Quelques définitions du mot « image »
Au sens propre du mot imago, l’image repose sur l’idée de ressemblance, mais elle se décline en un certain nombre d’acceptions :
- reproduction, représentation d'un objet par les arts graphiques ou plastiques
- représentation mentale d'origine sensible.
- une reproduction mentale d'une perception ou impression antérieure, en l'absence de l'objet qui lui avait donné naissance
- une vision intérieure d'un être ou d'une chose.
Les images sont donc de l’ordre des représentations concrètes ou mentales de ce qui a été perçu ou bien de celui de la création.
- au sens littéraire ou rhétorique : comparaison, métaphore
Les images mentales sont à la fois un écran à la réalité des choses – puisqu’elles sont représentations — et une médiation – puisqu’elles permettent d’y accéder. Tout en étant des moyens de compréhension de l’indicible, elles risquent de tromper comme des illusions.
Quelques citations
« Certaines images, spontanées ou longuement poursuivies selon l'état de mon esprit, me faisaient dépasser les apparences et dévoilaient quelques éléments, quelques lois simples de notre vie. » (La Promenade sous les arbres p.130) | Autrefois, moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine, me couvrant d'images les yeux, j'ai prétendu guider mourants et morts. Leçons p.11 |
« Méfie-toi des images. Méfie-toi des fleurs. Légères comme les paroles. Peut-on jamais savoir si elles mentent, égarent, ou si elles guident ? » À travers un verger (1984) p.17 | Derrière la fenêtre, au fond du jour, des images quand même passent. Navettes ou anges de l'être, elles réparent l’espace. Leçons p.28 |
« Trop longs détours, pour le plus bref conseil. Détours trop compliqués, pour la chanson la plus naïve. Il faudrait qu’il n’y ait plus de « comme » en écran, ou que le « comme » éclairât. » Cahier de verdure p.72 | c'est ce qui n'a ni forme, ni visage, ni aucun nom, ce qu'on ne peut apprivoiser dans les images heureuses, ni soumettre aux lois des mots, ce qui déchire la page comme cela déchire la peau, ce qui empêche de parler en autre langue que de bête. Chants d’en bas, section « Parler »p.44 |
J'aurais voulu parler sans images, simplement pousser la porte... J'ai trop de crainte pour cela, d'incertitude, parfois de pitié : on ne vit pas longtemps comme les oiseaux dans l'évidence du ciel, et retombé à terre, on ne voit plus en eux précisément que des images ou des rêves. Chants d’en bas p.49 | J'ai dans la tête des visions de rues la nuit, de chambres, de visages emmêlés plus nombreux que les feuilles d'arbres en été et eux-mêmes remplis d'images, de pensées Chants d’en bas, section « Autres chants »p.61 Un homme qui vieillit est un homme plein d'images raides comme du fer en travers de sa vie, À la lumière d’hiver p.81 |
On voit déjà dans ces quelques passages les différentes acceptions du mot, et la contradiction interne entre nécessité et méfiance. Les premières définitions (du dictionnaire) mènent irrémédiablement à une investigation philosophique pour créer des liens entre image et imagination, image et perception, image et conscience pour en venir à la question du langage. C’est là aussi que se situe la poétique de Jaccottet.
Enjeux et obstacles de l’image (1)
- L’image est jaillissement, « foisonnement de relations plus ou moins bizarres entre les choses » (La Promenade sous les arbres, p.114) : c’est ce dont Jaccottet se méfie, l’image dont les Surréalistes ont usé et dirait-il abusé, dont ils ont « inondé la poésie moderne ». Il poursuit en effet sa phrase par « qui peut, à bon marché, faire croire que l'on a découvert les secrètes structures du monde, alors qu'on a simplement tiré le maximum d'effets de l'imprécision d'une expression. »
Il s’agit en fait d’une trouvaille verbale, qui n’a aucune fécondité et qui n’est pas transparence au monde. Cette image-là est trompeuse car elle fait passer pour réel ce qui n’est qu’artifice.
