, et absolument rien à Molière.

Mais, s'écrient les avocats de la vraisemblance, la raison est la base de la poésie et des arts. Elle est obligatoire dans quelque système que vous vous placiez. — Sans doute; il ne s'agit que de la dose. Retranchez de Figaro la folie, les invraisemblances ; mettez de la suite, de la liaison dans le dialogue ; rayez les coqs-à-l'âne, les jeux de mots puérils, rasé, blasé, etc., vous n'aurez plus de Figaro. —- Vous dites peut-être qu'on peut tolérer un certain degré d'extravagance dans la comédie, mais qu'il n'en est pas de même du genre sérieux ; que nous ne pouvons être touchés sans croire à la vérité de ce qui nous touche. — Mon Dieu ! nous sommes souvent touchés sans croire : l'homme est ainsi fait. Avez-tous une foi bien vive dans les récits d'où Burger tirait ses ballades ? Hoffmann, dans ses contes fantastiques, ces Mille et une Nuits du nord, ne vous émeut-il pas à tous moments ? ce n'est pas, que je sache, par le moyen de la raison.

C'est au moins, direz-vous, un genre de poésie fort inférieur : dire que Hernani tient dans le genre sérieux la place qu'occupe la Folle Journée dans le comique, c'est en faire un mince éloge. La comédie de Beaumarchais n'est-elle pas très inférieure à celle de Molière ? — Assurément l'homme est inférieur à l'homme ; mais le genre au genre, je ne sais. Prenons d'autres noms. Rabelais, par exemple, vous semble-t-il inférieur à Lesage ? non. Je vous laisse tirer vous-même la conclusion. Au reste, toutes les querelles de prééminence sont oiseuses et insolubles. La nature les résout pour nous et sans nous. Esprit, imagination, sensibilité, raison, ont été répartis inégalement entre les hommes ; d'un grain de plus on de moins vient la différence qu'il y a entre, le goût d'un Anglais, d'un Arabe, d'un Grec, d'un Indien ou d'un habitué du Gymnase. La même inégalité existe d'individu à individu. Un scrupule d'imagination de plus et de raison de moins fait toute la différence des romantiques et des classiques. Voilà tout. Que le poète cherche à nous plaire en agissant sur celle de nos facultés qu'il croit la moins blasée, libre à lui. C'est en ce sens que l'art a pu dire à la critique : J'ai fait ceci parce qu'il m'a plu ; tous n'avez à juger que l'exécution.

Examinons donc l'exécution dans Hernani. Jusqu'ici nous avons paru nous en occuper à peine. Cependant le détour que nous avons fait nous retardera peu ; ce que nous avons dit du genre a fort simplifié ce qui nous reste à dire de la pièce. Mieux initié à la pensée du poète, nous pouvons nous dispenser de lui adresser bien des objections futiles. Mais, tout en restant dans son point de vue, nous lui ferons une critique grave, une critique fondamentale. Nous signalerons un défaut qui détruit en partie, selon nous, l'harmonie de sa composition.

Nous ayons loué précédemment M. Hugo de ce que, voulant faire de la tragédie romanesque, il n'a point torturé, faussé quelque grand sujet, historique. C'est un mérite ; ais nous l'aurions voulu complet. Pourquoi, au milieu des personnages imaginaires, avoir jeté Charles Quint ? Sans doute l'auteur a voulu rehausser le genre de sa pièce, peut-être même donner plus de créance à sa fable, comme ces conteurs qui jettent toujours un nom connu dans leurs histoires, et donnent une date à tous leurs récits ; mais, dans cette hypothèse même, le nom et la date nous semblent mal coisis. Le nom de Charles-Quint est trop grand ; il s'y rattache un trop vif intérêt historique ; la date est trop récente : c'est justement celle de la fin de l'ère chevaleresque et féodale. Cela rend la raison plus exigeante. Ne lui montrez que dona Sol, Hernani, don Gomez, elle croira tout ; elle croira au pacte insensé du jeune homme et du vieillard ; elle croira. l'ordre de mort que le son du cor apporte. Mais si vous la voulez si crédule, il faut en retour qu'aucun nom puissamment historique, qu'aucune figure d'une réalité trop évidente ne l'éveille et ne détruise son rêve. Ce prince qui, comme les héros de l'Arioste, emmène dona Sol en otage, il choquerait beaucoup moins s'il ne s'appelait Charles Quint. Ce roi qui, au milieu des intrigues d'une élection à l'empire, fait l'ofllce d'alguazil, et surveille lui-même ses assassins près d'un tombeau, me semblerait bien moins mélodramatique s'il était autre que Charles Quint. Et puis, pour que le passage de l'histoire au fabuleux ne fût pas trop choquant et trop brusque, le poète a été forcé, surtout dans les troisième et quatrième actes, de ne montrer que des traits fort idéalisés de son héros ; heureux encore de les avoir conservés assez justes, quoique vagues et lointains. En effet, c'est à peu près là, si vous voulez, la galanterie, la bravoure, la hauteur, la mélancolie même du futur religieux de Saint- Just ; mais les détails et la réalité manquent, parce que le genre de l'ouvrage ne le voulait pas.

