La Princesse de Montpensier a donné en 1662 le modèle de ce que devait être la nouvelle classique par la rapidité et la sobriété du style, l'intériorité de l'action, le pessimisme de la pensée. C'est comme un premier crayon de La Princesse de Clèves où, dans des limites pourtant beaucoup plus étroites, certains traits seraient plus appuyés et certains effets plus visibles. Les âmes sont à la fois moins pures et plus simples que dans La Princesse de Clèves. Il manque à Mme de Montpensier la conscience toujours en éveil de Mme de Clèves; elle est si surprise de ce qu'elle ressent et de ce qui lui arrive, si peu capable de se défier d'elle-même ou de donner du poids à cette défiance qu'elle meurt de chagrin lorsqu'elle est abandonnée. Son excuse est qu'elle revenait à une première passion, antérieure au mariage, mais ce qui la rend plus digne de pitié la rend aussi moins intéressante ; elle fait quelquefois sourire (par exemple quand elle passe sa colère sur le malheureux Chabanes), alors qu'on ne sourit jamais de Mme de Clèves. Le caractère inconsistant de son mari peut lui être une autre excuse : la modification géniale, dans La Princesse de Clèves, sera d'attribuer au mari la sensibilité fidèle et fervente de Chabanes et de mettre ainsi l'héroïne dans une situation beaucoup plus difficile, à la mesure de sa belle âme. La mort de Chabanes n'est qu'une circonstance malheureuse de plus (« Ce lui fut un nouvel accablement d'apprendre la mort du Comte de Chabanes [...] L'ingratitude du Duc de Guise lui fit plus vivement sentir la perte d'un homme dont elle connaissait si bien la fidélité »), la mort du prince de Clèves est un événement terrible pour sa femme, comme une sanction de sa conduite et de ses sentiments. Dans la première, le hasard a joué un grand rôle, la seconde est l'effet inéluctable des passions. Les traits par lesquels Guise annonce Nemours n'ont pas une signification bien nette : Guise déjà sacrifie à sa maîtresse un mariage qui le ferait entrer dans la famille royale, mais l'opposition de Charles IX et du duc d'Anjou aurait peut-être mis un obstacle insurmontable à son projet ; il se rend de nuit clandestinement à Champigny comme Nemours se rendra à Coulommiers, mais il est reçu, et l'irruption du mari fait tourner la scène au tragi-comique : la scène correspondante de La Princesse de Clèves est au contraire d'une poésie intense et purement tragique par le silence des deux protagonistes, leur angoisse, la distance et l'obscurité qui les séparent et qui sont leur seul lien, l'espionnage dont ils sont l'objet et qu'ils ignorent, le malentendu irréparable qui en résultera entre la femme et le mari ; enfin Guise, comme Nemours, oublie peu à peu sa maîtresse, mais beaucoup plus rapidement et cet oubli est favorisé par d'autres passions (la joie de la vengeance, l'ambition, « c'est un homme qui n'est capable que d'ambition », dit de lui le duc d'Anjou) et même par la rencontre d'une autre femme, la marquise de Noirmoutier, qui semble bien être la femme de sa vie (« il s'y attacha entièrement et l'aima avec une passion démesurée et qui lui dura jusques à la mort »), ce que Mme de Montpensier n'avait pas pu être pour lui, ce que Mme de Clèves sera pour Nemours.

Ces différences entre les deux œuvres correspondent à une différence dans leurs objets, celui de La Princesse de Montpensier étant le plus confus. Toutes deux peignent l'amour comme une passion funeste, mais dans La Princesse de Montpensier, les malheurs qu'il entraîne ont pour cause profonde la faiblesse des âmes, frivoles ou légères, et la force des circonstances, au milieu desquelles l'amour est un sentiment dérisoire et déplacé. Les âmes ne sont pas adéquates à l'amour, l'amour n'est pas adéquat à la vie réelle. Ainsi toute l'histoire est-elle marquée d'une absurdité à laquelle nous devons être sensibles, nous modernes, surtout dans quelques scènes où apparaît la bizarrerie du sort, comme la scène du bal où. trompée par la ressemblance des masques, Mme de Montpensier parle confidentiellement au duc d'Anjou en croyant parler au duc de Guise, et la scène déjà évoquée de Champigny, où Chabanes introduit lui-même son heureux rival dans la chambre de sa maîtresse et le sauve ensuite en se faisant passer pour l'amant aux yeux du mari ; l'absurdité culmine dans la scène qui précède le dénouement : le triste Chabanes est allé à Paris cacher son désespoir et, soupçonné à tort de favoriser les réformés, il est massacré la nuit de la Saint-Barthélemy ; au matin. Montpensier passe par hasard dans la rue où il a été tué et se trouve en face du cadavre ; d'abord saisi de surprise, puis ému de douleur par la mort de son ami. il cède finalement à la joie d'être ainsi vengé par le sort : mort absurde, puisqu'elle est l'œuvre de fanatiques qui se sont trompés sur le compte de leur victime ; joie absurde, puisque Montpensier n'est pas vengé des véritables coupables et qu'il ignorera toujours qu'il a été trahi. Ces scènes montrent que le classicisme de La Princesse de Montpensier s'oppose au baroque en le niant : les éléments baroques sont retournés et vidés de leur sens ; traités avec sécheresse et rapidité, ils ne servent plus qu'à faire ressortir, par contraste avec l'étrangeté des situations, la misère de la condition humaine. Ce que nous avons dit du Dom Carlos de Saint-Réal est vrai aussi pour cette nouvelle, mais Saint-Réal rejoint avec la mort de ses héros l'exaltation baroque, tandis que Mme de Lafayette accentue de plus en plus son pessimisme jusqu'au dénouement.


Extrait d'Henri Coulet, Le roman jusqu'à la Révolution, Armand Colin, 1991, 8e édition, pp.245-246