Dans les trois recueils au programme, les tissus, les vêtements, les objets de la couture et l’activité même de coudre sont éminemment présents (cf fiche d'occurrences) et semblent particulièrement révélateurs de la relation qu’entretient la poésie de Philippe Jaccottet avec le corps, l’intime, la matière et les mots.
Tentons, à partir des occurrences trouvées dans le texte de Jaccottet, mais aussi de leurs résonances artistiques, religieuses, culturelles, de démêler l’écheveau de ces diverses nuances.
I/ Les tissus superficiels
Ils ne sont là que pour recouvrir, masquer, voiler, cacher et révèlent immanquablement un manque d’être.
Ce sont les humbles tissus, parfois souillés qui accompagnent ou devraient accompagner le mourant :
- p.12 « le linge et l’eau changés »
- p.22 « ordure dans le linge des bas-fonds »
- p.20 « un manteau ne pourrait rien contre ce feu, contre ce froid »
Bandages, pansements, couvertures, draps, linceuls, ils sont seuls à accompagner le corps en partance mais ne lui apportent guère de réconfort.
Ces mêmes oripeaux acquièrent plus loin une valeur métaphorique. Ils gardent leur qualification d’impuissance mais désignent maintenant les discours fallacieux du poète :
- p.59 « déchire ces ombres enfin comme chiffons
vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls :
singer la mort à distance est vergogne »
La critique du discours poétique se fait plus ironique quand il est assimilé au travail beau, délicat mais extrêmement fragile et gratuit, parfaitement inutile – surtout face à la mort !- de la dentellière :
- p.41 « parler…tracer des mots
ouvrage de dentellière, calfeutré, paisible »
La dentelle, d’ailleurs, dans sa raideur, peut traditionnellement accompagner la mort, mais elle ne fait qu’en souligner encore la rigidité, la solennité implacable. Sa beauté ne sert qu’à glacer un peu plus le poète :
- p.37 « Je l’ai vue droite et parée de dentelles
comme un cierge espagnol »
Enfin, si on passe de Thanatos à Eros, certains tissus peuvent aussi présenter et encadrer des ersatz d’amour, des corps qui ne sont pas femmes mais « viande » :
- p.60 « non pas la viande offerte à ces nouveaux étals de toile
bon marché, quotidienne, à bâfrer seul entre deux draps »
On ne peut pas, à la lecture de ces images et de ces associations, ne pas penser à certaines références religieuses et artistiques :
- le voile de Véronique qui essuya le visage du Christ portant la croix
- le linceul et le suaire du Christ trouvés vides au troisième jour, cités dans les Evangiles et annonciateurs de la résurrection
- le linceul conservé à Turin avec son empreinte mystérieuse d’un corps christique supplicié
- le manteau que saint Martin partagea avec un pauvre pour le réchauffer
- le mendiant au manteau mité et détrempé auquel le poète offre l’hospitalité, sentant qu’il allait périr de froid (Hugo, «Le Mendiant », in Les Contemplations,1856)
- la dentellière de Vermeer si absorbée dans son ouvrage qu’elle semble protégée de tout.
Mais Jaccottet, dans les extraits cités, refuse et même moque tout miracle, toute transcendance, toute possibilité de dépasser le périssement, la vulgarité de la matière. La compassion, l’application, l’art du poète, le désir vital ne peuvent rien à ce stade contre la mort. Ces références n’apparaissent donc qu’en creux et permettent finalement de mieux saisir le pas de côté que constitue la poésie de Jaccottet face à cette tradition.
Cependant, d’autres tissus et références à la couture ont une présence plus prégnante et sont constitutifs de certains êtres.
II/ Les tissus vitaux
a) Vêtements et matière
Moins superficiels, certains « vêtements » finissent par représenter un certain type d’individus, par définir leur identité :
- Les hommes peuvent envisager un moment de « se vêtir d’air comme les oiseaux et les saints » (p.13) même si le poète laisse entendre p.77 que c’est là une vaine prétention.
- Le mot « robe » est employé (p.58) de façon métonymique pour désigner la femme.
Enfin, certains tissus forment la matière même des êtres : un insecte peut être fait de « verre et de tulle » ( p.27). Le corps humain lui-même est bel et bien présenté comme une «fibre» (p.25) puis, très explicitement, comme une «étoffe» (p.80) qui peut se déchirer.
b) Le tissu cosmique
Dès lors, le tissu peut prendre une dimension cosmique : il gagne en étendue en devenant la matière même du réel, ou du moins de certaines portions et de certains moments de la réalité et en révélant aussi une subtilité immatérielle ou plutôt une double identité matérielle et spirituelle.