- L’image est un mode d’appréhension du réel :
« Certaines images, spontanées ou longuement poursuivies selon l'état de mon esprit, me faisaient dépasser les apparences et dévoilaient quelques éléments, quelques lois simples de notre vie ; puis, […] la seule nomination des choses visibles, dans un certain état d'équilibre entre la tension et le détachement, créait de mon esprit au monde un invisible réseau. » (La Promenade sous les arbres p.130)
Jaccottet accepte donc ces images qui dévoilent (on retrouvera l’image du « voile du Temps qui se déchire » dans Leçons (p.24) et qui après le détour par le langage (la nomination des choses visibles) lui permettent de créer l’« invisible réseau ». Comment dire ces images sans passer par d’autres images ? « J’ai de la peine à renoncer aux images » écrit-il aussi dans La Semaison.
Elle est alors révélation, elle révèle nos liens avec le monde et en suggère une « unité cachée ». Jaccottet est « celui qui avance selon l’épaisseur du visible » pour reprendre l’expression de Jean-Michel Maulpoix, il porte une attention toute particulière aux signes que le monde paraît lui adresser.
L’image est aussi pour le poète liée à une émotion poétique, fugitive, sur laquelle il lui faudra revenir pour en exprimer la force.
Jaccottet traduit lui-même les étapes de ce processus de transformation poétique, il l’explique longuement dans le très beau texte À travers un verger :
En un lieu (1a), un éblouissement, bouleversement profond ou forte émotion qui peut parfois se traduire comme une épiphanie (1b), plus tard… désir de traduire en mots cette émotion, les images surgissent (2) mais crainte de dérive métaphorique et retour sur le texte écrit avec une recherche d’épuration (3)
Ce processus créatif en trois temps (expérience privilégiée / poème / réflexion) se retrouve dans plusieurs poèmes et en particulier dans les deux premiers poèmes de la section II d’À la lumière d’hiver.
Les images surgies à la suite de cette expérience poétique, Jaccottet les analyse et les épure au maximum. Car sa méfiance tient à la crainte de pervertir l’authenticité d’une expérience poétique en la travestissant par des figures de rhétorique, des images-métaphores qui cherchant à le traduire trahiraient le réel. Ces images risqueraient d’être « raides comme du fer » et entraîner un raisonnement tout aussi raide et contraint, clichés ou cadres de pensée stéréotypés, mots qui font écran au lieu de révéler. La poésie ne doit en effet pas être la poétisation du monde. L’image ne transfigure pas le réel, elle cherche plutôt à l’appréhender. La poétique de Jaccottet se situe dans cette tension entre l’image, émotion, figure mentale ou visuelle et approche sensible du réel et l’image qui va lui permettre de traduire en mots cette émotion ; c’est bien là une problématique du langage et de l’écriture.
Si Jaccottet réfute la métaphore intellectualisée, celle « qui intéresse l’intelligence » et qui risque de nous laisser « sortis du monde qu[’il] croi[t] le seul réel, engagés dans le labyrinthe cérébral d’où l’on ne ressort jamais que mutilé. » (Paysages avec figures absentes p.62), il garde les métaphores ou autres images littéraires qui emportent le poète comme le lecteur dans la rêverie, qui sont les révélateurs des images premières.
Le poète s’explique : « Puis, quand je l'eus laissée passer, comme une étrangère, mais non comme un mensonge, car cette rêverie est profonde en chacun de nous, ce fut comme si son passage avait rouvert en moi quelque chose — une sorte d'œil intérieur, si l'on veut ; et pendant quelques jours, le monde au-delà de ma fenêtre, dont je m'étais détourné, qu'il me semblait même quelquefois avoir vidé de sa substance en écrivant à son propos, est redevenu vivant, poreux, surprenant ; c'est-à-dire que les images sont redevenues possibles, et la poésie à travers elles ; comme si la lumière s'était de nouveau rapprochée, comme s'il faisait moins sombre et moins froid. » (Une transaction secrète, p.329-330)
Les images sont le lien entre le monde réel et sensible que, par la vertu du langage, elles nomment et « donnent à voir » à la condition toutefois de ne pas être gratuites et de rejoindre ce réel que le langage pourtant éloigne. Là est, nous l’avons dit, le paradoxe fondateur de la poétique de Jaccottet.
