Quelques définitions du mot « image »

Au sens propre du mot imago, l’image repose sur l’idée de ressemblance, mais elle se décline en un certain nombre d’acceptions :

Les images sont donc de l’ordre des représentations concrètes ou mentales de ce qui a été perçu ou bien de celui de la création.

Les images mentales sont à la fois un écran à la réalité des choses – puisqu’elles sont représentations — et une médiation – puisqu’elles permettent d’y accéder. Tout en étant des moyens de compréhension de l’indicible, elles risquent de tromper comme des illusions.


Quelques citations

« Certaines images, spontanées ou longuement poursuivies selon l'état de mon esprit, me faisaient dépasser les apparences et dévoilaient quelques éléments, quelques lois simples de notre vie. »
(La Promenade sous les arbres p.130)
Autrefois,
moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine,
me couvrant d'images les yeux,
j'ai prétendu guider mourants et morts.
Leçons p.11

« Méfie-toi des images. Méfie-toi des fleurs. Légères comme les paroles. Peut-on jamais savoir si elles mentent, égarent, ou si elles guident ? »
À travers un verger (1984) p.17
Derrière la fenêtre,
au fond du jour,
des images quand même passent.
Navettes ou anges de l'être,
elles réparent l’espace.
Leçons p.28

« Trop longs détours, pour le plus bref conseil.
Détours trop compliqués, pour la chanson la plus naïve.
Il faudrait qu’il n’y ait plus de « comme » en écran, ou que le « comme » éclairât. »
Cahier de verdure p.72
c'est ce qui n'a ni forme, ni visage, ni aucun nom,
ce qu'on ne peut apprivoiser dans les images
heureuses, ni soumettre aux lois des mots,
ce qui déchire la page
comme cela déchire la peau,
ce qui empêche de parler en autre langue que de bête.
Chants d’en bas, section « Parler »p.44

J'aurais voulu parler sans images, simplement
pousser la porte...
                   J'ai trop de crainte
pour cela, d'incertitude, parfois de pitié :
on ne vit pas longtemps comme les oiseaux
dans l'évidence du ciel,
                                      et retombé à terre,
on ne voit plus en eux précisément que des images
ou des rêves.
Chants d’en bas p.49
J'ai dans la tête des visions de rues la nuit,
de chambres, de visages emmêlés
plus nombreux que les feuilles d'arbres en été
et eux-mêmes remplis d'images, de pensées
Chants d’en bas, section « Autres chants »p.61

Un homme qui vieillit est un homme plein d'images
raides comme du fer en travers de sa vie,
À la lumière d’hiver p.81

On voit déjà dans ces quelques passages les différentes acceptions du mot, et la contradiction interne entre nécessité et méfiance. Les premières définitions (du dictionnaire) mènent irrémédiablement à une investigation philosophique pour créer des liens entre image et imagination, image et perception, image et conscience pour en venir à la question du langage. C’est là aussi que se situe la poétique de Jaccottet.



Enjeux et obstacles de l’image (1)



Image littéraire : une aide au repérage (2)

Structure

Quelques exemples

Comparaison bâtie à l’aide de

comme (59 occurrences !)
Parmi tant d’autres :
  • Misère / comme une montagne sur nous écroulée. (L. p.23)
  • on prétendait/ se vêtir d'air comme les oiseaux et les saints (ALH p.77)
pareil/le à (5 occurrences)
  • ces barques des tombeaux / pareilles à la corne de la lune (L. p.29)
  • tes yeux / restent pareils au ciel naïf / […] toi qui grandis pareille à un tremble scintillant, (CEB p.63)
à la manière de (1 occurrence)
  • « … à la manière / des rencontres d’amour » (ALH p.95)
ressembler à (3 occurrences)
  • c'est quand on ne peut plus se dérober à la douleur, / qu'elle ressemble à quelqu’un qui approche (L. p.41)
  • nous commençons à ressembler à nos pères (CEB p.57)
  • alors, parfois, l'espace / ressemble à une chambre boisée (ALH p.94)

Par cet emploi de connecteurs ou de marqueurs, l’énonciateur est présent, il affirme sa présence et laisse ainsi place à un écart entre comparant et comparé, il les cloisonne. Par son annonce même, la comparaison permet le plus souvent de concrétiser des énoncés abstraits (le temps, la mort…) mais ne les réduit pas au comparant, n’en fait pas des équivalences, ce sont bien deux réalités distinctes qu’il tient séparées. C’est une approche plus distanciée.

