Mémoires de Samson, de la Comédie-Française, 1882



J'avais été reçu sociétaire en 1827, mais la faveur publique abandonnait notre théâtre. Une nouvelle école littéraire s'était élevée, et la presse, dans les mains de ses nouveaux adeptes, battait en brèche la Comédie-Française. Son passé, son présent, ses auteurs, ses acteurs, rien n'échappait à l'épigramme et parfois à l'outrage. Les classiques effrayés voyaient les rangs de leurs adversaires se grossir chaque jour de tous les jeunes esprits qui naissaient à la vie et aux combats littéraires. C'étaient de jeunes conscrits s'élançant avec audace contre une armée dont la vieillesse et. la mort éclaircissaient les rangs si nombreux jadis. Hugo était le chef autour duquel se ralliait La jeunesse. Ce fut dans ces circonstances que la Lecture d'Hemani fut demandée. Aux auditeurs ordinaires, c'est-à-dire aux sociétaires membres du comité, se joignirent d'autres auditeurs invités par le poète, parmi lesquels figuraient, entre autres, MM. Villemain et Alexandre Dumas.

La salle était pleine, et ce fut pendant toute la lecture un enthousiasme perpétuel que je ne partageais pas tout à fait, je dois le confesser. Je trouvais cet ouvrage un mélange de grandes beautés et d'énormités ; il y avait certains vers que je ne pouvais croire acceptables. Cependant toutes les bouches offraient un sourire admiratif. On sentait que tous les illustres personnages renfermés dans cette étroite enceinte étaient venus avec l'idée d'accomplir une haute mission révolutionnaire en imposant à l'art des doctrines toutes nouvelles et une complète transformation. La terreur planait sur la partie classique de l'auditoire : la réception ne pouvait être douteuse. Corneille avait négligé ces salutaires précautions lorsqu'il lut le Cid ; il réussit pourtant. Ce qu'il y a de curieux, c'est que la tragédie classique fut censurée par l'Académie et que l'œuvre romantique fut patronnée par quelques-uns de ses membres.

Les rôles furent créés ainsi : Dona Sol par Melle Mars, Charles-Quint par Michelot, Hernani par Firmin, Ruy-Gomez par Joanny. Quant à moi, je remplissais un personnage très subalterne, ce qui me permettait, quand j'étais en scène, d'observer les physionomies et les incidents de la salle.

La première représentation d'Hernani fut une véritable bataille littéraire. Le parti romantique y était en grande majorité et le peu de classiques épars dans la salle se sentaient sous la surveillance sévère des amis de l'auteur, dont les frénétiques applaudissements et les bruyantes acclamations avaient tous les caractères de la fureur. Mme Hugo eut une ovation dans sa loge.

Toutes les représentations d'Hemani ne ressemblèrent pas à la première : il y eut de véritables batailles où les sifflets classiques protestaient en de certains moments contre les applaudissements romantiques. C'étaient alors des cris, des huées, des tempêtes terribles dans la salle, et ces démonstrations fréquentes allongeaient beaucoup la durée du spectacle. Michelot était si souvent interrompu dans le monologue de Charles-Quint qu'il se voyait contraint à s'arrêter tout à fait, ne pouvant plus lutter contre les bruits de natures si diverses qui couvraient sa voix, et qu'il lui arriva de supprimer quelquefois, sans que le public s'en aperçût, les passages où la tempête avait coutume d'éclater. Rien de tout ce que je pourrais dire ne saurait donner une idée des agitations de la salle à cette époque de crise littéraire qui était aussi le temps des agitations politiques précédant une crise sociale.

 


Extrait des Mémoires de Samson, de la Comédie-Française, par Joseph Isidore Samson, Ollendorf, 1882, pp.267-269.
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