Image littéraire : une aide au repérage (2)
Structure |
Quelques exemples |
Comparaison bâtie à l’aide de comme (59 occurrences !) | Parmi tant d’autres :
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pareil/le à (5 occurrences) |
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à la manière de (1 occurrence) |
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ressembler à (3 occurrences) |
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Par cet emploi de connecteurs ou de marqueurs, l’énonciateur est présent, il affirme sa présence et laisse ainsi place à un écart entre comparant et comparé, il les cloisonne. Par son annonce même, la comparaison permet le plus souvent de concrétiser des énoncés abstraits (le temps, la mort…) mais ne les réduit pas au comparant, n’en fait pas des équivalences, ce sont bien deux réalités distinctes qu’il tient séparées. C’est une approche plus distanciée. Les connecteurs sont en quelque sorte des atténuateurs et permettent au poète dans ses tentatives d’élucidation de poser des hypothèses et non pas des affirmations. « Si c’était quelque chose… comme… » Jaccottet accentuera même cette atténuation en transformant le comme en comme si, soulignant une éventuelle discordance entre les deux termes. 7 occurrences de comme si : p. 19 ; 44 ; 45 ; 47 et 87. |
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N1 est N2 le plus souvent exprimé par apposition : N1, N2
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Cette construction ne tient plus séparées les deux réalités mais relève de l’identification, elle permet de penser des définitions. L’effacement du locuteur donne une portée universelle à celles-ci. |
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N1 de N2 |
= l’air a une chevelure / Ou l’air est une chevelure
= le temps est une aiguille qui court dans la soie |
N1 peut aussi garder plusieurs significations dans la même expression (verre est le matériau, un contenant et par métonymie son contenu ; l’aube est alors une boisson contenue par le verre |
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N2 sans déterminant : cette construction « crée » un 3ème élément, nouveau référent amalgamant (dans l’exemple cité) les propriétés de la fourrure et celles du soleil. On s’éloigne toutefois de la poésie traduction pour frôler une poésie démiurgique (plutôt que de montrer l’unité du monde, ces métaphores le modifient en l’enrichissant d’un élément nouveau). |
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Ces métaphores, plus rares, apparaissent dans un contexte de forte émotion où elles condensent une vision. |
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1ère conclusion : ces comparaisons et identifications entre deux éléments leur laissent leur autonomie et indiquent plutôt les rapports qui existent entre eux. On est bien loin de l’image surréaliste. |
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Personnifications Un élément, le plus souvent un verbe d’action, attribue une propriété humaine à un non-humain |
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Métaphores in absentia Seul le comparant est présent mais le comparé se comprend grâce au contexte ou aux autres poèmes où figure la même métaphore explicite. L’hermétisme est évité grâce à l’homogénéité thématique de l’œuvre de Jaccottet, il n’en reste pas moins quelques difficultés à lever et plusieurs interprétations possibles pour certaines d’entre elles.
Ambiguïté entre métaphore et rêverie :
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Ces métaphores à la lisière de l’expérience sensible qui fait jaillir les images sont d’autant plus saisissantes qu’elles sont énigmatiques. |
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Métaphores filées
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Même si les métaphores semblent moins nombreuses que les comparaisons, elles sont malgré tout assez nombreuses et jouent donc un rôle important, donnant une densité corporelle à ce qui risquerait de rester trop abstrait pour être ressenti. L’expérience sensible va passer par une traduction concrète, physique, quitte à être commentée et mise à distance après. |
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Allégories Elles proposent un double sens que le lecteur va déceler. L’explicitation est rarement donnée par le poète. Elles reposent d’abord sur une structure métaphorique mais ouvrent sur une autre interprétation. |
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Quelques pistes d’interprétations de comparaisons et métaphores
(En un relevé loin d’être exhaustif)
- Leçons p.28 : « des images quand même passent. / Navettes ou anges de l'être, / elles réparent l’espace »
Métaphore à replacer dans un ensemble d’images du tissage, de la déchirure et de la réparation.
