Benvenuto Cellini - Buste de Bindo Altoviti - 1549
Isabella Stewart Gardner Museum, Boston

Raphaël - Bindo Altoviti
entre 1512 et 1518
National Gallery - Washington

Bindo Altoviti, le personnage burlesque dont la parole creuse et la vénalité sont épinglées par Musset dans la scène II, 4 de Lorenzaccio, a réellement existé mais n'était absolument pas la figure de comédie qu'en a faite Musset, à la suite de George Sand.

Né en 1491 d'une noble famille florentine opposée aux Médicis et installée à Rome, il hérite, à la mort de son père en 1508 (il n'a que dix-sept ans) de la banque familiale qu'il parvient à développer au point de posséder finalement une immense fortune consacrée en partie à un mécénat fastueux. Financier incontournable de la cour pontificale, il est le créancier du pape, des cardinaux, de tous les officiels du Vatican. Après l'élection de Paul III en 1534, il est nommé Dépositaire Général de la Chambre Apostolique.

Il a épousé en 1511 Fiammetta Soderini, l'une des sœurs de Marie Soderini et de Catherine Ginori : il n'est donc pas l'oncle de Catherine, comme elle le dit dans la pièce de Musset, mais son beau-frère.

Républicain dans l'âme, le Bindo historique aide financièrement les bannis de Florence depuis l'avènement du duc Alexandre en 1530, Lorenzo de Médicis après le meurtre d'Alexandre en 1537, puis les survivants de la bataille de Montemurlo entre Côme de Médicis et les Républicains la même année.

Malgré leur haine réciproque, Côme le nomme consul à Rome puis sénateur en 1546. Bindo persiste pourtant à financer l'opposition républicaine conduite par Pierre Strozzi, jusqu'à la bataille de Marciano en 1554, au cours de laquelle la coalition anti-florentine est à nouveau défaite. Cette fois c'en est trop : Côme confisque les biens de Bindo en Toscane, et toute la famille de sa femme Fiammetta est emprisonnée ou exilée. Bindo mourra à Rome deux ans plus tard, en 1556.



Girolamo da Carpi - Bindo Altoviti
non daté - Collection particulière

Humaniste, homme de grande culture, banquier puissant, républicain convaincu, Bindo Altoviti n'a donc rien de la marionnette qu'a ridiculisée Musset et qu'il avait trouvée dans Une Conspiration en 1537 de George Sand :



On frappe. Catterina ouvre la porte à Bindo Altoviti et Giulio Capponi.

CATTERINA

Mon oncle !

Bindo l'embrasse. Maria vient à sa rencontre.

BINDO, bas.

Je viens tenter un nouvel effort sur lui.

MADONNA MARIA

Hélas ! puisse-t-il n'être pas inutile ! Je vous laisse ensemble.

Elle sort avec Catterina.

BINDO

Renzo, je viens vous prier de démentir la ridicule anecdote qui circule sur votre compte ce matin.

LORENZO, à part.

Bon parent ! Nous y voilà ! (Haut.) Et quelle est la chronique ? Fait-elle un peu plus d'honneur à l'esprit de son auteur que toutes celles dont jusqu'ici j'ai été le héros ?

BINDO

On assure que vous avez supporté les insultes de ce valet de la Cour de Rome, ce Valori. On dit même que la seule vue de son épée dirigée contre vous...

LORENZO

Il suffit, mon oncle, l'histoire est assez exacte.

BINDO

Et tu en conviens sans rougir, Lorenzo ?

LORENZO

Sans rougir le moins du monde. En quoi donc suis-je coupable de ne pouvoir surmonter une répugnance toute physique, indépendante du raisonnement et de la volonté ?

BINDO

Tout cela est une feinte odieuse, une lâche adulation. Nous t'avons vu ardent aux idées de gloire, impatient jusqu'à la fureur devant l'ombre d'un affront. Nous t'avons vu même manier le fer avec adresse. Dans ce temps-là, le désir de devenir célèbre était la seule passion qui dévorât ton âme inquiète et sauvage. Notre grand Strozzi prédisait que ton nom vivrait parmi ceux des héros de la liberté. Mais ce séjour à Rome t'a perdu, Lorenzo, et, tu es devenu pire qu'une femme. Tu t'es courbé jusque dans la fange devant le tyran...