Toutes les critiques bonnes et mauvaises qu'on a faites de la conception peuvent s'adresser au style. Il est, en effet, tout aussi peu sensé, tout aussi peu vraisemblable que la fable. L'imagination y domine, Si vous vous laissez prendre au récit, la diction vous charmera. Comme toujours, M. Victor Hugo cherche ici les effets dans la vivacité des contrastes. Il oppose couleurs à couleurs et choisit toujours les plus tranchées. Quand sa poésie blesse, c'est par le heurté de la métaphore, rarement par le mot simple et nu. Le contraire est arrivé au More de Venise. C'est qu'en effet rien ne ressemble moins au procédé de Shakspeare que celui de M. Victor Hugo. Son style plaît ou choque par la réunion de qualités qui semblent s'exclure. On est comme étourdi de trouver dans un même ouvrage la profondeur de la pensée et l'exubérance des images, la splendeur du ciel espagnol et le nébuleux du ciel allemand. Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble voir dans Hernani un double reflet de Calderon et de Goethe, comme dans Figaro un reflet de Rabelais et de Calderon.

Un mot encore. On s'est plaint avec raison de cette intolérance d'amitié qui comprimait aux premières représentations de Hernani tout signe de désapprobation. Aujourd'hui l'on peut renvoyer ces plaintes à un sentiment moins excusable. Des rires bruyants et affectés, des exclamations continuelles ont scandaleusement troublé les dernières représentations. Nous ne doutons pas que ceux qui ont le plus vivement blâmé le premier abus n'improuvent aussi vivement le second. Les juges les moins favorables à cet ouvrage ne lui ont pas refusé un grand mérite. Il a donc droit d'être entendu, et ceux qui vont au théâtre pour le juger ont peut-être aussi le droit de l'entendre. Nous ajouterons que ces champions du bon goût pourraient en montrer un peu plus eux-mêmes. Leur critique tombe toujours à faux, et aucun avis utile ne peut parvenir par eux à l'auteur. Au reste, malgré la fatigue de ces interruptions, les acteurs ne jouent pas avec moins d'ensemble. Michelot montre toujours la même finesse, la même supériorité railleuse ; Joanny et Firmin, la même chaleur. Quant à mademoiselle Mars, sa grâce, sa sensibilité, l'inimitable justesse de son jeu si pathétique et si déchirant semblent croître avec les obstacles. Le cinquième acte excite toujours les mêmes transports.

 

Nouvelles des théâtres

La Porte-Saint-Martin donnera ce soir, vendredi, une parodie de Hernani, intitulée N, I, ni, ou la Contrainte par cor, drame en prose rimée, traduit du goth par un Vandale, musique d'un Hun. Nous en verrons bien d'autres ! Quatre-vingt-quinze vaudevilles sont à l'œuvre.

 

Lundi 15 mars

Théâtre de la Porte-Saint-Martin - N,I,NI, ou la Contrainte par cor

Après la tragédie, la parodie ; c'est dans l'ordre. Les admirateurs et les détracteurs de M. Hugo, une fois d'accord, s'en réjouissent. En effet, si les honneurs de la parodie constatent un succès, les épigrammes dont elle est assaisonnée consolent les envieux. Aussi, tandis qu'il y a combat au parterre de la Comédie-Française, à la Porte-Saint-Martin le rire est unanime.