- Leçons p.31 : « mieux aider les eaux […] à creuser le berceau des herbes […] porter […] les barques pleines de brûlants soupirs »
Autre thématique déployée dans les recueils : l’eau (10 occurrences) et la barque (6 occurrences) et bien sûr l’herbe (9 occurrences). L’eau dit l’éphémère, elle passe entre les herbes (p.12), « fraîche et rapide », elle « franchit » (p.42) et si elle est souvent « amère » (p 48 et 92) ou « salée » par la peine (p.92) référant au monde des morts ; dans ce poème-ci par la métaphore protectrice du berceau, elle permet à nouveau le retour à la vie, à la renaissance du désir et de l’amour.
La barque quant à elle est ambivalente, elle est à la fois par sa forme le réceptacle de l’amour et en référence à la barque de Charon ou à la barque funéraire des Égyptiens (les deux n’ayant toutefois pas la même fonction), elle permet de passer dans le monde des morts. Lieu de passage, comme l’écriture poétique.
- Chants d’en bas, poème liminaire p.37
Des images plus simples à interpréter dont la progression est intéressante. Le poète compare d’abord le corps de sa mère à un cierge (vers 2 et 3) – objet qui renvoie aux cérémonies et plus particulièrement aux obsèques – puis transforme la figure maternelle en pierre : de la comparaison « Dure comme une pierre, / un coin de pierre fiché dans le jour » (vers 5-6), à l’identification avec la pierre tombale « Elle est déjà comme sa propre pierre / avec dessus les pieuses et vaines fleurs éparses » (vers 11-12), la dernière image, en une exclamation exprimant consternation ou effroi donne à voir un corps réifié, pétrifié « « oh pierre mal aimée » (vers 13).
Les images de ce poème tiennent toutes de la dureté (« Qu'elle me semble dure tout à coup ! ») : cierge (2 occurrences), pierre (4 occurrences), une hache – instrument de violence, qui fend[ant] » –, l’aubier (2 occurrences : « l’aubier de l’air » et « l’aubier du cœur ») – même si l’aubier est la partie tendre du bois, il n’en garde pas moins une certaine dureté. Mais l’aubier étant « la partie tendre et blanchâtre qui se forme chaque année entre le bois dur donc le cœur et l'écorce d'un arbre, et où circule la sève » (définition du dictionnaire…) donc la partie vivante du bois, l’image permet de comprendre que la dureté du corps pétrifié de la mère morte blesse « profond[ément] » là où circule la sève.
Poème liminaire, il est en quelque sorte une épitaphe et une ouverture vers les chants d’en bas.
- Chants d’en bas section « parler » p.43
Ces vers mettent en relation la feuille de papier rétractée par le feu et l’être humain menacé par la mort pour en venir à la comparaison entre le feu et la mort. En même temps le poète évalue la pertinence de cette image « il [le feu] se laisse comparer au tigre / ou à la rose, à la rigueur on peut prétendre, / on peut s'imaginer qu'on le désire / comme une langue ou comme un corps ; / autrement dit, c'est matière à poème ».
Le poète dans sa comparaison des effets de la flamme sur la feuille avec ceux de la vieillesse ou de la maladie sur l’homme introduit une forme d’érotisme, selon le schéma traditionnel d’Éros-Thanatos : le feu de couleur rouge se transforme en tigre puis en rose et avec lui entre et renaît le désir – pour ce qui est « comme une langue ou comme un corps » – dans « la chambre jusqu’au lit » comme si on pouvait redevenir un homme jeune. Le comme si… met à distance la métaphore filée car ce que veut exprimer Jaccottet c’est que cette comparaison est « matière à poème », mais elle ne peut pas rendre la réalité de la mort et c’est en niant fortement son efficacité car « C’est autre chose… », c’est « ce qu’on ne peut apprivoiser dans les images / heureuses… » que le poète fait ressentir le scandale « qui empêche de parler ».
Les comparaisons ont ici valeur d’exemples au sein de la réflexion de Jaccottet sur la parole poétique.
- Chants d’en bas section « parler » p.48
La métaphore de la barque évoquée à propos du poème 20 de Leçons, tient essentiellement ici à l’évocation de la mort : la barque traverse difficilement le fleuve de la mort puisqu’elle « se remplit d’une eau amère », eau des pleurs, « salée » par la peine.