LORENZO

Le tyran ! Ce peut être le vôtre. Quant à moi, si je le sers avec soumission, du moins je ne le maudis pas derrière l'abri des murailles. Si j'étais son ennemi, je m'en débarrasserais, sans faire tant de réflexions. Mais pourquoi le haïrais-je ? Il paie mes dettes et rit de mes écarts, au lieu de les poursuivre en pédagogue et de me laisser mourir de faim. Sur mon âme ! J'ai trouvé plus d'indulgence dans le cœur de Tibère que dans celui de tous mes parents.

BINDO

Oh ! Lorenzo ! quelle indulgence ne lasserais-tu point ?

LORENZO

Je crois bien ! Je n'ai plus personne qui me soutienne. Les amis, c'est comme les pierres d'un mur. La première qui se détache entraîne toutes les autres. Que votre honneur reçoive une brèche, chacun y met la main pour l'élargir, et d'une égratignure, ils nous font une plaie. La haine se forme de trois choses : l'envie, la calomnie, le mépris. L'abandon couronne l'œuvre. Aussi l'homme sage se passe d'amis ; parce qu'il sait que ce sont des aveugles, qui saluent l'habit tant qu'il est neuf. S'il se déchire, adieu : l'homme qui est dessous n'est plus rien pour eux et ne doit pas espérer qu'un ami le couvre du coin de son manteau. Allez, vous m'avez appris ce que vaut votre attachement, et vous m'avez par là affranchi de tout devoir envers vous. Vous n'avez donc plus le droit de me demander compte d'une vie que je consacre tout entière au plaisir, le seul traître assez aimable pour se faire pardonner tous ses torts.

BINDO

II y a une rudesse bien amère dans toutes ces métaphores. Mais je n'y ferai pas attention, parce qu'on sait que ta fantaisie est de tout dénigrer et de tout nier. Je suis venu avec la résolution de ne me décourager d'aucune de tes injustes préventions. Il faut que tu nous donnes aujourd'hui une réponse décisive. Tu sais de quoi il est question. Les crimes d'Alexandre ont lassé la patience du peuple. Le complot est près d'éclater. Il ne lui manque qu'un chef, qui convienne à la fois au peuple et aux grands. Voici le représentant de ce brave peuple, qui vient te proposer de sauver la patrie avec nous.

LORENZO, à Capponi.

Et c'est pour cela que Sa populaire Seigneurie a daigné visiter la maison abandonnée du solitaire Lorenzo ?

CAPPONI

De grâce, Messere, laissez aux gens de cour cette feinte humilité et ce faux respect. Je ne suis point un marquis napolitain, mais seulement un bourgeois de Florence. Nous autres, voyez-vous, nous en usons sans tant de façons. Nous laissons aux Espagnols ces grands airs et ces grands titres, qu'ils nous ont apportés avec leur joug odieux. C'est à eux qu'il convient de dégainer la rapière à chaque coin de rue, pour un salut trop léger, ou pour un vous au lieu d'un Monseigneur. La simplicité convient à nos mœurs républicaines, et c'est une suite de la dépravation des Cours que tout cet étalage de sentiments trompeurs et d'embrassades perfides!

LORENZO

Admirable ! Sublime ! Vous avez eu là, Monsieur le représentant du peuple, un très beau mouvement oratoire. Vous êtes républicain dans l'âme, par saint Laurent ! j'aurais dû le deviner à la couleur de votre pourpoint et au peu d'ampleur de votre manteau.

CAPPONI, à Bindo.

Je crois qu'il raille.

BINDO

C'est sa manière accoutumée. N'y faites pas attention et lui exposez votre mission.

CAPPONI

Messere Lorenzo de Médicis, nous aurons tous confiance en votre parole, si vous voulez enfin nous la donner. Il est vrai que votre assiduité auprès du tyran nous avait fait concevoir quelques doutes sur votre dévouement à la cause publique. Mais Messire Altoviti, votre oncle, nous a rassurés, en nous disant que vous n'observez le Duc de si près que pour vous rendre maître de tous ses projets et les déjouer. C'est un but noble et généreux, qui vous rend toute notre confiance. Nous savons bien que vous ne démentirez pas l'illustre sang des Soderini, dont vous sortez, et celui de cette branche des Médicis, qui eut pour souche le grand Cosme et que le peuple, dans son affection, a surnommé Popolani...

LORENZO, bâillant.

Ah ! Laissez ma généalogie, Monsieur de la République. Plus patriote que vous, je ne fais aucun cas du préjugé de la naissance, et je vous trouve fort imprudent de venir confier vos projets au favori d'Alexandre, sur la seule garantie que ce favori est le fils de son père, garantie dont, au reste, l'homme sage devrait toujours se méfier.