Pour avoir les avantages de la priorité, MM. Dupeuty, Carmouche et de Courcy se sont beaucoup hâtés, trop peut-être. C'était le cas, ou jamais, d'essayer une nouvelle forme de parodie. Ils ont jeté celle de Hernani dans le même moule que celle de Henri III. Comme Cricri, N, i, Ni n'est qu'un calque servile, qu'une triviale caricature. Au quatrième acte, le magnifique escalier du Théâtre Français a fait place à une échelle de plâtrier : voilà comme ils ont procédé partout et pour tout. Actes, situations, personnages et vers, sont de la sorte travestis et descendus au burlesque. Chose étrange qu'on prenne ainsi plaisir à défigurer de nobles pensées, à changer de belles statues en nains difformes et risibles ! Mais si ce genre d'ouvrage a ses auteurs, il a aussi son public. Nous aimons à briser nos idoles, à rire de ce que nous avons admiré. Don Gomez s'appellera donc le père Dégommé ; Hernani, N, i, Ni ; don Carlos, don Pathos ; dona Sol, mademoiselle Parasol, etc. Ce qu'ils feront, je ne puis le dire, car je n'ai pas compris l'action : elle m'a paru, du commencement à la fin, un non-sens. Quoi qu'il en soit, on s'y amuse beaucoup. Le dialogue, tour à tour fin et grossier, spirituel et franchement bête, est d'une bouffonnerie, d'une folie presque toujours fort plaisante. Dans la bouche de Provost et de Melle Zélie Paul, il excite une gaîté générale que l'orchestre, non moins malin que les auteurs, sait à propos entretenir. Quelques traits satyriques de fort bon goût et frappant juste satisferont les plus difficiles. Un, entre autres, mérite d'être cité : à la fin du quatrième acte, le régisseur du théâtre s'avance et, après les trois saluts d'usage : « Messieurs, dit-il, l'administration vous prie de ne pas quitter vos places. Vous pouvez croire que la pièce est finie ; mais non : il y a encore un dénouement. »

Ainsi la parodie de Hernani est faite. Par malheur on va a refaire de tous côtés. A notre avis il n'y en aurait plus qu'une à offrir au public, celle du public lui-même, de cette cohue de jugeurs de toutes sortes, ceux-ci épiloguant niaisement sur les mots, ceux-là opposés au système dramatique de l'auteur, tous sans attention pour l'ouvrage même. Car, s'il y a des amis, il y a aussi des ennemis plus dénués d'intelligence, plus ridicules que les autres. L'amitié rend partial : la haine, aveugle et injuste ; et, dans ce conflit d'exaltation et de dépréciation à outrance, on ne peut voir sans pitié ceux qui n'ont pas pour excuse un sentiment honorable.

 

Jeudi 18 mars

Théâtre de la Gaîté - Hocnani

Et de deux ! car c'est encore une parodie de Hernani. Pas un théâtre secondaire n'aura le bon esprit de s'y soustraire, vous le verrez. N'en a-t-on pas voulu lire une au comité de l'Odéon ! Il paraît qu'on en a tant fait qu'il en débordera sur la province. Race moutonnière que nos vaudevillistes ! et pour comble de ridicule, ils diront tous la même chose. Déjà la parodie de la Gaîté suit pas à pas celle qui attire la foule à la Porte-Saint-Martin ; comme elle, calque burlesque et trivial du drame de M. Hugo, dialogue plus grossier, moins spirituel, mais pièce un peu plus raisonnable peut-être. Hernani est devenu un contrebandier, Charles-Quint un employé de l'octroi, don Gomez un marchand de vin ; sa nièce se nomme la belle Sole ; le cor fatal est changé en flûte à l'oignon, et tout se passe comme vous le devinez. Au dénouement, le vieillard empoisonne pareillement les deux amants ; mais quand il y en a pour deux, il y en a pour trois : il boit donc à son tour. « Ciel ! ce n'est pas du poison ! je me suis trompé : c'est du vin à trente. » Aussitôt les victimes relèvent la tête : « Est-il vrai ? nous ne sommes donc pas morts ? » Et toute la noce se met à danser, et l'on chante que Rousseau n'est pas éclipsé par Hernani ; bonne nouvelle, qui a beaucoup réjoui le pubic de la Gaîté.

Une anecdote, qui court les salons, me paraît plus plaisante que tout cela. A la première représentation de la pièce originale, quand Firmin dit : « Vieillard stupide ! il l'aime », un bon vieux poète classique, connu par ses distractions et ses naïvetés, a entendu : « Vieil as de pique ! il l'aime ! » Comme de raison, son goût s'en est fort scandalisé : « Dans une comédie, à la bonne heure ! mais dans une tragédie !.. » On n'a pas encore pu le dissuader de son erreur.

 

Jeudi 25 mars

Théâtres du Vaudeville et des Variétés. Parodies de Hernani, n° 4 et n* 5.

Hernani ! - Etes-vous pour Hernani ? - Moi, je n'aime pas Hernani. - Dans les journaux, dans les salons, à la cour même, Hernani partout : les libraires le vendent par milliers. Nous comptons déjà cinq parodies, y compris celle de la Revue de Paris, et Dieu sait combien l’on nous en garde encore. Il ne nous manque plus à ce propos qu’une guerre de livres, de sermons et de mandements. Patience ! il ne nous manquera peut-être rien. « M. Hugo est bien heureux ! • disait en soupirant un auteur de tragédies classiques qui a obtenu quinze grands succès et dont on n’a jamais parlé.