« Ainsi s'éloigne cette barque d'os qui t'a porté » : nous avons dit plus haut que la relative « qui t’a porté » permet de comprendre que la « barque d’os » désigne la mère du poète. L’image se poursuit par la paronomase mère/ amère « elle se remplit d’une eau amère », par l’expression finale « enfantin sommeil » et se généralise sur l’évocation de « toute vieille barque humaine en ces mortels parages ».
Puisque le poète s’interdit de traduire par des mots qui ne sont que « fumées », puisque le « grand filet de lumière » est « inespérable », à la vision de l’éloignement que le poète s’impose de « regarde[r] de tous [ses] yeux, suit une prière : « puisse-t-il […] y avoir rémission des peines, brise plus douée, / enfantin sommeil ». Le poète qui refuse les images en utilise encore deux autres… la « brise plus douce » évoquant la navigation dans la barque funèbre et l’« enfantin sommeil », le sommeil de la mort ou la mort-sommeil (Thanatos-Hypnos). Reste la « rémission des peines » mais est-ce une image ? L’expression peut aussi renvoyer au poème 2 de la section « Autres chants » et son « fleuve ténébreux » là où il se souvient « de bouches inlassables sur ses bords », où « [son] oreille collée à l'herbe l'entend, / à travers le tonnerre de sa propre peur » : quelles fautes doit-il expier ?
Les peines sont-elles douleurs ou châtiments ? ou les deux.
- Chants d’en bas section « Autres chants » poème 5 p.64
« relie, tisse en hâte, encore, habille-nous ». Le poème dans son entier évoque le travail d’écriture par une succession de métaphores : tissage, réparation ou suture ; révélation par l’allusion à « l’ange de l’église de Laodicée » donc à l’Apocalypse ; signes de chauves-souris ; le beffroi d’os.
Il faut écrire vite, la parole est fragile mais il faut éviter les retouches. Retouches qu’il fera malgré tout…
- Chants d’en bas section « Autres chants » poème 6 p.65
« l’encre serait de l’ombre » ou la part de lumière et d’obscurité, les deux tissées par l’écriture.
- À la lumière d’hiver section II poèmes 1 et 2, p. 85 à 89
La nuit / la femme d’ébène, la grande femme de soie noire. L’étrangère.
- À la lumière d’hiver section II poème 3 p.90
Le passage désormais semble possible et Jaccottet propose des images qui font voir ou font croire à l’invisible… ce qu’il se reprochera plus tard, dans Une transaction secrète par exemple.
« Nuages de novembres », « oiseaux sombres » – image reprise dans le poème 8 « autres vols, plus blancs » –, « longs miroirs des routes désertes »… ces images révèlent le secret de la terre qui est à la fois « tombe » et « berceau des herbes », lieu de vie et de mort.
Et si l’on sait « écoute[r], écoute[r] mieux », d’autres images surgissent pour révéler le monde invisible : les âmes des morts sont « d’invisibles bêtes / […] qui sont venues, / silencieuses, blanches, lentes, au couchant / […] laper cette lumière qui ne s’éteint pas la nuit », venues laper la lumière éternelle. L’association de l’eau invisible et de la lumière éternelle, de la blancheur et du silence sacralise la scène et peut laisser penser que le poète a trouvé là de quoi affronter la mort et mener une vie spirituelle. Mais n’est-ce pas illusion ou comme il le dira lui-même une fuite ?
Jaccottet s’explique et se critique lui-même :
[…] les images sont redevenues possibles, et la poésie à travers elles ; comme si la lumière s'était de nouveau rapprochée, comme s'il faisait moins sombre et moins froid. Presque aussitôt s'est produit un mouvement singulier, inattendu, suscité peut-être en partie par l'image de la neige et des oiseaux au ventre blanc qui s'était formée en moi, associant les idées de « passage », de « vol » et de « pureté » : un mouvement au-delà de notre monde, une traversée de la frontière du visible ; et c'est alors que j'ai vu les âmes des morts comme des bêtes blanches s'abreuvant à une eau éternelle. Maintenant, je me méfie à nouveau de l'élan qui m'a porté alors. Ce qui me gêne en lui, c'est qu'il m'ait emporté de l'autre côté, dans l'invisible ; parce que cela ressemble à une fuite. (Une transaction secrète p.330)
Les images de ce monde invisible vont se poursuivre dans les poèmes suivants avec « l’herbe autre que l’herbe » (poème 4 p.91), l’eau, la lumière et le « blé inépuisable ».