BINDO

Votre scepticisme impie me fait rougir de vous, Lorenzo. Ce n'est pas sur ce ton caustique et frivole que vous devriez répondre à des offres aussi sérieuses. Depuis longtemps vous nous laissez dans un doute pénible sur vos véritables sentiments à l'égard d'Alexandre. Songez que, si vous ne prenez enfin un parti, nous vous soupçonnerons d'avoir favorisé le complot, afin de nous trahir, en nous caressant. Songez aussi qu'une nouvelle carrière s'ouvre devant vous et qu'au lieu d'être le courtisan d'un monstre détesté, vous pouvez devenir le chef d'une république puissante.

LORENZO

Le chef d'une république, moi ? Oh ! il y a ici un imbroglio très compliqué. Plaît-il à Vos Seigneuries que je l'éclaircisse pour l'avantage des deux parties ? — Primo, à vous, Seigneur Altoviti, je dirai : que vous aimeriez à placer un homme de votre choix à la tête du gouvernement, que peut-être cette cour opulente et licencieuse choquerait moins vos principes d'économie et d'austérité, si vous y occupiez un rang digne de votre naissance et de votre ambition. Mais vous comptez sur l'appui de la famille Capponi et sur l'assentiment des familles bourgeoises de Florence ; et vous tombez dans une grave erreur, car voici le frère de Niccolo Capponi, dernier gonfalonnier de la république, et vous auriez dû comprendre que lui et les siens ne s'accommoderont jamais du rétablissement de la principauté, puisqu'ils doivent travailler à rétablir une charge à laquelle la popularité de leur nom et d'anciens services leur donnent le droit de prétendre. — Secondo, à vous, Messire Capponi, je dirai : que vous aimeriez le rétablissement du gouvernement populaire, parce que vous en seriez le plus important personnage, et qu'il est doux de sortir d'une obscurité aussi haïe que vantée, parce que, aussi, la vengeance est saine et bienfaisante, et que tout le sang florentin que ceux-ci font répandre, vous autres en laveriez la trace, sur les pavés de notre ville, avec des flots de sang espagnol. Tout cela est fort sagement conçu et très philosophiquement pensé. Mais vous commettez une notable imprudence en comptant sur l'appui des familles patriciennes, qui ne trouveront jamais leur compte à la république, et surtout à la vôtre, car vous voyez ici le Seigneur Altoviti, qui ne me met en avant que pour écarter les prétentions de son autre neveu, Cosme de Médicis. Ce rival éloigné, l'exclusion de l'insensé Lorenzaccio serait bientôt votée, et je ne vois personne qui s'accommoderait mieux du sceptre ducal que le Seigneur Altoviti lui-même. — Et à vous deux, tertio, je donnerai un conseil de prudence et de raison : c'est de ne point trop compter sur le peuple, et de vous rappeler la conjuration des Pazzi, qui, pour prix de la mort des Tyrans, furent portés pièce à pièce au bout des piques, tandis que ce grand peuple, dont ils avaient voulu consommer la délivrance, couvrait de boue leurs lambeaux palpitants. Croyez-moi, mettez un frein à cette inquiète ambition qui vous tourmente et ne la couvrez point tant du manteau de la philanthropie. Car, à voir les hommes comme ils sont, personne ne peut vous croire. Telles sont les humbles représentations de votre serviteur qui vous baise les mains.

BINDO

Arrête ; nous sommes venus t'offrir un parti avantageux, et tu réponds par l'outrage. Tu nous feras amende honorable ou tu nous rendras raison.

LORENZO

Point, mon oncle, je ne suis pas né spadassin. Prenez-vous en à Dieu, qui ne m'a pas fait brave. Je conçois qu'il vous serait avantageux, maintenant que votre secret est dans mes mains et que vous avez peur, de vous débarrasser de moi. Mais calmez-vous, et profitez du conseil qu'un fou peut donner.

CAPPONI

Vous m'avez insulté personnellement. Mais j'ai pitié de votre pusillanimité. Seulement, souvenez-vous bien que si vous trahissez...