La parodie du Vaudeville est jetée dans le même moule que celle de la Porle-Saint-Martin. Le drame original y est pareillement travesti acte par acte, scène par scène, vers par vers. Harnali, marchand de contremarques, Charlot, contrôleur, le vieux Dégommé et Quasifolle, sa nièce, voilà les personnages mis sur pied par M. Auguste de Lauzanne et ses collaborateurs. Ils se posent, gesticulent et agissent absolument comme au Théâtre-Français. La rivalité des trois amants de Quasifolle et la guerre des directeurs de théâtre contre les auteurs remplacent la partie passionnée et la partie historique de Hernani. Si le quatrième acte a paru plat et ennuveux , les autres méritent le succès qu'ils ont obtenu, et le mériteront encore mieux quand on aura supprimé beaucoup de froides redites, un grand nombre de vers qui ne signifient rien, et un grand nombre d'autres qui en disent trop, grossiers et de mauvais goût qu'ils sont. Coupez donc, coupez sans pitié ; et alors le public rira sans interruption de toutes vos critiques, justes ou injustes, mais presque toujours plaisantes, de votre dialogue semé de traits fort spirituels et fort comiques, et des grotesques amours et du trépas bouffon d’Arnal et de mademoiselle Brohan.

Pendant qu'on applaudissait au Vaudeville, on sifflait la parodie des Variétés. Il faut avoir du malheur pour échouer dans ce genre, de tous les genres le plus facile. Le maître d'un château fait venir des comédiens ambulants pour jouer chez lui Hernani, le drame à la mode. En chemin la troupe est dévalisée par des voleurs : plus de costumes ni d'armes, plus de rôles ni de manuscrit ! Quel parti prendre ? On s'habillera avec des rideaux, on se coiffera avec des chapeaux de papier, on s'armera de broches et de couteaux de cuisine. Quant à la pièce, on se rappellera ce qu’on pourra de Hernani ; et lorsque la mémoire sera en défaut, on improvisera des vers comme on en a fabriqué longtemps dans certaines feuilles. De tout cela il résulte, non pas un vaudeville, non pas une parodie, mais je ne sais quel non sens trivial et honteux ; mystification impertinente , dont le public a fait justice complète. On n’a livré aux sifflets que le nom de M. Manouvrier.

Il reste une ressource au théâtre des Variétés, c’est de commander bien vite, s'il est encore quelque manœuvre qui veuille lui faire des pièces, un vaudeville intitulé Tous les Hernani, ou la Parodie des parodies. Il y a là le sujet d’une moquerie piquante et de fort bon goût.

 

Lundi 29 mars

Les hostilités contre Hernani continuent toujours, c’est, dans les salons et au théâtre, le même acharnement risible : les bulletins de cette petite guerre seraient fort plaisants. Il y a tel homme grave, qui, de compte fait, dépense chaque jour contre M. Hugo plus d’ironie, de sarcasmes et de colère que n’en mérite le ministère Polignac. Pour moi, j’aurais bien voulu voir M. Hugo faire sa Critique de Hernani, comme Molière a fait la Critique de l'Ecole des femmes ; j’aurais aimé retrouver, dans un petit acte ce fashonahle grasseyant qui trouve Hernani détestable, du dernier détestable, ce qui s’appelle détestable ; ce jeune homme à longue barbe dont la pudeur a été révoltée de la scène d’amour après le bal ; et ce gros homme d’affaires qui se fait expliquer ce que c’est que le fantastique ; et ce poète émérite qui se dit impartial et qui accorde généreusement cinquante beaux vers à l’ouvrage. J’aimerais voir M. Hugo défendant naïvement et hautement sa pièce, plan et style ; plaidant pour la scène des portraits, et soutenant son vieillard stupide, comme l'auteur de l'Ecole des femmes ses chaudières bouillantes et ses enfants par l'oreille. Je pense qu’il y aurait là pour le poète un joli acte à faire, et que cela ne serait pas mal, comme dit Molière, à la queue de la tragédie.

Cependant la principale pièce du procès est entre les mains de tout le monde : Hernani est imprimé. Nous l’avons lu et étudié avec soin. Quand nous ne connaissions que son effet théâtral, que son mérite extérieur et, pour ainsi dire, de perspective, nous avons dû nous borner à exposer les émotions que nous avait causées cette vue rapide. Aujourd’hui que nous pouvons l’examiner à l'aise, que nous pouvons en quelque sorte, entrer dans l'intérieur, parcourir les cours, mesurer les colonnes, nous allons essayer de rendre raison de la distribution de l'édifice et des procédés de l'architecte.