La nature offre différents manteaux qui protègent toute créature, aussi bien les bêtes que les hommes :
- le poète incite ses interlocuteurs à se cacher dans le « manteau rêche de la nuit » (p.95)
- ou, à l’opposé dans le temps et dans le spectre lumineux, il se propose de s’habiller lui-même d’une « fourrure de soleil » (p.51)
- pour les animaux, c’est le « sommeil » qui fait office de « manteau » (p.90)
- enfin, l’espace semble se rétrécir ou du moins devenir familier comme « une chambre boisée avec des rideaux bleus » (p.94) et le temps lui-même devient un « voile » (p.25)
De la « fibre » du corps humain à l’espace-manteau ou au ciel-rideau, en passant par le « tulle » de l’insecte, on repère finalement une même matière qui court de l’un à l’autre, choses, bêtes, hommes, déclinée selon diverses modalités. Se dessine l’image d’un monde-textile dans lequel le poète est heureux de reconnaître une certaine continuité, pour ne pas parler d’harmonie. La continuité est donc la règle, quand la « déchirure » se produit, c’est la rupture fatale, la mort (pp.22,23,25). La vision cosmique se développe alors en réflexion métaphysique.
c) Le tissu métaphysique
En réponse à la grande douleur de la déchirure causée par la mort de l’être aimé, naissent les images de la couture, de la suture salvatrice ou du tissage réparateur. Le poète doute parfois de leur possibilité :
- « Pensée subtile,mais quelle pensée,
si l’étoffe du corps se déchire la recoudra ? » (p.80)
Il évoque aussi le « grand filet/de lumière, inespérable » (p.48)
Mais il se prend, malgré tout, à espérer en imaginant la forme oblongue d’une plaie comme le chas d’une aiguille et en se souvenant du fil de la vie que manipulent les Parques :
- « on passerait par le chas de la plaie
On entrerait vivant dans l’éternel » (p.25)
.Par cette déchirure, nous sortirions de cette vie pour naître à autre chose. Une promesse de vie nouvelle, de résurrection peut-être pourrait se faire jour, même si le souvenir de l’évangile de Matthieu rend la chose très peu probable : «Il est plus aisé pour un chameau de passer par le trou d'une aiguille que pour un riche d'entrer dans le royaume de Dieu» La plaie- chas, cependant, par sa forme propre et ses connotations mythologiques et évangéliques pourrait se faire matricielle.
d) Le tissu poétique
L’espoir aussi renaît par l’étymologie. Les mots tissu et texte viennent du même verbe latin, qui signifie tisser, sont donc faits d’une même pâte linguistique, si on peut s’exprimer ainsi. Les deux objets qu’ils désignent peuvent donc, peut-être, remplir le même rôle : au poème de couvrir, protéger, rassembler, unifier comme peuvent le faire un manteau ou un drap. Ainsi une injonction est-elle adressée au poète par lui-même et par ses compagnons d’infortune supposés qui s’assimilent à des bêtes aveugles, souterraines et engourdies par le froid ;
- «Ecris vite ce livre, achève vite aujourd’hui ce poème [...]
relie, tisse en hâte, encore, habille-nous,
bêtes frileuses, nous, taupes maladroites » (p.64)
De même, juste après l’agonie, la poésie se manifeste fugitivement et a une action bienfaisante de remaillage :
- « des images quand même passent.
Navettes ou anges de l’être
elles réparent l’espace » (p.28)
Mais le statut de l’activité poétique est complexe, car c’est écrire mais c’est aussi dire. Or la cavité de la bouche, la disjonction des lèvres, figurent plus un trou, une déchirure, qu’une continuité :
- « parler par ces lèvres que ne coud pas encore le fil de la mort, indéfiniment » (p.81)
Si donc la mort est, comme précédemment une aiguille, c’est elle qui suture définitivement les lèvres en les réduisant au silence, mais en redonnant au corps, d’un certain point de vue, plénitude et unicité. La mort n’est plus alors déchirure, bien au contraire, puisqu’elle vient repriser la béance de la bouche, c’est la parole qui l’est.
Le poète peut tenter une reprise quand la mort a déchiré, il est réduit à l’impuissance quand c’est la mort qui coud. On pourrait s’étonner de ces images antinomiques accolées à la mort, mais elles ne font que rappeler l’imparable réversibilité des choses,comme la face et le dos du corps humain, l’envers et l’endroit du tissu, le recto et le verso de la feuille. Or le poète s’est approché de cet endroit - ou de ce moment - où le réel tremble, se densifie mais aussi se dévoile, devient simple, évident. Il a eu la sensation, rare, de ne plus être prisonnier dans l’épaisseur du tissu mais de pouvoir exister (ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer » hors de lui.
III/ La nuit textile ou le tissu contemplé
Le poète ne s’en tient pas à ces constats paradoxaux sur la déchirure et la suture ou le remaillage car il a fait la riche expérience, concrète et spirituelle, de la nuit.
