La neige, élément récurrent dans la poésie de Jaccottet, n’a pourtant dans ce recueil-ci que trois occurrences mais qui se situent dans deux des quatre derniers poèmes du recueil À la lumière d’hiver (poèmes 7 et 9 de la section II). L’avant-dernier poème commence ainsi :

Sur tout cela maintenant je voudrais
que descende la neige, lentement.

Ce qui rend l’hiver précieux c’est la neige, substance faite d’eau et d’air, substance légère et douce « de l’eau qui se change en laine ? », qui sublime les paysages qu’elle recouvre et protège. Nous retrouvons en toute fin du recueil cet élément naturel qui en quelque sorte condense les principaux traits de la pensée et de l’imaginaire du poète, de sa réflexion sur la parole poétique. Jaccottet s’explique une fois encore dans Une Transaction secrète (1) : « Enfin, sans que je me demande pourquoi sur le moment, j'ai souhaité que vienne la neige (elle ne l'a pas fait, du moins ce mois-là). Et il est vrai que c'est un météore magique, l'un de ceux qui ont gardé le plus de pouvoir sur nous ».

 

1. Harmonie du monde

 

2. La neige est un abri protecteur, promesse de renaissance

« et qu'elle fasse le sommeil des graines, / d'être ainsi protégé, plus patient. » (Poème 9 vers 5-6) Elle recouvre la terre d'un manteau qui protège la germination des graines, qui protège ce qui sera moisson dès le printemps revenu, les graines auxquelles le poète avait comparé les larmes (poème 6 p.93), dont il priait les dieux lointains qu’elles fissent « germer un blé inépuisable ». Nous avons vu (Pour parler des images) que cette image du blé inépuisable est de nature religieuse mais est aussi la métaphore de la parole poétique. La neige a donc un rôle essentiel dans la création poétique, elle est promesse de renaissance non seulement de la nature mais aussi de la parole poétique. Par sa constitution même, la neige contient tout un ensemble d’éléments naturels dont sont nourris les poèmes précédents ; à propos des flocons qui tombent silencieusement et doucement Jaccottet parle de « descente, comme celle des graines au printemps. (Graines stériles. Tendres cristaux, étoiles frêles. Gouttes aux larmes changées en flocons, en fleurs, par le froid. L'eau n'est pas blanche, elle est transparente ; sous l'effet du froid, elle blanchit et devient plus douce, étrangement. Étoiles douées, proches. Je sais que je pourrais errer longtemps dans ce paysage.) » (Une Transaction secrète).

 

3. Neige et silence (un silence rassurant et fécond) // Neige et langage, parole poétique

Pour Jaccottet, la neige est « du silence qui tombe », des paroles dites à voix basse « pour endormir, pour laver, pour guérir ». Elle est tout à la fois silence et langage, un chuchotement « – elle qui parle toujours à voix basse – » (vers 4) ou « On pense aussi à du silence, ou à des paroles dites à voix basse, pour endormir, pour laver, pour guérir » (Une Transaction secrète).

La neige par la douceur de son silence, par sa légèreté, par la pureté de ses « cristaux humides » renvoie à ce qu’est la parole poétique pour Jaccottet et à sa nécessaire transparence. « Comment dire cette chose qui est trop pure pour la voix ? » (L’Ignorant, in Poésie 1946-1967 p.56), la neige en serait une image, car Jaccottet précise bien qu’il s’agit d’un vrai silence « qui ne sera pas un tarissement ».

 

4. Matérialisation de l’invisible

La neige renvoie aussi à l’innocence de l’enfance, tel qu’on pouvait déjà le lire dans Airs « L’âge regarde la neige / s’éloigner sur les montagnes » (Poésie 1946-1967 p.96) ou dans la Semaison « Neige. La neige d’ici, qui vole et ne se pose pas, qui semblerait plutôt monter. Qui rend l’enfance. Heureuse. Pareille aux vols de moucherons en été, qui cèdent aux vents. Nuages » (La Semaison, carnet 1954-1979, p.151).

Elle est incarnation du divin sur terre, plaisir d’ordre plus spirituel, « une apparition surnaturelle, la venue d'une divinité, un bonheur léger et pur » (Une Transaction secrète) et la neige évoquant aussi les limbes de la mort, elle permet le passage tant rêvé par des signes de contacts entre vivants et morts ; quand on circule parmi les flocons, on « traverse et surprend un entretien de défunts, mais heureux, ou d'anges » (Une Transaction secrète). Le poème 8 d’À la lumière d’hiver offrel’image d’« autres vols, plus blancs », ces oiseaux au ventre blanc, que Jaccottet assimile ailleurs à la neige. Les deux associent selon lui les idées de « passage », de « vol » et de « pureté » et révèlent le monde invisible, « un mouvement au-delà de notre monde, une traversée de la frontière du visible ». Dans cette vision de l’au-delà, eau et lumière, blancheur et silence, mêmes caractéristiques que la neige.

 

5. Possibilité de renouer avec le monde

Par nature la neige incarne l’éphémère mais en cette fin de recueil, elle apparaît comme un apaisement, une tranquillité, une sérénité enfin qui redonnent au poète confiance dans les mots et le pouvoir de la poésie. « Parler encore » « malgré tout »… La neige est comme une bénédiction, elle est le signe que le poète a renoué avec une parole pure et sensible, car la nature est forte, faite de « colonnes de neige » (La Semaison, carnet 1954-1979, p.12) ; qu’il peut « alors » renouer avec un lyrisme amoureux apaisé lui aussi, « se ressouvenir » et célébrer sa compagne un peu délaissée, « la compagne proche, fidèle comme le soleil derrière tous les écrans qui nous le voilent et néanmoins elle aussi, comme moi, comme la terre, condamnée à disparaître « avec le temps » (Une Transaction secrète), célébrer les yeux limpides de celle-ci ; qu’il peut « caché par la neige, / de nouveau [j’]oser[ais] louer leur clarté bleue. »

Si au fil du recueil la méditation ne cesse de gagner en pureté et que la lumière d’hiver est particulièrement propice à dire comment « l’opposition pourra se trouver poétiquement résolue entre ces deux incompatibles que demeurent la lumière et l’obscurité, l’éloge de la beauté et l’horreur de la mort » pour reprendre les termes de Jean-Michel Maulpoix, la neige malgré le faible nombre d’occurrences est peut-être le lieu où « il se peut que la beauté naisse quand la limite et l'illimité deviennent visibles en même temps » (La Semaison, carnet 1954-1979, p.40)


(1) Les pages 330-332 du chapitre « À propos d’une suite de poèmes » in Une Transaction secrète sont particulièrement éclairantes. Les citations de cette analyse sont issues de ces pages.


© Marie-Françoise Leudet