Et d'abord nous devons prédire un désappointement assuré à qui chercherait dans cette construction à demi-moresque la simplicité et l'unité de l'art antique. Cherchez-y le luxe de détails, la variété d’ornement, l’ampleur et la hardiesse d’exécution, qui sont les caractères de l’art moderne. Ce drame n’est pas, comme la plupart de nos tragédies, un simple parallélogramme dont on peut d’un coup d’œil saisir et juger l’ensemble. C’est plutôt quelque chose de compliqué comme l’architecture arabe. La fable de Hernani n’offre pas, selon l’usage, un amour unique traversé par un seul obstacle ; elle nous offre trois amours qui tendent au même but et qui suivent séparément leur voie ; trois amours, dont l’un s’éteint dans l’ambition, l’autre dans la haine, et le dernier dans la folie sublime du point d’honneur. Le vrai titre de la pièce devait être Trois pour une.

La fable a un tour merveilleusement espagnol. Je ne sais même si, en cherchant bien, on ne trouverait pas quelque chose d’approchant dans le Romancero ou dans le vieux théâtre castillan. Tres para una figurerait assez bien, ce semble, devant une des quinze cents comédies de Lope de Vega. Une jeune fille aimée par trois galants, l’un duc, l’autre bandit, l’autre roi, telle est la donnée fantasque que l’auteur nous montre sous toutes les faces, depuis la plus gaie jusqu’à la plus sombre. Lui-même, au cinquième acte, fait ainsi l’exposition, ou plutôt le résumé de son sujet :

Trois galants, un bandit que l'échafaud réclame ;
Puis un duc, puis un roi, d'un même cœur de femme
Font le siège à la fois ; l'assaut donné, qui l'a ?
C’est le bandit.
            — Mais rien que de juste en cela.
L’amour et la fortune, ailleurs comme en Espagne,
Sont jeux de dés pipés : c’est le voleur qui gagne.

On voit que l'unité d’action (nous ne disons pas d'intérêt), n’est guère mieux observée dans Hernani que les unités de temps et de lieu. Vous vous récriez ; vous vous indignez, de cette première atteinte portée à la pierre angulaire, et jusqu’ici respectée, de notre ancien système. Mais, de bonne foi, si l’on n’avait eu l'intention d'arriver à un drame plus ample, plus varié, plus complexe que le drame antique, eût-il été raisonnable de réclamer pour le poète la liberté de disposer à son gré du temps et des lieux. C'eût été, de gaîté de coeur, abaisser la règle, dégrader l’art, et donner de nouvelles facilités à nos faiseurs de tragédies régulières, qui n'accouchent déjà que trop aisément. En protestant, comme on l’a fait, contre le système aristotélique, si beau, si conséquent dans sa rigueur, on a témoigné que l’unité grecque avait aujourd’hui pour nous, comme pour les peuples qui nous avoisinent, moins d’attrait que la variété; on a témoigné qu’on désirait voir notre tragédie rentrer dans les voies modernes que l’auteur du Cid lui avait ouvertes, et que l’Académie lui a fermées. M. Hugo a compris ce vœu. Il essaie à sa manière de reprendre l’art au point où l'ont laissé le Cid, Don Sanche et Nicomède.

Nous n’examinerons pas si dans cette hasardeuse entreprise de rattacher sa poésie au vieil anneau du Cid, l’auteur de Hernani a suffisamment tenu compte du laps de temps écoulé depuis Corneille ; si les vers de M. Hugo, un peu rudes et vieillis à dessein, n’ont pas trop souvent l’air de s’adresser à des bourgeois de 1636 plus qu’à un parterre de 1830 ; s’il n’eût pas été plus sage de supposer accompli ce que le dernier siècle eût pu faire en suivant la trace de Corneille, et de prendre l’art devant soi, non plus haut : nous ne rechercherons pas, d’autre part, si, rompant la chaîne des traditions récentes, la langue poétique pouvait s’isoler de tous précédents ; si remonter à une source de poésie perdue doit s’appeler un mouvement rétrograde, et s’il en est du cours de l’art comme de celui de certains fleuves qui disparaissent quelques temps sous terre, et coulent ensuite limpides et sans limon entre de nouvelles rives. Ce sont là des questions trop délicates et qui nous mèneraient trop loin. Retournons vite à nos trois amoureux.

Ainsi donc un caprice de roi, un sombre et égoïste amour de vieillard, une sincère passion de jeune homme, et par dessus tout un admirable amour de femme, telle est la riche matière de l’action. Dès le premier acte, nous voyons éclater toute la fougue hautaine de l’amant royal ; dans le second, toute la passion profonde de Hernani ; dans le troisième, l’idée de la pièce est nettement posée : la belle et les trois amants sont en présence :

... Je crois que, sur mon âme,
Nous sommes trois chez vous ; c’est trop de deux, madame.