LORENZO

Point de menace. Vous froissez mon pourpoint et ne m'effrayez guère. Faites pour le peuple ce qu'il vous plaira. Je ne ferai rien. Je hais les hommes, et plus ils sont grossiers, plus je les méprise. Je n'ai pas d'intérêt à les caresser, parce que je ne veux rien d'eux. En refusant la popularité, je suis plus franc et plus brave que vous. Allez, pour faire une conspiration, il ne faut que deux choses : un homme et un poignard. Laissez mon pourpoint, vous dis-je. C'est de l'étoffe de vos magasins, peut-être, et vous voulez me forcer d'en acheter un neuf. Il me paraît que vous vous entendez mieux aux affaires de votre boutique qu'à celles de l'État. Vous êtes bien imprudent d'impatienter de la sorte un homme que vous craignez.

BINDO

C'en est trop, lâche, fanfaron, chien de cour !

UN PAGE, annonçant:

Le Duc.

CAPPONI ET BINDO, atterrés.

Nous sommes trahis !

LORENZO les contemple avec ironie, puis s'avance à la rencontre d'Alexandre.

D'où me vient une faveur si grande que mon maître daigne venir visiter son serviteur ?

LE DUC

Tu t'es trouvé malade, ce matin, au Palais, et j'étais pressé, Lorenzino, de m'assurer que cet événement n'avait pas eu de suites.

LORENZO

C'est trop de bontés ! La gracieuse visite de Votre Altesse m'est d'autant plus favorable qu'elle me fournit l'occasion de lui présenter deux citoyens de cette ville, également empressés de lui offrir leurs humbles hommages. L'un est mon oncle, Bindo Altoviti, qui regrette que son long séjour à Naples ne lui ait pas permis plus tôt de se prosterner devant Votre Altesse. L'autre est Messire Giulio Capponi, qui venait me prier de l'introduire devant Elle, afin qu'il pût mettre à ses pieds les protestations de dévouement et de fidélité de sa bonne ville de Florence.

LE DUC

En vérité ? Cet hommage de deux sujets, que j'avais soupçonnés de favoriser tacitement la rébellion, me serait agréable, s'il était bien sincère.

LORENZO

Que Votre Altesse n'en doute point. Ces deux fidèles sujets voulaient, aujourd'hui même, lui être présentés, afin de désavouer toute participation à la sédition qui a éclaté ce matin et dont ils ont vu avec joie le juste châtiment. (A Bindo et à Capponi.) Que la présence inattendue d'un si grand prince dans cette humble maison ne vous frappe point ainsi de crainte et d'émotion. Dites-lui que j'ai été le fidèle interprète de vos sentiments intimes.

BINDO, troublé.

En effet, Votre Altesse doit croire que mon neveu...

LE DUC

Fort bien. Nous sommes contents de voir un allié de notre maison faire les premiers pas vers nous, et nous le prions d'accepter la direction de notre prochaine mission à notre royal beau-père, l'empereur Charles V.

BINDO, s'incline profondément.

C'est un honneur dont je sens tout le prix et Votre Altesse peut compter sur ma fidélité.

LE DUC.

Il suffit. Quant à vous, Messere Capponi, nous savons que votre influence est grande. Nous vous engageons à la faire servir à notre profit. Ce sera aussi le vôtre. Car nous vous offrons, si vous y parvenez, l'exemption de toute contribution présente et future, pour vous et toute votre famille.

CAPPONI

Ah ! Messire prince, c'est trop de bontés ! Vous êtes... Votre Seigneurie est un grand prince.

LE DUC

Tous ceux que j'ai enrichis me l'ont dit. Que ma présence ici ne vous retienne pas plus longtemps.

CAPPONI

Oh ! nous resterons avec plaisir..

LORENZO, à Capponi.

Cela signifie qu'il est temps de vous retirer.

Bindo entraîne Capponi et le force à s'incliner à plusieurs reprises, ce dont il s'acquitte fort gauchement.

LE DUC, à ses écuyers qui gardent les issues

Laissez passer ces deux personnes.

Lorenzo le suit des yeux avec préoccupation.

LE DUC

Voyez ce marchand grossier et ce noble perfide, l'un cupide, l'autre vain ! Quelle odeur de trahison, quelle puanteur de peuple ils ont laissées ici ! Ouvre les fenêtres, Renzo ; je crois toujours sentir ce plébéien m'envoyer son haleine à la figure, tout en me jetant son vous à la tête !


Une comparaison rapide avec la scène correspondante chez Musset fait apparaître un certain nombre de similitudes, mais surtout beaucoup plus de différences :

A défaut de respecter l'historicité du personnage de Bindo Altoviti, il en a donc réussi l'esquisse, en lui faisant rejoindre la cohorte des fantoches dont les gesticulations lamentables intoduisent dans ses pièces une fantaisie fort bien venue.




© Agnès Vinas