Les connecteurs sont en quelque sorte des atténuateurs et permettent au poète dans ses tentatives d’élucidation de poser des hypothèses et non pas des affirmations. « Si c’était quelque chose… comme… »

Jaccottet accentuera même cette atténuation en transformant le comme en comme si, soulignant une éventuelle discordance entre les deux termes. 7 occurrences de comme si : p. 19 ; 44 ; 45 ; 47 et 87.


N1 est N2 le plus souvent exprimé par apposition : N1, N2

 

  • Un homme – ce hasard aérien, / plus grêle sous la foudre qu'insecte de verre et de tulle, / ce rocher de bonté grondeuse et de sourire, / ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs – (L. p.27)
  • des images quand même passent. / Navettes ou anges de l'être, / elles réparent l’espace (L. p.28)
  • l’encre serait de l’ombre (CEB p.65)

Cette construction ne tient plus séparées les deux réalités mais relève de l’identification, elle permet de penser des définitions. L’effacement du locuteur donne une portée universelle à celles-ci.
Ces images seront toutefois réévaluées après coup, dans un autre poème, ou un autre recueil.

N1 de N2

N1 et N2 ont une relation d’avoir, d’être
ou bien N1 est la nominalisation d’un verbe

  • la chevelure de l’air                     (L. p.32)

= l’air a une chevelure / Ou l’air est  une chevelure

  • Le berceau des herbes                (L. p.31)
  • L’étrivière du temps (ALH p.71), image de l’entrave, de la contrainte imposée par le vieillissement
  • L’aiguille du temps court dans la soie noire

= le temps est une aiguille qui court dans la soie
ou : le temps a une aiguille (avec laquelle il coud notre destin) ≈ une Parque

N1 peut aussi garder plusieurs significations dans la même expression (verre est le matériau, un contenant et par métonymie son contenu ; l’aube est alors une boisson contenue par le verre

  • Le verre de l’aube                        (ALH p.92)

N2 sans déterminant : cette construction « crée » un 3ème élément, nouveau référent amalgamant (dans l’exemple cité) les propriétés de la fourrure et celles du soleil. On s’éloigne toutefois de la poésie traduction pour frôler une poésie démiurgique (plutôt que de montrer l’unité du monde, ces métaphores le modifient en l’enrichissant d’un élément nouveau).


  • Une fourrure de soleil (CEB p.51)
  • Sa fourrure de brouillard (Le mot joie p.144)

Ces métaphores, plus rares, apparaissent dans un contexte de forte émotion où elles condensent une vision.


1ère conclusion : ces comparaisons et identifications entre deux éléments leur laissent leur autonomie et indiquent plutôt les rapports qui existent entre eux. On est bien loin de l’image surréaliste.


Personnifications

Un élément, le plus souvent un verbe d’action, attribue une propriété humaine à un non-humain

 

  • c'est le temps / même qui marche ainsi dans ce jardin, / comme il marche plus haut de toit en toit, d'étoile / en étoile (ALH p.85)

Métaphores in absentia

Seul le comparant est présent mais le comparé se comprend grâce au contexte ou aux autres poèmes où figure la même métaphore explicite.

L’hermétisme est évité grâce à l’homogénéité thématique de l’œuvre de Jaccottet, il n’en reste pas moins quelques difficultés à lever et plusieurs interprétations possibles pour certaines d’entre elles.

 

 

 

 

 

 

Ambiguïté entre métaphore et rêverie :

 

 

  • Ainsi s'éloigne cette barque d'os qui t'a porté     (CEB p.48)

    « qui t’a porté » permet de comprendre que la « barque d’os » désigne la mère du poète. Interprétation confirmée par le poème liminaire du recueil.
  • N'y a-t-il pas d'autre chemin […] / Un chemin qui ne soit ni imposture comme les fards et les parfums du vieux beau, / ni […] ni […] (CEB p.57-58)

    L’ornement, la plainte, le ressassement sont autant de pièges pour la parole poétique qui elle-même n’est pas nommée explicitement dans le poème. La polysémie du mot « chemin » permet une lecture encore plus riche de cette quête poétique. Ainsi la réflexivité présente dans le poème n’est-elle pas affichée.
  • J'ai dans la tête des visions de rues la nuit, / de chambres, de visages emmêlés / plus nombreux que les feuilles d'arbres en été / et eux-mêmes remplis d'images, de pensées … (CEB p.61)

    Que sont les « froids couloirs », « les quartiers déserts », les « fleuves ténébreux » ? image-rêverie, onirique ? vision ? métaphore ?