Durant toute la pièce, cette idée sera reproduite, toujours variée, toujours la même. Un des trois amants s’éloigne-t-il, le poète supplée à son absence par des artifices de dialogue. C’est ainsi qu’au second acte, où don Ruy Gomez ne paraît pas, nous croyons en quelque sorte le voir en tiers avec Hernani et dona Sol :

Renoue à d’autres jours tes jours par moi froissés ;
Epouse ce vieillard, etc.

Un autre soin du poète, c’est, à chaque développement de caractère ou de passion de don Carlos et de don Gomez, d’opposer un développement plus complet des sentiments de dona Sol et de Hernani ; ce soin a le double avantage de fixer l’intérêt sur les deux amants, et de jeter dans chaque acte une ravissante scène d’amour. Le quatrième acte seul en est privé. Dans cet acte, qui est, selon nous, la grande faute de l’ouvrage, dans cet acte tout politique, où l’ambition de Charles-Quint déborde sans discrétion ni mesure, le poète, vers la fin, parvient avec beaucoup d’art à revenir au ton de la pièce. Quand don Carlos, surmontant sa faiblesse, cède dona Sol à Hernani, il y a, ce nous semble, autant d’habileté que de justesse dans les regrets qui échappent au monarque en passant au cou de son rival l’ordre de la toison d’or :

Par saint Etienne, duc, je te fais chevalier.
Mais tu l'as le plus doux et le plus beau collier !
Celui que je n'ai pas, qui manque au rang suprême !
Les deux bras d’une femme aimée et qui nous aime !
Ah ! tu vas être heureux : moi, je suis empereur.

Au cinquième acte l’action a perdu un de ses acteurs : le roi n’y paraît pas. Ce qui remplit cet acte, c’est le duel à mort du vieillard et du jeune homme. Eh bien ! dans cette partie même de l’ouvrage, don Carlos sera représenté ; nous retrouvons parmi les seigneurs qui complimentent l'épousée les courtisans qui accompagnaient le roi sous le balcon de dona Sol ; et même, dans la scène qui suit le bal et qui précède la catastrophe, plusieurs traits d'ailleurs pleins de grâce rappellent le roi à notre esprit :

Que sur ce velours noir ce collier d’or fait bien !

HERNANI
Nous vîtes avant moi le roi mis de la sorte.

DONA SOL
Je n’ai pas remarqué : tout autre, que m'importe ?

Ainsi toujours et partout l'unité de la pièce, comme le thème dominant d’un opéra, se montre à nous sous toutes les formes, les trois amours se croisent de vingt façons ; et, comme des satellites, gravitent autour de l’amour le plus charmant, le plus parlait, le plus céleste, celui de dona Sol.

Cette femme, cet ange, comme l’appelle si souvent Hernani, est un modèle d’amour à la fois profond, ardent et pur ; un type de véritable amour espagnol, tout à son objet, sans combat, sans distraction. Ce n’est pas la tendresse un peu timide de Juliette : le poignard de don Carlos est caché dans ses joyaux de noces. Ce ne sont pas non plus les violences des adorables furies de notre scène ; c’est une force calme, silencieuse ; et, dans la dernière crise, quand il s’agit des jours de son amant, des cris de femme, des accents brisés de douleur et de tendresse, toute l’énergie du désespoir. Rien n’est mieux conçu, plus un, plus complet que ce caractère. Voyez comme au premier mot de Hernani elle est prête à partager ses périls :

... Je n’ai rien sous le ciel jaloux,
Que l'air, le jour et l’eau, la dot qu'il donne à tous.
Or, du duc ou de moi souffrez qu'on vous délivre.
Il faut choisir des deux, l'épouser ou me suivre.

DONA SOL
Je vous suivrai.

HERNANI
Réfléchissez encore...
Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves,
Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves ;
Soupçonner tout : les yeux, les voix , les pas, le bruit,
Dormir sur l'herbe, boire au torrent et, la nuit,
Entendre, en allaitant quelque enfant qui s’éveille
Les balles des mousquets siffler à votre oreille :
Etre errante avec moi, proscrite, et, s’il le faut,
Me suivre où je suivrai mon père.... à l'échafaud.

DONA SOL
Je vous suivrai.

HERNANI
Le duc est riche, grand, prospère ;
Le duc n’a pas de tache au vieux nom de son père :
Le duc peut tout ; le duc vous offre avec sa main
Trésor, titres, bonheur...

DONA SOL
Nous partirons demain.

