«Aide-moi maintenant» et «Une étrangère s'est glissée»

Mise en perspective des textes à étudier : Deux poèmes qui ouvrent la seconde section du troisième recueil A la lumière d'hiver. La première section a réaffirmé à plusieurs reprises l'effort de "di[re] encore", "en défi aux bourreaux", "sous l'étrivière du temps" : le poète qui sent venir la vieillesse et la mort n'a pas encore totalement perdu l'espoir de trouver un chemin des mots, "quelque chose entre les choses", un moyen de recoudre la déchirure. Le poème qui clôt la première section en particulier s'accroche encore à l'intuition "qu'ailleurs, plus loin qu'elle (la parole) ou simplement / à côté, demeure ce qu'elle a longtemps cherché". La deuxième section s'ouvre alors sur une réponse possible, à la lumière d'une expérience privilégiée du poète, marchant un soir au crépuscule dans son jardin.

PB - Les temps d'écriture de Jaccottet sont souvent très longs, et obéissent à un même enchaînement. Si on observe la chronologie d'A travers un verger, qui est un texte à peu près contemporain de Chants d'en bas, et qui a été publié en octobre 1975, juste avant l'écriture de la deuxième section d'A la lumière d'hiver, on trouve une structure qui peut nous permettre d'entrer dans les deux poèmes à étudier aujourd'hui. Au tout début du printemps 1971, Jaccottet, passant devant un verger d'amandiers en fleurs, a été ébloui et a éprouvé un bouleversement profond. En mai, il a tenté d'écrire une prose poétique qui tente de traduire en mots ce qu'il avait alors ressenti devant une telle beauté. Puis le texte est resté dans les tiroirs, et n'a été repris qu'en janvier 1974 : un deuxième texte a alors été rédigé à propos du premier, et commence par la phrase : "Méfie-toi des images". Il s'agit donc d'un texte réflexif sur les principes esthétiques, les difficultés, l'évolution personnelle du poète depuis qu'il a vu le verger, écrit le premier texte et jusqu'au moment où il écrit le second.

Ce processus créatif en trois temps (expérience privilégiée / poème / réflexion) se retrouve de manière concentrée dans les deux poèmes que nous allons étudier à présent : comment dire l'indicible ? et comment le dire sans le trahir ? sans l'embellir ? sans le remplacer par une création personnelle ? C'est l'éternel problème qui hante toute la vie de Jaccottet non seulement poète mais aussi traducteur des mots des autres, et cette fois-ci traducteur de la parole du monde : tradduttore, traditore.


I/ Un premier poème qui tente de faire revivre avec des mots un instant de grâce

  1. Un effet d'hypotypose

    Très large domination du présent dans ce premier poème.
    • il peut s'agir d'un présent gnomique (= de vérité générale) à deux ou trois reprises : "comme il [le temps] marche plus haut de toit en toit, d'étoile / en étoile" (v.6-7), "comme un voile / tombe et reste un instant visible" (12-13) et peut-être "dont on recueille le parfum rapide au coin du jour" (v.40) (le pronom indéfini "on" semble généraliser).
    • mais la majorité de ces présents sont des présents d'énonciation et de narration, évoquant l'expérience vécue à mesure qu'elle se déroule et accompagnant donc à la fois l'avancée du marcheur et du poème : "je fais ces quelques pas", "j'avance", "je sors enfin, je passe", "j'avance enfin" (passim).

    Cela produit un effet d'hypotypose :
    "Le choix du présent dans ce texte [...] correspond à la fiction d'une écriture instantanée, à une simultanéité absolue du vécu et de l'écriture [...] La valeur aspectuelle du présent joue ici un rôle très important : c'est elle qui permet de suivre pas à pas le locuteur au fur et à mesure de son avancée dans le jardin, de vivre avec lui cette expérience en cours d'accomplissement" (Michèle Monte, Mesures et passages (2002) p.180).