Ces métaphores à la lisière de l’expérience sensible qui fait jaillir les images sont d’autant plus saisissantes qu’elles sont énigmatiques.


Métaphores filées

 

 

  • La métaphore de la nuit, femme d’ébène (ALH p.85)

    [Voir l’analyse du poème]
    Métaphore commentée dans le poème suivant à l’aide d’une autre métaphore, celle de « l’étrangère ».
  • La métaphore des larmes (ALH p.93)
  • La métaphore du soleil couchant comparé à un peintre

    « L’aurais-je donc inventé, le pinceau du couchant / Sur la toile rugueuse de la terre, / L’huile dorée du soir sur les prairies et sur les bois (Le Mot joie p.125 ; hors programme mais très belle métaphore !)

Même si les métaphores semblent moins nombreuses que les comparaisons, elles sont malgré tout assez nombreuses et jouent donc un rôle important, donnant une densité corporelle à ce qui risquerait de rester trop abstrait pour être ressenti. L’expérience sensible va passer par une traduction concrète, physique, quitte à être commentée et mise à distance après.


Allégories

Elles proposent un double sens que le lecteur va déceler. L’explicitation est rarement donnée par le poète. Elles reposent d’abord sur une structure métaphorique mais ouvrent sur une autre interprétation.

 

  • Le remaillage du filet, allégorie du travail réparateur de la poésie.
  • « La lumière du jour s'est retirée, elle révèle, […] autre chose /— au-delà de la belle sans relâche poursuivie, /[…] autre chose de plus caché, mais de plus proche... » (ALH p.86) autre chose auquel le fait accéder une Initiatrice, une plongée vers l’invisible.

    Le poème serait capable de dire le monde, tendu vers un au-delà du langage.
  • « L’étrangère » (ALH p.88) reprend l’image de « la grande femme noire », elle est donc d’abord la métaphore de la nuit du poème précédent puis par le commentaire critique ouvre sur une autre interprétation : la poésie, pouvoir de transfiguration du réel auquel il faut céder et résister…

 


Quelques pistes d’interprétations de comparaisons et métaphores
(En un relevé loin d’être exhaustif)

Images plus fugaces
que le passage du vent
bulles d'Iris où j'ai dormi !

Qu'est-ce qui se ferme et se rouvre
suscitant ce souffle incertain
ce bruit de papier ou de soie
et de lames de bois léger ?

Ce bruit d'outils si lointain
que l'on dirait à peine un éventail ?

Un instant la mort paraît vaine
le désir même est oublié
pour ce qui se plie et déplie
devant la bouche de l'aube
(Poésie p.127)

On sait que la forme des courts poèmes de ce recueil Airs est inspirée du haïku (3), poème japonais, dont Jaccottet dit (parlant des poèmes de Jean Follain, proches de l’idéal du haïku) qu’il « approche modestement, comme négligemment, et sans images, une espèce de centre que je ne peux m’empêcher de situer au foyer de toute poésie. » (Une transaction secrète p.246)

Dans ce poème, clausule du recueil, la mort d’autrui est acceptée, puis la mort du poète : les images n’ont plus raison d’être, l’éventail peut se refermer, comme les paupières qui se lèvent et s’abaissent, comme les pages de la vie du poète qui va à présent pouvoir se replier avec une relative sérénité, comme les feuillets des recueils progressivement dépliés qui vont pouvoir désormais se replier. Seul reste un frêle manche d’os qui permet de passer de la finitude humaine à l’illimité.

Après ce parcours dans différentes images, il conviendrait de resserrer les propositions d’interprétation pour trouver les réseaux d’images et analyser les motifs structurant l’ensemble de l’œuvre.


© Marie-Françoise Leudet


(1) Plusieurs éléments de réflexion proviennent de l’article de Reynald André Chalard, « Philippe Jaccottet, la transparence, l’image et l’amour de l’insaisissable » in Études françaises, vol. 41, n° 3, 2005, p. 129-151. http://www.erudit.org/revue/etudfr/2005/v41/n3/012059ar.pdf

(2) Document fait à partir de l’article de Michèle Monte, « La métaphore dans l’œuvre de Philippe Jaccottet entre exhibition et amuïssement » in Présence de Jaccottet, 2007, éditions Kimé.

(3) On peut lire avec profit « L’Orient limpide » in Une Transaction secrète p.123-131 et en particulier la p.128