L’expérience de la nuit est bien une expérience de tissu puisque la nuit est « soie noire » (pp.56,88). Mais la nuit est aussi femme :
- « la lumière en se retirant [...]
découvre la femme d’ébène
et de cristal » (p.85)
Elle est richement habillée :
- « une étrangère
beau masque de dentelle, avec, entre les mailles, deux perles » (p.88)
ou richement dévêtue :
- « avec ses fermoirs d’or qui n’agrafent plus nulle robe » (p.86)
Femme, soie noire et nuit finissent par ne plus faire qu’un : le poète évoque « la grande femme de soie noire » (p.86) et se demande, troublé :
- « elle m’ a effleuré de sa robe en passant
ou si cette soie noire était déjà sa peau, sa chevelure ? » (p.88)
La nuit est un grand corps qui frôle le poète, la soie a pris vie pour offrir au poète, dans cette triple confusion, une expérience sensuelle et mystique qu’il traduit d’abord sous la forme d’une image féminine dans laquelle on peut reconnaître des échos de Cendrillon, de la Layla des mystiques soufis ou de la « noche oscura » de Jean de la Croix (poèmes des pages 85 à 89). Puis il récuse la magnificence de cette image pour revenir à « des mots plus justes » (p.89).
Il n’en a pas moins vécu un moment précieux – moment de grâce - dont il tente de recueillir poétiquement le souvenir et qu’il ne parvient pas totalement à congédier, malgré la méfiance qu’il peut concevoir à son égard : il s’est senti sortir du cadre, reputé infranchissable de notre vivant, de l’espace et du temps, abandonner toute idée de maîtrise et d’évaluation – ou peut-être de respect de la tradition poétique (double sens de «mètre» p.86) - pour une sorte de sublime renaissance ou du moins de ressourcement, de revivification par la «fraîcheur obscure». Il est au bord de la fontaine, revenu à la source, et contemple le passage du temps sur et dans la nuit sans se sentir emporté par lui; c’est proprement un moment d’extase :
- « l’aiguille du temps brille et court dans la soie noire
mais je n’ai plus de mètre dans les mains
rien que de la fraîcheur, une fraîcheur obscure » (p.86)
La matière textile de l’espace est donc parcourue, traversée, cousue, suturée, brodée par le temps mais le poète considère cela depuis la source : il se situe dans un hors-champ, dans une achronie, une éternité – momentanée ! - qui protègent ou même renouvellent sa vitalité. Il se sent être hors du tissu du temps.
Remarque :
Une expérience du même ordre, symétrique, semble s’ancrer dans le blanc grâce à la neige et aux plumes des oiseaux mais elle se développe selon d’autres modalités qui ne concernent pas les tissus, notre sujet ici – quoiqu’on puisse parler d’un manteau de neige… cf l'étude sur l'expérience de la neige.
IV/ Disparition des tissus, de la soie, du papier, de la peau
Toutes ces matières, dans leurs dimensions sensorielle et spirituelle, déployées tout au long des poèmes se retrouvent, ramassées et contenues, dans l’image finale de l’éventail peint .
L’éventail peint, quand il était ouvert, déployait un espace où venaient s’inscrire les couleurs du monde. Il était fait :
- de soie, comme la nuit
- de tissu, comme les vêtements, les linges
- de fibres, comme notre corps, notre chair
- de papier pour recevoir les écrits du poète
- de parchemin venu du corps des bêtes, si proches de nous, et pouvant aussi recevoir poèmes et dessins colorés.
Il donnait de la fraîcheur, comme la nuit, il attisait la flamme qui réchauffe et illumine, évoquée dans le poème 2 des Chants d’en bas. Instrument de séduction, il cachait ou révélait les belles poursuivies dans l’obscurité (p.60 ou p.86).
Mais la mort l’a fermé d’un coup sec. Il ne reste plus « qu’un frêle manche d’os », une fois que les tissus ont disparu et les seuls yeux qui peuvent contempler ce qui perdure, cette « trace glacée », sont des « yeux sans paupières » c’est-à-dire sans voile.
Dans ce dernier poème, la mort du poète est envisagée comme une abolition de l’espace dans lequel il pouvait se déployer. Disparaît donc avec l’espace toute matière : c’est l’entrée dans une nouvelle dimension dont le poète ne peut rendre compte. Habiller/ déshabiller, protéger/ dénuder, plisser/ déplisser, couvrir/ découvrir, cacher/ révéler, masquer/ démasquer, voiler/ dévoiler : tous les jeux antinomiques déployés dans les poèmes et que permettent les tissus, les papiers, la peau, les paupières sont abolis. Le poète, réduit à un vestige préhistorique, semble vouloir passer le relais à d’ « autres astres » : mais que voient leurs « yeux sans paupières » ? Nous regardent-ils ? Et peuvent-ils parler ? Le poète, pour sa part, ne peut faire plus.
Ainsi, qu’il soit prosaïque, animal, humain, sensuel intellectuel, poétique, spirituel, le tissu semble essentiel à cette poésie du lien, de la cohérence, de l’attachement aux êtres et au monde que nous offre Philippe Jaccottet. Il en révèle l’étendue, la densité, la subtilité mais aussi les limites et la fragilité.
Pour un rapprochement thématique possible : Martha Graham - Lamentation (1943)
© Isabelle Guary