  2. Il s'agit de suggérer une dilatation spatio-temporelle et une fusion du moi dans l'univers

    1/ Ces verbes de mouvement ont pour sujets conjoints "je", le "temps" et la "nuit" :

    "Je traverse / la distance transparente, et c'est le temps / même qui marche ainsi dans ce jardin, / comme il marche plus haut de toit en toit, d'étoile / en étoile, c'est la nuit même qui passe" (v.3-7)
    "La lumière du jour s'est retirée, elle révèle, / à mesure que le temps passe et que j'avance/ en ce jardin, conduit par le temps" (v.18-20)
    "Et je sors dans la nuit, / je sors enfin, je passe, et le temps passe / aussi la porte sur mes pas" (v.29-31)

    Cette simultanéité, unifiant microcosme et macrocosme et ressassée d'un enjambement à l'autre dans un mouvement lent et continu, est accompagnée par un véritable tissu sonore entrelaçant des nasales pleines d'ombre et des constrictives suggérant une avancée quasiment onirique, glissante, sans poids, dans laquelle par un effet d'hypallage, les divers acteurs de la scène semblent échanger leurs attributs :

    2/ Cet effet est permis par la personnification du paysage et une sorte de dématérialisation parallèle du "je" qui se fond dans le monde qui l'entoure :
    • invocation initiale : "aide-moi maintenant, air noir et frais" (v.1), adressée à un élément naturel qui pourrait être une sorte de divinité.
    • personnification immédiate du temps et de la nuit, sujets de verbes de mouvement (cf ci-dessus) ou d'autres actions : par exemple, "l'obscurité lave la terre" (v.26-27)
    • comparaison des feuilles avec des "pensées d'enfants endormis" (v.3), puis caractérisation des éléments constitutifs du jardin par des adjectifs ou des participes passés passifs suggérant un état de profonde sérénité : "ombres calmes, buissons tremblant à peine", et plus loin "l'air limpide et taciturne" et "les feuilles apaisées".
    • personnification sans ambiguïté : "les couleurs / elles aussi ferment les yeux" (v.25-26)
    • et simultanément, une sorte de désincarnation heureuse du "je", "léger comme l'ombre de l'air" (v.35-36) (importance des allitérations glissantes en liquides [l] + octosyllabe euphorique : 2/3/3)

    Ainsi, la simultanéité se fait progressivement similitude transparente : le sujet éprouve, à mesure qu'il avance, une profonde unité avec ce qui d'ordinaire l'agresse et le limite. Autant que les feuilles, c'est lui qui semble à présent apaisé.

    3/ A mesure que la lumière se retire avec ses couleurs, l'oeil ne perçoit plus guère que du noir. Alors les autres sens, délivrés de la tyrannie de la vue, peuvent percevoir à leur tour d'autres sensations en synesthésies : "une fraîcheur obscure / dont on recueille le parfum rapide avant le jour" (v.39-40) (toucher, absence de vue, odorat). Remarquer le chiasme des sonorités [par /rap] au centre du vers. Le monde, décomposé dans un multiple infini durant le jour, retrouve alors "une ténébreuse et profonde unité". Comme dans le poème "Correspondances" de Baudelaire, "les parfums, les couleurs et les sons se répondent".

    4/ Cette fusion progressive du "je" dans un monde lui-même réunifié est aussi suggérée par une métaphore qui se métamorphose comme dans un rêve en jouant sur la polysémie du nom "aiguille" : l'aiguille du temps que l'on trouve sur les cadrans des horloges et qui d'ordinaire scande l'avancée menaçante de la mort devient dans un fondu fulgurant celle de la couturière : "L'aiguille du temps brille et court dans la soie noire" (v.37) : reprisant la déchirure qui hante les poèmes de Jaccottet, cette aiguille recoud, suture. L'unité perdue est reconstituée, il n'est plus besoin de "mètre dans les mains" pour mesurer ce qui n'est plus infranchissable.

  3. La parenthèse finale

    Cette scène en hypotypose produit évidemment un effet d'optique, permis par les multiples techniques poétiques et rhétoriques que nous avons repérées : même si le lecteur a l'impression d'accompagner à son tour le poète dans sa progression heureuse, c'est bien un poème qu'il lit, et qui a été écrit APRES cette expérience initiatique d'une immédiateté, d'un surgissement, d'une présence au monde, ici (hic) et maintenant (nunc). La parenthèse qui clôt ce poème en deux vers, nous le rappelle par sa typographie même et par sa structure nominale : elle introduit une sorte de commentaire qui s'impose in extremis :

    "(Chose brève, le temps de quelques pas dehors,
    mais plus étrange encore que les mages et les dieux)" (v.41-42).

    • il s'agit d'une expérience "brève", éphémère, fulgurante, de la beauté de la vie et du monde, malgré la finitude de la condition humaine, avant un retour aux contingences ordinaires et à la conscience du temps et d'un espace à nouveau fragmentés en des instants, en un "dehors" et un "dedans".
    • mais elle fait apparaître le monde sous un jour tout à fait nouveau, "étrange", et en même temps tout proche. Il semble bien qu'une transcendance existe, mais elle ne se situe pas dans un ailleurs inaccessible, réservé aux "mages" et aux "dieux" : le sacré se trouve ici-bas, l'invisible est ici à côté du visible, au coeur des choses, à portée de l'être humain, et se révèle à qui sait le percevoir.