Et un peu après :

Hernani... Etes-vous mon démon ou mon ange ?
Je ne sais ; mais je suis votre esclave. Ecoutez ;
Allez où vous voudrez, j’irai. Restez, partez. Je suis a vous.
Pourquoi fais-je ainsi ? je l’ignore :
J’ai besoin de vous voir et de vous voir encore,
Et de vous voir toujours....

Il est vrai que les actions de dona Sol, comme celles de son amant, sont loin d’avoir la même justesse et la même précision que ses sentiments el ses pensées. C’est que l’auteur sait mieux faire parler qu’agir ses personnages. Sa pièce est un tissu presque partout brillant et bien nuancé, mais faible et souvent rompu par place. Pourquoi Hernani au second acte n’emmène-t-il pas sa maîtresse ? — Il est poursuivi par les gens du roi. — Et les jours suivants ? — Il est retenu par les mêmes obstacles. — Soit ; mais les spectateurs ne sont pas dans le secret de ces obstacles. Pourquoi, de son côté, dona Sol consent-elle presque sans objection à épouser son vieil oncle ? Nous savons bien qu'elle est résolue à mourir ; mais pourquoi ce dessein, tant qu’elle peut espérer de revoir Hernani et de le suivre ? La scène de la conjuration ne donne pas moins de prise à la critique. D’où vient la stupeur des conjurés ? De l'élection de Charles-Quint à l’empire ; un d’eux l’a dit :

S’il a le saint empire, il devient, quel qu’il soit,
Très auguste, et Dieu seul peut le toucher du doigt.

Mais alors comment concevoir que les ennemis mortels de don Carlos aient attendu pour conjurer sa mort l’instant même qui peut le leur rendre inviolable ? La raison que donne Hernani de son inaction est par trop puérile :

J'ai cru que c'était Charlemagne.

Ce sentiment est faux parce que la situation est fausse.

D’autres fois, dans Hernani, les sentiments manquent de vérité sans que ce soit pour la même cause. Ce vers :

Pouvais-tu pas choisir d’autres poisons pour elle ?

nous semble à mille lieues de ce que devait penser et dire Hernani en voyant expirer sa maîtresse. Ailleurs, M. Hugo tombe dans ces non-sens déclamatoires et ronflants, si justement reprochés à l’école classique de notre époque :

Et quand j’aurai le monde
      — Alors j’aurai la tombe.

Le bleu manteau des rois pourrait gêner tes pas :
La pourpre te va mieux ; le sang n’y paraît pas.

C’est là du Lucain tout pur, quand Lucain déclame à vide. Dans d’autres endroits fort rares, le faux nous paraît porter non sur les sentiments, mais sur les mœurs. Quand don Carlos, dans un langage assez peu royal, dit à la vue de l’armoire où la duègne le cache,

Serait-ce l’écurie où tu mets d’aventure
Le manche du balai qui te sert de monture ?

Le poète nous semble faire allusion à une superstition qui n’est point espagnole. Si je ne me trompe, l’idée et le mot de sabbat se trouvent peu ou point dans la péninsule. Ce qui est populaire en Espagne, c’est la croyance à l'influence du regard, croyance que les Espagnols ont prises des Arabes. Leurs sorcières jettent des sorts. Elles ont bien aussi quelques rapports avec le diable ; mais qu’elles connaissent le sabbat et le balai, je ne le crois pas : c’est là de la diablerie allemande, non de la diablerie méridionale.

Le style de M. Hugo a soulevé bien des critiques. Nous croyons qu’on peut résumer tous les chefs d'accusation en un seul : l’usage trop fréquent et surtout trop prolongé des figures. Dans Hernani, la première métaphore jaillit presque toujours vraie et passionnée du sein du personnage ; mais le poète la suit, la double, la triple, et elle finit par devenir artificielle ou toute lyrique ; voyez ces vers :

Les hommes ! c'est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit ; pleurs et cris : parfois un rire amer.
Ah ! le peuple ! — Océan ! onde sans cesse émue,
Où I'on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui brise un trône et qui berce un berceau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Ah ! si l’on regardait parfois dans ce flot sombre,
On y verrait au fond des empires sans nombre
Grands vaisseaux naufragés que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient et qu'il ne connaît plus.