- À la lumière d’hiver section II poème 6 p.93
« La seule grâce à demander aux dieux lointains, / […]ne serait-elle pas que toute larme répandue /sur le visage proche / dans l'invisible terre fît germer / un blé inépuisable ? »
Les larmes comparées à des graines renvoient au mythe de Déméter, aux saisons liées au cycle de la vie et de la mort. Perséphone, sa fille enlevée par Hadès, règne six mois – automne et hiver – sur le monde des morts et au printemps, saison où elle revient sur terre rejoindre sa mère, les graines peuvent germer, de dessous la terre pour donner le blé. Culte de Déméter, mystères d’Eleusis : l’image du blé inépuisable que les larmes auront fait germer est de nature religieuse et traduit l’attente ou l’espoir d’une vie éternelle, voire d’une résurrection. Mais les dieux sont lointains… et le poème liminaire d’À la lumière d’hiver, « Dis encore cela » (p.71) où le poète espère que « le dernier cri » soit recueilli « par une autre oreille que la terre grande ouverte », laisse transparaître aussi le doute sur l’accès à une autre vie, « dans l’inconnu ». Les images sont « redevenues possibles » pour le poète qui a pu croire « guéer la mort » (Chants d’en bas p. 46) mais il a aussi très vite pensé que ce n’étaient qu’illusions, d’où cette prière née dans les larmes « aux dieux lointains, / aux dieux muets, aveugles, détournés ».
Dans la suite du travail de ce mois de novembre 1975, les images de nature quasi religieuse, ou métaphysique, se sont multipliées, disant l'attente, l'espoir, d'une eau éternelle, d'un « blé inépuisable ». N'était-ce pas de la faiblesse, et retomber dans le piège de l'illusion ? (Une transaction secrète p.330)
On peut aussi voir dans cette métaphore de la germination une réflexion sur la parole poétique. La métaphore de la graine se retrouve à plusieurs reprises chez Jaccottet pour qui les graines sont paroles écrites, légères et erratiques, se dispersant à l’aventure : les larmes sont ici les graines qui vont germer, dans la Semaison la graine était la beauté, dans L’Effraie, les graines sont paroles déracinées qui se dispersent à l'aventure, qui s’inscrivent dans l’air «...paysage léger / où des oiseaux jamais visibles nous appellent, / des voix, déracinées comme des graines » (« Nouvelles notes pour la semaison » in L’Effraie p.52), ou encore dans Paysages avec figures absentes, « J'aurais voulu que ma poésie fût comme une parole écrite sur ces médailles remontées du fond de la terre, quand elle ne l'était pas sur les monnaies des graines » (p.28)
Le souhait que le blé né des larmes soit inépuisable renvoie aussi aux interrogations du poète sur la possibilité de dire « cela » et de retrouver la force des dieux « fuyards » grâce aux expériences poétiques sensibles, car les deux derniers vers du poème 1 l’exprimaient déjà « (Chose brève, le temps de quelques pas dehors, / mais plus étrange encore que les mages et les dieux.) (p.87)
- À la lumière d’hiver section II poème 7 p.94
« L'hiver, le soir : / alors, parfois, l'espace / ressemble à une chambre boisée »
Paysage hivernal et chambre boisée, l’extérieur et l’intérieur s’interpénètrent : les « rideaux bleus » de la chambre sont le rideau d’arbres qui plongent « de plus en plus » dans l’obscurité ou bien plus simplement le rideau de la nuit ; « les derniers reflets du feu » de l’âtre sont aussi ceux du soleil couchant ; la neige « telle une lampe froide » entre à son tour dans la chambre et « s’allume contre le mur », la neige… ou la lune : clarté blanche dont la lumière est froide.
Faisant suite au poème I de la même section où l’espace est devenu transparent, où le « noir n’est plus ce mur » mais « l’air limpide », la nuit donc abat les cloisons, l’espace nocturne est devenu une chambre et l’harmonie règne entre intérieur et extérieur, les contraires peuvent s’associer comme le feu et la neige.