    Mais comment le dire ? comment trouver le moyen de dépasser les limites des mots, comme on a pu dépasser pendant quelques instants celles du temps et de l'espace ? Comment faire en sorte que ces mots à leur tour recousent la déchirure, retissent des liens entre les éléments épars du réel ? Plus tard, dans Une transaction secrète, Jaccottet a formulé de manière très nette l'enjeu du poème à écrire : "Il s'agissait, il fallait trouver le moyen de rendre sensible une sorte de redécouverte de la nuit, de l'espace et de l'air nocturnes, un étonnement profond d'être là, qu'être là fût possible, un instant de joie, une reconnaissance." (éd. Gallimard, 1987, p.328).

    Cette première partie vient d'en repérer quelques techniques. Mais il faut à présent s'intéresser à un phénomène qui se produit lorsqu'au moment de l'écriture on revit a posteriori cette sorte d'épiphanie qu'il faut à présent tenter de faire advenir dans les mots : Jaccottet est en effet particulièrement sensible à la tentation de l'image et aux problèmes qu'elle peut poser, malgré ses évidentes séductions.

II/ Plus tard, pendant l'écriture du poème, le surgissement des images

  1. Une métaphore érotique et fantasmatique

    1/ La personnification de la nuit, assez rapidement dans le poème, glisse vers une métaphore filée. Dans Une transaction secrète, Jaccottet est revenu sur ce qui s'est alors produit : "C'est plutôt la rêverie qui m'a guidé, à laquelle je me suis laissé aller, en me contrôlant moins que d'ordinaire. Faute de mieux, et trahissant le modèle que je m'étais proposé, à la lecture des haïkus, d'une poésie sans images, je me suis laissé emporter au fil des images ; j'ai laissé renaître en moi la métaphore de la nuit comme une sorte de princesse noire, dans la proximité de laquelle se réveillaient les plus vieux et naïfs désirs" (p.329).

    2/ Cette image de la femme nocturne est en effet récurrente chez Jaccottet : nous la trouvons dans l'Ignorant en 1952-56 associée à la "beauté pluvieuse et chaude", et surtout en mars 1960 dans La Semaison : "J'ai considéré la face de la nuit, et les joyaux dont elle orne son éloignement. Sultane insaisissable, le bas du visage sous le voile de la brume lunaire, beauté brûlée, calcinée, tison qu'aucune main ne peut saisir. » (p.41) Même si elle évoque des figures baudelairiennes comme celle du poème "A une passante", et tout aussi bien celle de Jeanne Duval dans d'autres poèmes des Fleurs du Mal, ou encore d'autres multiples réminiscences de contes de fées ou de figures orientalistes, elle correspond manifestement aussi à un fantasme érotique personnel. Elle repose sur plusieurs analogies :

    • la couleur : la nuit est une "femme d'ébène" (v.14)
    • la transparence, avec le "cristal" (v.15) (sonorités claires et nettement détachées : "cristal" est l'un de ces mots lumineux qui donneraient raison à Cratyle)
    • la douceur, avec la "soie noire" (v.15) (échos sonores en [wa])
    • la lumière des astres, avec "les regards [qui] brillent encore pour moi" (v.16), "ses yeux [...] éteints depuis longtemps" (v.17), ou encore ses "fermoirs d'or" (v.23) et ses "perles, larmes ou regards" (dans le deuxième poème)

    3/ Son érotisme s'exprime de multiples façons :
    • comme dans les poèmes de Baudelaire évoquant Jeanne Duval, il donne lieu à des synesthésies : "on boit son parfum, / son haleine et, si elle parle, son murmure" (v.15-16 du deuxième poème) : (sensations gustatives, olfactives et auditives)
    • son image surgit à la faveur d'un fantasme d'effeuillage : "la lumière du jour, en se retirant, / - comme un voile / tombe et reste un instant visible autour / des beaux pieds nus" (v.12-14) et elle se prolonge dans le deuxième poème (v.5-6) par une variation sur le thème du toucher : "elle m'a effleuré de sa robe en passant / - ou si cette soie noire était déjà sa peau, sa chevelure ?" (multiplicité des assonances en [a] ou [wa] et surtout des sonorités constrictives caressantes [f], [s], [v]).