Les innovations métriques de M. Victor Hugo lui sont encore moins pardonnées peut-être que son luxe de symboles et d’images. A cette occasion, un écrivain aussi instruit que spirituel a fait remarquer avec raison que notre théâtre est le seul au monde où la tragédie et la comédie soient condamnées à la solennité du vers épique. Les Grecs et les Latins employaient l'iambe au théâtre, et dans leurs admirables chœurs ils jettaient une foule d’autres mètres. Les Italiens et les Espagnols jouissent de la même variété. Les Anglais font plus encore : ils mêlent les vers et la prose, et le génie de Shakspeare a tiré de ce contraste de très beaux effets. M. de Vigny, qui n’écrit pas moins bien en prose qu’en vers, n’a pas osé conserver dans la traduction du More ce mélange dont nous aimerions pourtant qu'on fît l’essai. Pour exprimer les alternatives du poétique et du familier si fréquentes dans l’auteur d'Othello, il a pris une autre voie : veut-il rendre ce qu’il appelle ingénieusement le récitatif, il brise l’hexamètre à peu près comme Racine dans les Plaideurs, ou comme Horace dans ses satires. Quand vient le chant, au contraire, il déploie l’hexamètre le plus nombreux et le plus régulier. M. Hugo suit à peu près le même procédé. Nous ne serions pas éloigné de l’approuver, s’il n’allait plus loin. Il nous paraît surtout mériter deux reproches. Le premier et le plus grave, c’est de porter le brisement du mètre jusque dans le chant. Ainsi on peut trouver un certain charme et beaucoup de naturel dans le mouvement de ces vers qui commencent un entretien entre don Ruy Gomez et dona Sol :

... On est jaloux, on est méchant, pourquoi ?
Parce que l'on est vieux ; parce que beauté, grâce,
Jeunesse, dans autrui tout fait peur, tout menace,
Parce qu'on est jaloux des autres et honteux
De soi.

Mais quand le vieux don Ruy s’est monté peu à peu au ton de la passion le plus musical, onsouffre de retomber sur des notes heurtées et inharmoniques ; l’oreille, qui a suivi quelque temps un mouvement régulier, sort péniblement de mesure. Lisez ces vers à haute voix :

Quand passe un jeune pâtre...
Tandis que nous allons lui chantant, moi rêvant,
Lui dans son pré vert, moi, dans mes sombres allées,
Souvent je dis tout bas : O mes tours écroulées,
Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais !
O que je donnerais mes bois et mes forêts,
Et mes vastes troupeaux qui tondent mes collines,
Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines,
Et tous mes vieux aïeux qui bientôt me verront,
Pour sa chaumière neuve et pour son jeune front :
Car ses cheveux sont noirs, car son front reluit comme
Le tien. Tu peux le voir et dire : Le jeune homme !
Et puis penser à moi, qui suis vieux.

Comme — le tien, qui d’ailleurs a du naturel et de la grâce, est un trait choquant de récitatif qui rompt toute l'harmonie du morceau.

Notre seconde objection s’adresse au rejet que fait quelquefois M. Hugo quand le sens du premier vers est complet ou paraît l’être :

Il a sa bonne épée, et que le ciel nous garde
De l'enfer !

Je vous fais mettre au ban du royaume.
                  — J'y suis
Déjà.

Je sais qu'il existait autrefois dans un rêve
Un Hernani dont l'oeil avait l'éclat du glaive.
Mais je ne connais plus cet Hernani. Moi j’aime
La joie et les festins; je suis noble Espagnol...

Que le ciel nous garde ! J’y suis, Moi j’aime, donnent un sens à peu près plausible. Changer ce sens par un rejet déroute et mystifie le pauvre lecteur.

Outre ces licences métriques, M. Victor Hugo s’en permet de grammaticales, auxquelles nous voyons moins d'excuses ;

... Que m’importe
Les haillons qu'en entrant j'ai laissés à la porte.

... Ils ont
Leur raison en eux-même, et sont parce qu'ils sont.

Viens, respire avec moi l’air embaumé de rose.

Ces licences sont de véritables fautes de langue. Il est vrai de dire que ces fautes sont aussi rares, quoi qu’on le dise, dans les vers de M. Victor Hugo, que communes dans ceux de certains écrivains qui se croient classiques par excellence. Mais quand on innove à la fois dans la forme du drame, dans le mètre, et jusque dans la langue par une foule d’alliances de mots et de métaphores nouvelles, on a besoin d'être dix fois plus correct que les prétendus défenseurs du bon langage et du goût. Dans la position de M. Hugo, le moindre écart grammatical, les moindres négligences de forme sont des fautes capitales : elles compromettent ses innovations.


Charles Magnin et alii, Le Globe, articles des 25, 26 et 28 février, 1er, 12, 15, 18, 25 et 29 mars 1830.

On trouvera en ligne sur Retronews les articles importants de Magnin des

Les numéros des quatre autres articles de Magnin manquent inexplicablement, sur Retronews comme sur Gallica, mais on peut les retrouver grâce au facsimilé édité par Slatkine Reprints, tome VIII (15 février 1830 - 31 juillet 1830), Genève, 1974. Comme cet ouvrage est peu facile d'accès, nous avons transcrit l'intégralité de ces articles en mode texte.