- À la lumière d’hiver section II poème 8 p.95
Le poète reprend l’image des « vols, plus blancs » qu’il explique à nouveau dans Une transaction secrète :
Entre deux moments de travail, j'ai écouté un quintette de Mozart, l'un des plus beaux (le K. 516) ; c'est cela qui a suscité le poème Écoute, vois... qui est entraîné par un élan plus étrange. En l'écoutant, mais cette écoute s'accordait avec le paysage d'hiver que j'avais sous les yeux, il me semblait voir deux troupes blanches – d'âmes, d'oiseaux ? — montant et descendant à la rencontre l'une de l'autre, dans une sorte d'ébriété heureuse. À la suite des images qui avaient dominé les pages précédentes, il n'est pas étonnant que le nom de Lazare me soit venu alors à l'esprit. Puis, brusquement, cette course a perdu son caractère surnaturel pour retrouver le mouvement de l'amour terrestre, de l'amour heureux. De toute façon, les liens s'étaient renoués, le passage était redevenu libre entre vivants et morts, hommes et choses, amant et aimée. C'était une refloraison de la liberté – qui ne saurait être qu'échange, circulation des biens, chute des barrières. Les mots liens et passage se sont écrits côte à côte. Une liberté qui serait le renouement des liens authentiques, attachement et non détachement. (Une transaction secrète p.331)
Les images religieuses se poursuivent, espoir de résurrection « ne monte-t-il pas quelque chose / […] comme un Lazare », renaissance de l’amour et du désir d’écrire.
- À la lumière d’hiver section II poème 10 p.97
Poème qui clôt le recueil avec les yeux qui « se ferment » image de la finitude, du limité et les « seuls yeux sans paupières d'autres astres », dernière métaphore pour dire l’illimité.
« L’espace / comme un éventail peint dont il ne resterait plus / qu'un frêle manche d'os »
L’éventail du monde avec ses illustrations, les images poétiques, se referme sur son manche, limite entre l’humain (« manche d’os »), la finitude et l’espace illimité. Cette image de l’éventail renvoie sûrement à la poésie, peut-être au haïku « heurt d’un éventail contre une vitre » ; elle se trouve déjà dans le recueil Airs
Images plus fugaces Qu'est-ce qui se ferme et se rouvre Ce bruit d'outils si lointain Un instant la mort paraît vaine |
On sait que la forme des courts poèmes de ce recueil Airs est inspirée du haïku (3), poème japonais, dont Jaccottet dit (parlant des poèmes de Jean Follain, proches de l’idéal du haïku) qu’il « approche modestement, comme négligemment, et sans images, une espèce de centre que je ne peux m’empêcher de situer au foyer de toute poésie. » (Une transaction secrète p.246)
Dans ce poème, clausule du recueil, la mort d’autrui est acceptée, puis la mort du poète : les images n’ont plus raison d’être, l’éventail peut se refermer, comme les paupières qui se lèvent et s’abaissent, comme les pages de la vie du poète qui va à présent pouvoir se replier avec une relative sérénité, comme les feuillets des recueils progressivement dépliés qui vont pouvoir désormais se replier. Seul reste un frêle manche d’os qui permet de passer de la finitude humaine à l’illimité.
Après ce parcours dans différentes images, il conviendrait de resserrer les propositions d’interprétation pour trouver les réseaux d’images et analyser les motifs structurant l’ensemble de l’œuvre.
© Marie-Françoise Leudet
(1) Plusieurs éléments de réflexion proviennent de l’article de Reynald André Chalard, « Philippe Jaccottet, la transparence, l’image et l’amour de l’insaisissable » in Études françaises, vol. 41, n° 3, 2005, p. 129-151. http://www.erudit.org/revue/etudfr/2005/v41/n3/012059ar.pdf
(2) Document fait à partir de l’article de Michèle Monte, « La métaphore dans l’œuvre de Philippe Jaccottet entre exhibition et amuïssement » in Présence de Jaccottet, 2007, éditions Kimé.
(3) On peut lire avec profit « L’Orient limpide » in Une Transaction secrète p.123-131 et en particulier la p.128