    Mais toutes ces connotations, suggérant un profond sentiment de plénitude physique et spirituelle, évoluent rapidement dans le premier poème vers ce qui ressemble plutôt à une allégorie. En effet, la transparence du cristal est l'un des plus beaux exemples d'union des contraires : bien qu'il soit matériel, il permet de voir à travers lui comme s'il ne l'était pas. Il représente le plan intermédiaire entre le visible et l'invisible. Que Jaccottet ait choisi le cristal pour qualifier la nuit renvoie aux vers 3-4 : "Je traverse / la distance transparente", et les éclaire.

  2. Une allégorie

    1/ Une révélation mystérieuse

    "La lumière du jour s'est retirée, elle révèle,
    à mesure que le temps passe et que j'avance
    en ce jardin, conduit par le temps,

    autre chose
    au-delà de la belle sans relâche poursuivie,
    de la reine du bal où nul ne fut jamais convié,
    avec ses fermoirs d'or qui n'agrafent plus nulle robe

    autre chose de plus caché, mais de plus proche..." (v.18-24)

    La progression de cette phrase est remarquable : elle avance de manière délibérée, mais en quelque sorte ralentie par deux incises (mises ici en italiques pour mieux les repérer) : une double subordonnée temporelle ("à mesure que... et que...") puis un groupe de termes en expansions successives :

    au-delàde la belle sans relâche poursuivie
    de la reine du bal
    où nul ne fut jamais convié
    avec ses fermoirs d'or
    qui n'agrafent plus nulle robe

    La ligne directrice, si l'on l'épure de ces ralentissements délibérés, destinés à produire un effet d'attente, se réduit à : "la lumière du jour révèle autre chose, autre chose de plus caché, mais de plus proche". La gradation en souligne l'importance : qu'est-ce que cet "autre chose" qui se trouve "au-delà" de la belle femme d'ébène, et auquel elle fait accéder comme pourrait le faire une initiatrice ?

    NB : L'allégorie (terme dérivé de deux mots grecs signifiant autre et dire) est, si l'on prend la définition de Littré, une "sorte de métaphore continuée […] pour donner l'intelligence d'un autre sens qu'on n'exprime point." Quel est donc ce coeur des choses, à la fois si loin et si proche, cet indéfini dont la phrase ne peut s'approcher qu'après avoir franchi une série de négations, et qui reste suspendu dans les points de... suspension ? Quel mystère cette image peut-elle tenter d'approcher, malgré le fait qu'il est indicible ?

    2/ Le franchissement de la porte du jour

    "C'est comme si l'immense (6) enjambement [s / m / s / m / s]
    porte peinte du jour avait tourné (10) enjambement [p/p] [uR/uR]
    sur ses gonds invisibles, et je sors dans la nuit,      (6//6) [s / s / z / z / s]
    je sors enfin, je passe, et le temps passe (4//2//4) enjambement [s / j / pas / j / pas]
    aussi la porte sur mes pas" (v.27-31) (4/4) [s / ap / s / pa]


    Cette fois, le poète semble avoir trouvé le passage dont il rêvait dans le poème "Oh mes amis d'un temps" : l'adverbe "enfin" exprime la réussite de l'initiation, et le rythme fluide se développe harmonieusement, de manière assez régulière au fil des enjambements, avec un jeu de constrictives et d'échos sonores parallèles ou en chiasmes, suggérant la continuité de la progresion en même temps que la rotation.

    3/ Une plongée dans l'invisible, et un triomphe provisoire sur Thanatos

    En 1976, dans la Semaison (p.241), Jaccottet distingue "deux nuits", "celle qui est transparente, vaste, magique, et l'autre, la prison dont on ne sort pas". Jusqu'à présent, dans les poèmes que nous avons lus, c'était la deuxième connotation qui dominait, celle de la mort, du mur, de l'angoisse. Mais dans ce poème, apparaît enfin une autre nuit, et une image du mur qui cette fois se laisse franchir : "Le noir n'est plus ce mur / encrassé par la suie du jour éteint, / je le franchis" (v.31-33). Les connotations s'inversent, et la possibilité d'une communication avec l'invisible permet de conclure le poème avec euphorie: "j'avance enfin parmi les feuilles apaisées, / je puis enfin faire ces quelques pas, léger / comme l'ombre de l'air" (v.34-36). Le flux des métaphores librement enchaînées a permis d'exprimer au plus près cette épiphanie : notre poète est-il réconcilié avec les images ?

III/ un deuxième poème (II, [2]) qui revient sur le premier

  1. Un poème réflexif

    Le poème qui, dans le recueil, suit celui que nous venons de commenter s'ouvre par le vers : "Une étrangère s'est glissée dans mes paroles". Il est manifeste qu'il revient sur le précédent dans une perspective réflexive, métapoétique :

    • avec le passé composé "s'est glissée", qui indique un point de vue maintenant rétrospectif
    • avec le nom "paroles", qui reprend la thématique de la section "Parler" dans le recueil Chants d'en bas, et qui sera complété à la fin du poème par le même champ lexical de l'écriture et de la création poétique : "la page", "des mots".
    • et surtout avec la thématique de la belle créature sensuelle qu'il reprend : il est en train de commenter le surgissement de cette image, qu'il a "laiss[ée] apparaître dans [son] coeur". Mais elle est devenue une "étrangère", qui semble s'être imposée au poème : elle "s'est glissée", peut-être malgré lui. La personnification lui donne une intention et une initiative : elle est sujet du verbe. Est-elle une simple illusion ?

  2. Fin de l'expérience miraculeuse : retour à la réalité du temps et de la fragmentation

    1/ Retour au temps : le poème passe successivement, dans la première strophe, par deux passés composés ("s'est glissée", "elle m'a effleuré"), un imparfait ("était"), un présent d'énonciation ("déjà je la suis") et un futur ("je ne la rejoindrai pas"). La deuxième strophe y ajoute un commentaire à l'irréel du passé ("je n'aurais pas dû la laisser apparaître"), un impératif ("laissez-moi la laisser passer") et une série de futurs : "je la quitterai sans qu'elle m'ait même aperçu, / je monterai les quelques marches [...] et [...] reprendrai la page" (passim). Le temps est à nouveau très fragmenté et linéaire, orienté.

    2/ L'espace lui aussi a perdu sa transparence et sa porosité : l'image du masque, même si c'est un "beau masque de dentelle", impose l'idée d'un écran de mailles, laissant apparaître des trous dans la résille. Les motifs de la "maison", de la "porte de la cour ou de la loge", des "marches fatiguées" et surtout de la "clef" complètent le retour à la fragmentation et à la fermeture, que nous trouvons dans la plupart des poèmes des trois recueils.

    Alors cette image probablement surgie de l'inconscient autant que des multiples lectures de Jaccottet ("de la maison des rêves sans doute sortie" v.4), a-t-elle été vaine et illusoire ? A-t-elle seulement embelli, voire travesti la réalité ? Fallait-il la censurer ? Toute écriture authentique et accordée au monde est-elle véritablement impossible ? Le poète va-t-il renouer avec le désespoir qui dominait dans Chants d'en bas ?

  3. Un espoir : la perspective d'un nouveau poème possible

    La deuxième strophe semble hésiter entre

    • la condamnation, mais modalisée, sous le signe du doute : "je pense que je n'aurais pas dû la laisser apparaître dans mon coeur" (12-13)
    • et une forme d'espoir modeste et conscient de ses limites : "laissez-moi la laisser passer, l'avoir vue encore une fois, / puis je la quitterai sans qu'elle m'ait même aperçu, / je monterai les quelques marches fatiguées / et rallumant la lampe, reprendrai la page / avec des mots plus pauvres et plus justes, si je puis" (v.19-23)

    Le rôle de la belle image étrangère aura donc été finalement de redonner au poète le courage d'écrire, comme peut le faire une muse, en l'incitant à définir paradoxalement une esthétique certes bien éloignée de la luxuriance des "fermoirs d'or", mais une esthétique tout de même. Il semble encore possible d'atteindre et de dire avec des mots, avec ou sans images, "ces moments de bonheur qu'on retrouve dans les poèmes" (Chant d'en bas, I, 4).

Jaccottet commente ainsi ce final : "Puis, quand je l'eus laissée passer, comme une étrangère, mais non comme un mensonge, car cette rêverie est profonde en chacun de nous, ce fut comme si son passage avait rouvert en moi quelque chose — une sorte d'œil intérieur, si l'on veut ; et pendant quelques jours, le monde au-delà de ma fenêtre, dont je m'étais détourné, qu'il me semblait même quelquefois avoir vidé de sa substance en écrivant à son propos, est redevenu vivant, poreux, surprenant ; c'est-à-dire que les images sont redevenues possibles, et la poésie à travers elles ; comme si la lumière s'était de nouveau rapprochée, comme s'il faisait moins sombre et moins froid. (Une transaction secrète, p.329-330)


© Marie-Françoise Leudet et Agnès Vinas